â En certains moments historiques oĂč la stupĂ©faction devant lâhorreur dâune guerre dâagression nous lie de facto au camp de lâagressĂ©, il nâest jamais vain de chercher notre voie â celle de la nĂ©cessaire raison critique â dans nos archives de mĂ©moire. Ce texte datant de 1977 de Santiago Parane â pseudonyme de Louis Mercier (1914-1977), Ă qui nous avions consacrĂ©, il y a vingt ans de cela, un numĂ©ro thĂ©matique dâĂ contretemps â nous aide, pensons-nous, Ă rĂ©affirmer certains principes : penser avec sa propre tĂȘte contre les entreprises de dĂ©sinformation et de propagande de tout bord, mais aussi comprendre quâ « une seule vĂ©ritĂ© est Ă©clatante : nul ne fera notre jeu si nous ne le menons nous-mĂȘmes ».â Ă contretemps.
Le mouvement anarchiste se montre particuliĂšrement discret dans ses analyses des relations et des conflits internationaux. Ses publications pĂ©riodiques ou ses livres ne traitent que rarement, ou trĂšs circonstanciellement, des problĂšmes de politique Ă©trangĂšre. Il existe certes un certain nombre de principes gĂ©nĂ©raux â contre tous les impĂ©rialismes, contre les nationalismes, contre la guerre, contre les armements â, rituellement rĂ©pĂ©tĂ©s, qui planent quelque peu au-dessus des Ă©vĂ©nements, des tensions ou des guerres lointaines. Cette rĂ©pĂ©tition Ă©conomise lâobservation des faits et leur interprĂ©tation, plutĂŽt quâelle nây invite.
Ce silence et ces généralités, présentent un danger sérieux, celui de voir le quotidien, fait de désinformation et de propagande, modeler progressivement les réactions des militants et conduire à ce que leur comportement pratique face à des situations de fait diffÚre de leur convictions affichées, ou les contredise.
Le piĂšge du choix, identique en fin de compte Ă celui qui fonctionne si souvent pour les questions sociales, rĂ©side dans lâexploitation des sentiments pacifistes et internationalistes Ă des fins guerriĂšres ou impĂ©rialistes. Il nâest pas question dâappeler les libertaires Ă sâengager dans une lutte entre rĂ©gimes dâexploitation ou entre Ătats visant Ă lâhĂ©gĂ©monie rĂ©gionale ou mondiale. Il est plus intelligemment, et plus utilement, fait appel aux sentiments anti-autoritaires, aux convictions antitotalitaires, aux nĂ©cessitĂ©s de la dĂ©fense de conquĂȘtes ouvriĂšres, de libertĂ©s acquises. De mĂȘme quâau nom des valeurs dont se sert la « gauche », il est demandĂ© non de participer aux rĂšgles parlementaires, mais dâempĂȘcher â par le vote â le triomphe dâun candidat de « droite ». Ou de faire bloc avec ceux qui dĂ©fendent le « progrĂšs » contre ceux qui sâaccrochent aux privilĂšges du passĂ©.
Le procĂ©dĂ© donne des rĂ©sultats. Il faut reconnaĂźtre quâil nâest souvent pas besoin de le mettre au point du dehors ; il surgit spontanĂ©ment, au sein mĂȘme des milieux anarchistes. Ainsi le Manifeste des Seizeen 1914.
La prise de position des Kropotkine, Grave, Malato, Mella ou Moineau nâest pas exceptionnelle, ni conditionnĂ©e par une situation unique. On la retrouvera, sous un autre langage, en dâautres conjonctures, en 1936 en Espagne et en 1939 â comme on pourrait la dĂ©tecter aujourdâhui mĂȘme.
Tout au long de la guerre civile espagnole, en effet, lâidĂ©e dâun « camp dĂ©mocratique » favorable Ă la RĂ©publique a Ă©tĂ© dĂ©fendue, propagĂ©e, par les adversaires de la rĂ©volution sociale â rĂ©publicains bourgeois et staliniens â, mais elle a pĂ©nĂ©trĂ© jusque dans nos rangs. Et elle sây est maintenue. Sans discussion. Dans lâĂ©quivoque.
