Le film dâAndrĂ© Cayatte, sorti il y a cinquante ans, retraçait la trajectoire de Gabrielle Russier, professeure condamnĂ©e pour avoir entamĂ© une liaison avec lâun de ses Ă©lĂšves.
«Si les gens de cinĂ©ma voient dans Cayatte un avocat, les gens de robe le prennent pour un cinĂ©aste.» Câest par ces mots charmants quâun critique des Cahiers du CinĂ©ma nommĂ© François Truffaut accueillit la sortie de Mourir dâaimer, le vingt-cinquiĂšme long-mĂ©trage du rĂ©alisateur, sorti il y a tout juste cinquante ans. Cet avocat de formation, nĂ© en 1909, a entamĂ© dĂšs 1942 une carriĂšre de cinĂ©aste, enchaĂźnant les films jusquâen 1978.
Les rĂ©alisations de Cayatte sont gĂ©nĂ©ralement dĂ©crites comme des «films Ă thĂšse», maniĂšre passive-agressive de pointer du doigt leur manque de style. Mourir dâaimer nâĂ©chappe pas Ă la rĂšgle: narrĂ© sous forme de retour en arriĂšre, le film prend la forme dâun gigantesque interrogatoire, celui de GĂ©rard Leguen. Ce lycĂ©en revient alors sur les circonstances de sa rencontre avec DaniĂšle GuĂ©not, une professeure de lettres de son lycĂ©e.
Ce nâest pas le genre de Cayatte de sâattarder sur le dĂ©sir, les sentiments. Peu intĂ©ressĂ© par ces questions-lĂ , sans doute un peu pudique aussi, le rĂ©alisateur ne sâattarde guĂšre sur le rapprochement entre GĂ©rard et DaniĂšle, de quinze ans son aĂźnĂ©e. Mourir dâaimer sâen tient aux stricts faits: dans lâatmosphĂšre surchauffĂ©e des manifestations de Mai 1968, lâenseignante a fait comprendre au lycĂ©en quâelle avait le bĂ©guin pour lui, et ce dernier a fini par exprimer des sentiments similaires.
Autant quitter le prisme fictionnel pour raconter la suite, puisquâen rĂ©alitĂ©, DaniĂšle GuĂ©not sâappelle Gabrielle Russier, nĂ©e en 1937 Ă Paris. Câest Ă Marseille, en 1967, quâelle a rencontrĂ© le jeune Christian Rossi, nĂ© en 1952. Au lycĂ©e Saint-ExupĂ©ry, oĂč elle enseigne, tout le monde sâaccorde Ă dire quâelle est une professeure formidable et impliquĂ©e. Câest vers la fin de lâannĂ©e de seconde de Rossi que leur liaison dĂ©bute.
Abus dâautoritĂ©
De nos jours, en France, on estime quâune personne ĂągĂ©e de plus de 15 ans est apte Ă donner son consentement Ă©clairĂ©. Les articles 227-25 Ă 227-27 du code pĂ©nal prĂ©cisent notamment que la situation est diffĂ©rente lorsque «les atteintes sexuelles sans violence, contrainte, menace ni surprise» sont commises par «un ascendant ou par toute autre personne ayant sur la victime une autoritĂ© de droit ou de fait», ou encore «par une personne qui abuse de lâautoritĂ© que lui confĂšrent ses fonctions».
Auparavant, câest Ă lâarticle 331-1 de lâancien code pĂ©nal quâil convenait de se rĂ©fĂ©rer dans ce genre dâaffaire. Il Ă©voque «tout attentat Ă la pudeur sur la personne dâun mineur ĂągĂ© de plus de quinze ans et non Ă©mancipĂ© par le mariage commis ou tentĂ©, sans violence ni contrainte ni surprise, par un ascendant lĂ©gitime, naturel ou adoptif de la victime ou par une personne ayant autoritĂ© sur elle, ou encore par une personne qui a abusĂ© de lâautoritĂ© que lui confĂšrent ses fonctions», passible de six mois Ă trois ans dâemprisonnement ainsi que dâune amende.
Au moment oĂč tout commence, Christian Rossi est ĂągĂ© de plus de 15 ans. En revanche, Ă©tant son enseignante, elle a bel et bien autoritĂ© sur lui. Enseignants Ă lâuniversitĂ© dâAix-en-Provence, les parents de Christian Rossi sâopposent bien vite Ă la relation qui unit leur fils Ă Gabrielle Russier. Rossi et Russier nâont absolument pas lâintention de se cacher. Mais pour Ă©chapper un temps Ă la vindicte des parents Rossi, le lycĂ©en (alors ĂągĂ© de 16 ans et demi) profite des vacances dâĂ©tĂ© pour partir sillonner lâEurope en stop, officiellement avec un camarade de classe⊠sauf que câest en fait avec Gabrielle Russier quâil rĂ©alise ce voyage.
DĂšs la rentrĂ©e suivante, les rapports se tendent entre Christian Rossi et ses parents. Ceux-ci lui demandent de ne plus voir Gabrielle Russier, mais il refuse et va sâinstaller chez elle. Marguerite et Mario Rossi saisissent alors un juge pour enfants, qui dĂ©cide de placer le jeune homme dans un internat des Hautes-PyrĂ©nĂ©es, Ă ArgelĂšs-Gazost. Le juge permet cependant Ă Gabrielle Russier dâĂ©crire au lycĂ©en et autorise une visite lors des vacances de la Toussaint. Tentative de suicide, fugue: le jeune multiplie les tĂ©moignages de dĂ©sespoir. Novembre 1968: la famille Rossi dĂ©pose plainte pour dĂ©tournement de mineur et enlĂšvement.