Ainsi, dĂšs le dĂ©but de la Seconde Guerre mondiale, un homme de la taille de Rudolf Rocker a pu parler du Commonwealth britannique comme dâune « communautĂ© de peuples libres »… Mais remarquons quâentre les affirmations pacifistes, ce cri jetĂ© sans aucune considĂ©ration pour les donnĂ©es ou les perspectives de la rĂ©alitĂ© visible â le tract lancĂ© par Louis Lecoin « Pour une paix immĂ©diate » en fournit un modĂšle â, et les plaidoiries justificatrices de ceux qui se rallient Ă un camp, il existe surtout un immense no manâs land dâignorance et de sclĂ©rose mentale.
MalgrĂ© les nombreuses expĂ©riences, la somme de connaissances acquises et entrĂ©es dans notre mĂ©moire collective est maigre. Il y eut, pendant la guerre 14-18 des manifestations de la pensĂ©e et de lâaction anarchistes qui tĂ©moignĂšrent de la luciditĂ© et du courage des compagnons. Il y eut Zimmerwald et cent exemples de la prĂ©sence libertaire. De 1939 Ă 1945, il nây eut pas grand-chose qui ressemblĂąt Ă cette tĂ©nacitĂ© audacieuse et prometteuse. Ă quelques exceptions prĂšs. Lâune collective : lâĂ©quipe de War Comentary Ă Londres. Les autres, individuelles ou Ă partir de petits noyaux, celui de LâAdunata dei Refrattari Ă©tant le plus solide. Le reste bascula dans lâillusion sanglante, le silence ou lâaccommodement.
En pleine guerre, sous les bombes, lâeffort de connaissance des Ă©diteurs de War Comentary â succĂ©dant Ă Spain and the World â ne cesse pas. Avant toute chose, il sâagit de ne pas se laisser entraĂźner par les torrents de mensonges, accompagnement naturel des haines et des combats. Un effort qui pourtant ne sâimagine pas triomphant. Tout est difficile, lent, incertain, prĂ©caire. Marie-Louise Berneri â qui, avec Vernon Richards et lâĂ©quipe de Freedom Press, anime le journal â le dit explicitement : « Nous ne pouvons bĂątir avant que la classe ouvriĂšre ne se dĂ©barrasse de ses illusions, de son acceptation des patrons et de sa foi dans les chefs. Notre politique consiste Ă lâĂ©duquer, Ă stimuler ses instincts de classe et Ă enseigner des mĂ©thodes de lutte. Câest une tĂąche dure et longue, mais Ă ceux qui prĂ©fĂšrent des solutions plus simples, comme la guerre, nous soulignerons que la grande guerre mondiale qui devait mettre un terme Ă la guerre et sauver la dĂ©mocratie, nâa produit que le fascisme et une nouvelle guerre ; que la guerre prĂ©sente provoquera sans nul doute dâautres guerres, tout en laissant intacts les problĂšmes fondamentaux des travailleurs. Notre façon de refuser de poursuivre la tĂąche futile de rapiĂ©cer un monde pourri, et de nous efforcer dâen construire un neuf, nâest pas seulement constructive, elle est la seule solution. [1] »
Il ne sâagit pas dâincantations Ă la paix, mais de suivre lâactualitĂ© et dâen extraire chaque jour la leçon, de dĂ©noncer les bourrages de crĂąne, de rappeler par des exemples immĂ©diats et Ă©vidents que la Grande-Bretagne est un empire qui rĂšgne sur des peuples esclaves, que les Ătats-Unis vont mettre Ă profit leur entrĂ©e en guerre pour Ă©tendre leur aire de puissance, que la Russie soviĂ©tique est un totalitarisme qui Ă©crase prolĂ©tariat, paysannerie et peuples ; que les mots perdent tout sens quand un Tchang KaĂŻ-chek, tyran hier, devient grand dĂ©mocrate le lendemain…, que les idĂ©ologies couvrent des intĂ©rĂȘts indĂ©fendables. « Ne nions pas que… lâopinion amĂ©ricaine, et peut-ĂȘtre Roosevelt lui-mĂȘme, nâexprime pas une vĂ©ritable sympathie pour les dĂ©mocraties. Lâopinion des masses â ou plutĂŽt ce que la presse leur fait croire â nâa rien de commun avec les intĂ©rĂȘts combinĂ©s des capitalistes et des impĂ©rialistes qui dĂ©terminent la conduite du pays. Mais on doit reconnaĂźtre que ces intĂ©rĂȘts ont tout Ă gagner dans une guerre europĂ©enne. [2] »
Cette volontĂ© de continuer Ă voir clair, de penser avec sa propre tĂȘte, va se manifester pour dire, exposer, propager les vĂ©ritĂ©s crues. Par des publications, mais aussi par des tracts distribuĂ©s aux soldats, ce qui donnera lieu Ă procĂšs. Par une correspondance qui devra se faufiler dans la masse Ă©paisse des censures et des contrĂŽles, avec les isolĂ©s, les rescapĂ©s, les tenaces de quatre coins du monde â et qui sont lâInternationale.
Sans doute la tradition anglaise fournissait encore, restes sans cesse grignotĂ©s du libĂ©ralisme dâexpression, un terrain plus favorable Ă cette affirmation et Ă cette recherche anarchistes quâen des pays entiĂšrement militarisĂ©s ou soumis Ă un rĂ©gime de police toute-puissante. Mais ces possibilitĂ©s sont exploitĂ©es Ă fond, et non pas escamotĂ©es en attendant des jours sans problĂšmes. Comme, ailleurs, lâillĂ©galitĂ© et la clandestinitĂ© sâadaptent et rĂ©pondent Ă la loi et Ă la rĂ©pression. Lâargument ne tient pas, quand il est avancĂ©, que ces libertĂ©s doivent ĂȘtre dĂ©fendues en se mettant Ă la disposition dâun pouvoir qui sâingĂ©nie Ă les rĂ©duire. Ce qui est Ă noter, câest que, dans les pays dictatoriaux, nombre dâĂ©lĂ©ments de rĂ©sistance ont agi en liaison avec des services dâĂtat « ennemis » en vue de participer Ă lâeffort de guerre de lâautre camp, et non pour des objectifs propres.
Câest lĂ que sâĂ©tablit la diffĂ©rence fondamentale, pour les anarchistes, entre lâaction favorisant le triomphe dâune coalition contre lâautre, et celle qui correspond Ă des buts de libĂ©ration sociale. DiffĂ©rence qui Ă©tait sensible en Italie, en France, aussi bien que dans les pays dits « neutres » â comme en AmĂ©rique latine â, lĂ oĂč les grĂšves Ă©taient soutenues, dĂ©clenchĂ©es ou condamnĂ©es non par rapport aux intĂ©rĂȘts de la classe ouvriĂšre, mais suivant le critĂšre du « bon » ou du « mauvais » bĂ©nĂ©ficiaire sur le plan international.
Il existe, en dĂ©pit des situations locales parfois trĂšs complexes, un fil conducteur : câest la guerre sociale que nous menons, et non la guerre entre nations ou entre blocs. Les « forces de libĂ©ration » ne sây tromperont pas en Italie â 1944 â quand les autoritĂ©s militaires nord-amĂ©ricaines autoriseront la parution de toutes les publications de toutes les tendances « antifascistes », sauf les journaux anarchistes. De mĂȘme que, dans le port de Buenos Aires, les staliniens sâopposeront aux mouvements revendicatifs dĂšs lors que la production des entreprises intĂ©ressĂ©es Ă©tait destinĂ©e au ravitaillement des alliĂ©s â ennemis la veille â de lâURSS.
Reconnaissons que nous ne possĂ©dons pas de doctrine Ă©prouvĂ©e. Nos « ancĂȘtres » ne nous aident guĂšre.
Dans la logique marxiste, et pour ce qui concerne la politique internationale, il existe la mĂȘme croyance dans le caractĂšre « progressif » de lâexpansion capitaliste dans le monde â Ă©tape inĂ©vitable pour que soient rĂ©unies les conditions nĂ©cessaires Ă la victoire du prolĂ©tariat â que pour le dĂ©veloppement Ă©conomique des nations. MiklĂłs MolnĂĄr rĂ©sume fort bien cette thĂ©orie : « Si le progrĂšs rĂ©alisĂ© par la bourgeoisie conquĂ©rante grĂące au dĂ©veloppement de ses forces productives est lâĂ©talon universel pour mesurer les peuples, leur place au soleil et la lĂ©gitimitĂ© de leurs revendications nationales, il est tout aussi impossible de se placer aux cĂŽtĂ©s des peuples âasiatiquesâ quâaux cĂŽtĂ©s des âsous-dĂ©veloppĂ©sâ du Vieux Continent. Autrement dit, si Marx et Engels avaient voulu adopter un concept anticolonialiste… ils auraient dĂ» lâĂ©laborer au sujet des peuples opprimĂ©s dâEurope Ă©galement et vice-versa. Faute de se placer sur le terrain de lâautodĂ©termination sans discrimination, ils sâenferment dans le carcan de leur vision matĂ©rialiste et, dirait-on ÂŹaujourdâhui, âproductivisteâ du monde. Dans une position idĂ©ologique, donc ? Pas du tout, puisquâil sâagit dâune idĂ©ologie fondĂ©e sur une analyse de la rĂ©alitĂ© et qui se voulait scientifique. Ce nâest pas un vĆu, un programme, un idĂ©al que Marx et Engels prĂ©tendaient exprimer par leurs thĂšses, mais bien la tendance gĂ©nĂ©rale du dĂ©veloppement historique. [3] »
Il y aurait quelque cruautĂ© Ă rappeler Ă nos bons similiÂŹ-marxistes dâaujourdâhui qui se portent au secours des colonisĂ©s ou nĂ©o-colonisĂ©s (sauf quand il sâagit de colonies soviĂ©tiques) les positions de leurs maĂźtres Ă penser (il leur reste des maĂźtres, mais pas de pensĂ©e). MolnĂĄr le rappelle : « … le contenu moral du colonialisme, son infamie et sa stupiditĂ© nâinfirment pas aux yeux de Marx sa nĂ©cessitĂ© en tant que processus historique global. Quelque dĂ©testables que soient les motifs et les mĂ©thodes de colonisation britanniques, ils accomplissent une tĂąche historique somme toute progressiste » [4].
CĂŽtĂ© Bakounine, le raisonnement est inverse : « La conquĂȘte faite par les nations civilisĂ©es sur les peuples barbares, voilĂ leur principe. Câest lâapplication de la loi de Darwin Ă la politique internationale. Par suite de cette loi naturelle, les nations civilisĂ©es Ă©tant ordinairement les plus fortes doivent ou bien exterminer les populations barbares ou bien les soumettre pour les exploiter, câest-Ă -dire les civiliser. Câest ainsi quâil est permis aux AmĂ©ricains du Nord dâexterminer peu Ă peu les Indiens ; aux Anglais dâexploiter les Indes orientales ; aux Français de conquĂ©rir lâAlgĂ©rie ; et enfin aux Allemands de civiliser, nolens volens, les Slaves de la maniĂšre que lâon sait. [5] »
Mais si lâexamen des relations entre Russie, Allemagne et Pologne donne lâoccasion Ă Bakounine de conclure de maniĂšre tout Ă fait opposĂ©e aux opinions de Marx, le premier considĂ©rant lâAllemagne comme lâĂtat le plus portĂ© Ă lâexpansion et le second estimant que la Russie tsariste est destinĂ©e Ă sâĂ©tendre par la nature mĂȘme de son rĂ©gime retardataire et absolutiste, il nâen reste pas moins que, pour le Russe, câest le problĂšme de lâĂtat qui est essentiel. « LâĂtat moderne ne fait que rĂ©aliser le vieux concept de domination […] qui aspire nĂ©cessairement, en raison de sa propre nature, Ă conquĂ©rir, asservir, Ă©touffer tout ce qui, autour de lui, existe, vit, gravite, respire ; cet Ătat […] a fait son temps. [6] »
Ici, dĂ©jĂ , le principe Ă©touffe les analyses dĂ©taillĂ©es. Il nâest pas sĂ»r quâil soit suffisant pour dominer les entraĂźnements de la passion
On ne peut mieux rĂ©sumer une certaine mentalitĂ© qui rĂ©gnait dans les rangs de lâĂ©migration cĂ©nĂ©tiste en France quâen citant la rĂ©ponse faite en novembre 1944 Ă lâUnion nationale espagnole (UNE) â fabrication du PC espagnol â, qui, lors dâun congrĂšs tenu Ă Toulouse, avait dĂ©cidĂ© dâĂ©viter de nouvelles effusions de sang en Espagne : « Magnifique dĂ©claration avec laquelle nous sommes totalement dâaccord. Mais pourquoi dit-on aux Anglais une chose et une autre totalement diffĂ©rente aux Français et aux Espagnols rĂ©fugiĂ©s en France ? Pourquoi les porte-parole de lâUNE appellent lĂąches les exilĂ©s espagnols qui se refusent dâentrer dans les rangs de leurs guĂ©rillas qui prĂ©tendent reconquĂ©rir lâEspagne lâarme au poing ? Câest nous qui portons le drapeau de lâunitĂ© de tous les Espagnols amants de la libertĂ© et de la RĂ©publique. Câest nous qui, dans un Front populaire, avons dĂ©fendu la RĂ©publique, une RĂ©publique que lâUNE considĂšre morte. Câest nous qui disons aux Anglais, aux AmĂ©ricains, aux Russes et Ă tous les peuples dĂ©mocratiques du monde â et trĂšs particuliĂšrement aux Espagnols exilĂ©s en France â que lâon doit tenter de libĂ©rer lâEspagne en Ă©vitant une nouvelle tuerie cruelle entre Espagnols. [7] »
Que dâillusions, que de vaines et gloriolantes espĂ©rances, quel manque de connaissance des motivations qui dĂ©terminaient la politique des Ătats « dĂ©mocratiques ». Le livre de JosĂ© Borras dont nous avons extrait cette citation abonde en enfantillages de ce type et en guimauve littĂ©raire, en lieu et place dâune difficile mais indispensable analyse des conjonctures politiques internationales. La garde est baissĂ©e devant la froide dĂ©termination des Ătats, Ă©goĂŻstes par nature. AprĂšs les dĂ©sillusions, inĂ©vitables, viendront les aventures lancĂ©es Ă coups de jeunes, Ă coups de morts et dâarrestations, un prix aussi mal calculĂ© que lâĂ©tait la croyance en des gouvernements bourgeois dĂ©mocratiques animĂ©s⊠des meilleures intentions.
Car le mouvement libertaire espagnol, du moins dans ce quâil dĂ©clare officiellement, nâa rien appris de ce que vaut « lâantifascisme » national ou international : « Une des constantes qui ont nettement marquĂ© le comportement politique des partis et organisations exilĂ©s a Ă©tĂ© de croire â et de faire croire â que si les antifascistes espagnols perdirent la guerre civile et sâils ne sont pas encore parvenus Ă abattre la dictature franquiste, la faute en est aux puissances Ă©trangĂšres. [8] »
Sâagit-il dâune interprĂ©tation particuliĂšre, marquĂ©e par les circonstances propres au conflit ibĂ©rique ? Il ne le semble pas, car nous retrouvons ce raisonnement, non plus Ă chaud, mais comme expression naturelle dâun courant de pensĂ©e, chez nombre de militants, et Ă propos dâautres guerres. Ainsi, sous la plume dâun excellent militant asturien, RamĂłn Ălvarez, quand il parle dâEleuterio Quintanilla, organisateur et propagandiste anarchiste du premier tiers du XXe siĂšcle : « Tant que la guerre ne se manifesta pas par le choc brutal des armĂ©es sur les champs de bataille transformĂ©es en tombes gigantesques, de jeunes gens qui avaient rĂȘvĂ© dâune âbelle Ă©poqueâ prolongĂ©e, Quintanilla se dĂ©chaĂźna contre la guerre. Il nâignorait pas que les tueries collectives ont toujours assurĂ© le salut du capitalisme, coĂŻncidant chronologiquement avec les cycles de crises Ă©conomiques, rĂ©sultats des inĂ©vitables contradictions dâun systĂšme social basĂ© sur lâexploitation et le profit. Une fois mortes les illusions reposant sur un internationalisme trop jeune pour ĂȘtre enracinĂ© dans la conscience civique â bien quâil doive constituer la premiĂšre aspiration dâun idĂ©aliste sincĂšre â, Quintanilla dĂ©cida rapidement de dĂ©fendre le camp occidental, car il reprĂ©sentait une plus grande somme de libertĂ©s, oĂč Ă©tait possible lâensemencement rĂ©volutionnaire. Alors que la victoire du kaiserisme aurait signifiĂ© un recul sensible, dont les consĂ©quences seraient retombĂ©es de prĂ©fĂ©rence sur les couches les plus pauvres de chaque nation. [9] »
Dans la plupart des cas, le choix dâun camp est dĂ©terminĂ© par le sentiment dâimpuissance chez le militant. Demeurer en dehors de lâaffrontement public majeur lui semble lâexclure de toute action, de toute existence. Or, il ne sâagit pas dâĂȘtre neutre, mais de refuser les rĂšgles dâun jeu qui nâest pas le sien. Câest le choix dâun camp qui fait disparaĂźtre sa personnalitĂ© propre. Son engagement signifie son suicide en tant que militant anarchiste.
Que les circonstances lâobligent Ă se trouver insĂ©rĂ©, en uniforme ou en civil, dans les appareils de lâune des parties belligĂ©rantes, ne lâengage pas. Ce serait sa justification de ce quâil nâa pas le pouvoir dâĂ©viter qui le mettrait hors du combat social. Câest Ă partir de cette â de sa â situation de fait, non choisie, quâil peut commercer â ou continuer â dâagir. Pour agir, il doit travailler Ă suivre et Ă comprendre les Ă©vĂ©nements, tĂąche peu aisĂ©e mais possible. De mĂȘme quâil doit connaĂźtre le milieu oĂč il se trouve placĂ©, pour en saisir la diversitĂ© et les contradictions. Tous Ă©lĂ©ments de connaissance qui lui serviront, dans lâimmĂ©diat ou dans le temps. Les aspects sociaux dâun conflit, dâune tension, dâune guerre ne sont jamais absents longtemps. Non plus que les rĂ©actions individuelles. LĂ est son terrain.
Quant Ă la sempiternelle considĂ©ration que tout acte, tout sentiment exprimĂ©, toute attitude font le jeu de lâun ou lâautre antagoniste, elle est sans nul doute exacte. Le tout est de savoir sâil faut disparaĂźtre, se taire, devenir objet, pour la seule raison que notre existence peut favoriser le triomphe de lâun sur lâautre. Alors quâune seule vĂ©ritĂ© est Ă©clatante : nul ne fera notre jeu si nous ne le menons nous-mĂȘmes.
Ne pas vouloir participer aux opĂ©rations de politique internationale, dans lâun des camps en lutte, ne signifie pas quâil faille se dĂ©sintĂ©resser de la rĂ©alitĂ© de ces opĂ©rations, de ces formes de guerre permanente prenant les aspects les plus variĂ©s â commerciales, politiques, militaires â, de ces stratĂ©gies. Oublier que les Ătats-Unis, par vocation et volontĂ© de puissance, sont partout prĂ©sents dans le monde, veulent assurer la dĂ©fense et la garantie de leur mĂ©tropole qui dĂ©pend dâun ravitaillement de nature intercontinentale ; oublier les tendances Ă lâhĂ©gĂ©monie mondiale de lâUnion soviĂ©tique ; oublier la capacitĂ© expansionniste de la Chine ; oublier que les poussĂ©es dâindĂ©pendance qui secouent lâAfrique, lâAsie et lâAmĂ©rique latine sont Ă la fois volontĂ©s populaires, surgissements de nouvelles classes dirigeantes et pions des rivalitĂ©s entre grandes puissances, câest se condamner Ă donner dans tous les panneaux. Câest au contraire par le tri continu des Ă©lĂ©ments dĂ©cisifs entre manĆuvres de type nationaliste ou impĂ©rialiste et courants de libĂ©ration authentiques que la critique libertaire peut et doit sâexercer si elle veut ĂȘtre instrument de connaissance et de combat.
Or, Ă chaque fois que le militant prend position, avec lâespoir dâoccuper une place dans la « marche de lâhistoire », ou quâil refuse de manifester son soutien Ă une poussĂ©e sociale par souci de ne pas favoriser une autoritĂ© gouvernementale, il erre ou perd toute existence. Il faut se rappeler Ă ce propos lâattitude dâintellectuels libertaires italiens estimant « progressiste » la liquidation de la fĂ©odalitĂ© tibĂ©taine par lâArmĂ©e rouge chinoise (Ă quoi il Ă©tait possible â aussi absurdement â de mettre en parallĂšle le rĂŽle moderniste de la conquĂȘte mussolinienne de lâAbyssinie). Ou encore les rĂ©ticences de milieux anarchistes français lors de lâinsurrection hongroise de 1956, dans laquelle ils voyaient la main de la propagande nord-amĂ©ricaine. Plus tard, la critique des mĂ©thodes dictatoriales castristes fut assimilĂ©e Ă la dĂ©fense de lâimpĂ©rialisme yankee. Et plus rĂ©cemment nous avons pu lire dans un journal anarcho-syndicaliste norvĂ©gien une dĂ©fense inconditionnelle du MPLA dâAngola.
Ce sont exemples non de clairvoyance, mais de soumission aux artifices des propagandes, dâabsence dâinformation directe ou de travail dâanalyse. Exemples de lâinutilitĂ© des principes si ceux-ci ne sont pas constamment nourris et vĂ©rifiĂ©s par lâeffort de connaissance.
Par contre, lĂ oĂč nous trouvons des alliĂ©s naturels, lĂ oĂč surgissent des forces sur le plan social qui brisent le faux dilemme des blocs bons ou mauvais, nous ne sommes ni assez vigilants ni assez solidaires. Du moins en tant que mouvement, car fort heureusement, individus, noyaux et initiatives agiles nâont jamais manquĂ©. Il va sans dire que nos alliĂ©s naturels ne sont pas, dans les pays de lâEst, les services nord-amĂ©ricains, ni, en AmĂ©rique, les hommes du KGB. Mais rĂ©duire la comprĂ©hension des situations nationales et la complexitĂ© des rapports internationaux Ă ces cirques â comme il est aisĂ© et courant de le faire â serait lamentable pour des militants rĂ©tifs par principe aux sortilĂšges manipulĂ©s desmass media.
Si nos alliĂ©s naturels se trouvent parmi ceux dâen bas qui, sous des formes infiniment variĂ©es luttent ou se dĂ©fendent dans les entreprises ou dans les quartiers populaires des villes ou des burgs bulgares, cubains ou sud-africains, russes ou chinois, argentins ou nord-amĂ©ricains, ou Ă Hong Kong ou au Japon, nos ennemis non moins naturels sont les systĂšmes et les rĂ©gimes qui les dominent, les exploitent ou les rĂ©priment. De mĂȘme que nos prĂ©occupations portent sur lâĂ©valuation des rĂ©sultats des mille formes de rĂ©sistance aux conflits â non pas thĂ©oriques, mais rĂ©els â, câest-Ă -dire sur la façon de savoir, par exemple, si les dizaines de milliers de dĂ©serteurs ou de rĂ©fractaires nord-amĂ©ricains ont accĂ©lĂ©rĂ© la liquidation de la guerre au Vietnam â ce qui ne nous place nullement Ă la traĂźne ni aux ordres du gouvernement de HanoĂŻ.
Ă regarder de prĂšs, nous ne sommes pas absents du combat si nous menons le nĂŽtre tout en connaissant et en dĂ©voilant celui des autres. Nous dirions mĂȘme que notre combat dĂ©pend Ă©troitement de la connaissance de celui des autres. Les chausse-trapes se prĂ©parent Ă©videmment bien Ă lâavance. Pour ne pas y tomber, nos gĂ©nĂ©ralitĂ©s prĂ©ventives ne sont pas suffisantes. Il nous faut dĂšs maintenant apprendre Ă dĂ©tailler : antagonisme-collaboration entre Ătats-Unis et URSS, eurocommunisme, libĂ©rations du type angolais, Ă©thiopien ou cambodgien, dĂ©mocratie Ă la japonaise, etc. Des dĂ©tails qui nous renforceront dans notre hors-jeu international et notre possible action internationaliste.
Santiago PARANE
Interrogations, n° 11, juillet 1977, pp. 3-13.
Source: Acontretemps.org