DĂšs le mois de dĂ©cembre, Gabrielle Russier est incarcĂ©rĂ©e Ă la prison des Baumettes, oĂč elle ne reste que cinq jours, Christian Rossi ayant rĂ©ussi Ă obtenir gain de cause auprĂšs du juge pour enfants. Les parents Rossi dĂ©cident alors dâĂ©loigner leur fils et, estimant quâil a besoin de soins, le font interner en clinique psychiatrique, oĂč il subit une cure de sommeil. Peine perdue: Christian effectue une nouvelle fugue et revoit Gabrielle Russier, qui est de nouveau mise en prison pour avoir refusĂ© de rĂ©vĂ©ler oĂč le jeune homme se cache.
Le procĂšs de lâenseignante se dĂ©roule en juillet 1969, Ă huis clos. Gabrielle Russier est condamnĂ©e Ă douze mois de prison avec sursis, Ă payer une amende de 1.500 francs, et Ă verser 1 franc symbolique de dommages et intĂ©rĂȘts aux parents du jeune homme. Une condamnation sur laquelle sâinterrogeait Colette Gouvion, journaliste Ă LâExpress, en 1969:
«Cela vaut rarement Ă une femme dâaller en prison sous le coup de lâarticle 356 du code pĂ©nal, âvisantâ le dĂ©tournement de mineur sans quâil y ait violence. âCes condamnations, nous confirme un juriste, sont exceptionnelles. Et, visiblement, le lĂ©gislateur visait les hommes capables dâabuser de fillettes, bien plus que le dĂ©lit par consentement mutuelâ.»
Georges Pompidou ayant Ă©tĂ© Ă©lu prĂ©sident de la RĂ©publique quelques semaines plus tĂŽt, une loi dâamnistie est en prĂ©paration, qui pourrait sâappliquer au cas Russier. En cas dâamnistie, la condamnĂ©e aurait alors le droit de rester enseignante, dâoĂč le fait que le recteur de lâacadĂ©mie dâAix fasse pression sur le parquet pour que cela ne soit pas envisageable.
Une nouvelle comparution est prĂ©vue pour le mois dâoctobre 1969 devant la cour dâappel. Entre-temps, Gabrielle Russier entre en maison de repos, et fait une premiĂšre tentative de suicide au mois dâaoĂ»t. Le 1er septembre, elle se donne la mort en sâintoxiquant au gaz dans son appartement marseillais. Elle est enterrĂ©e au cimetiĂšre du PĂšre-Lachaise, Ă Paris.
Hommages et colĂšres
Ce nâest quâaprĂšs le suicide de Gabrielle Russier que lâopinion publique a commencĂ© Ă sâintĂ©resser Ă cette affaire. Certains Ă©voquent une histoire dâamour tragique et impossible, dâautres se passionnent a posteriori pour lâimbroglio judiciaire. Les artistes prennent position, comme Serge Reggiani, qui sort en 1970 une chanson titrĂ©e «Gabrielle», aux paroles Ă©crites par GĂ©rard Bourgeois:
«Qui a tendu la main à Gabrielle
Lorsque les loups se sont jetés sur elle
Pour la punir dâavoir aimĂ© dâamour
En quel pays vivons-nous aujourdâhui
Pour quâune rose soit mĂȘlĂ©e aux orties
Sans un regard et sans un geste ami»
La mĂȘme annĂ©e, le groupe de rock progressif Triangle y va Ă©galement de son morceau, «ĂlĂ©gie Ă Gabrielle»:
«Des lumiÚres dorées au fond de ses yeux
Elle aimait son élÚve de 17 ans
Mais pour les jurĂ©s, lâamour est un jeu
Quand on est femme au-delĂ de 30 ans
Dans la prison, elle nâespĂ©rait plus rien
Elle a choisi de mourir un matin»
Câest ensuite Charles Aznavour qui, en 1971, revient sur lâaffaire avec la plus cĂ©lĂšbre chanson du lot, «Mourir dâaimer». Celle-ci ne figure pas dans le film dâAndrĂ© Cayatte, dont elle emprunte juste le titre, avec lâautorisation du cinĂ©aste. Elle sera nĂ©anmoins incluse dans le gĂ©nĂ©rique pour la sortie internationale du long-mĂ©trage, nommĂ© aux Golden Globes 1972 dans la catĂ©gorie meilleur film Ă©tranger.
Ăcrite et composĂ©e par Aznavour lui-mĂȘme, la chanson prend elle aussi la dĂ©fense de Gabrielle Russier, dont elle Ă©pouse le point de vue:
«Tandis que le monde me juge
Je ne vois pour moi quâun refuge
Toute issue mâĂ©tant condamnĂ©e
Mourir dâaimer
Mourir dâaimer
De plein grĂ© sâenfoncer dans la nuit
Payer lâamour au prix de sa vie
PĂ©cher contre le corps mais non contre lâesprit
Laissons le monde Ă ses problĂšmes
Les gens haineux face Ă eux-mĂȘmes
Avec leurs petites idées
Mourir dâaimer»
La mĂȘme annĂ©e, Anne Sylvestre y va elle aussi de son hommage Ă lâenseignante dans «Des fleurs pour Gabrielle». Elle utilise notamment lâargument selon lequel un homme fortunĂ© qui aurait vĂ©cu la mĂȘme situation avec une lycĂ©enne aurait sans doute eu beaucoup moins dâennuis:
«En brandissant votre conscience
Vous avez jugé au nom de quel droit?
Vos poids ne sont dans la balance
Pas toujours les mĂȘmes
On ne sait pourquoi
Monsieur Pognon peut bien demain
Sâoffrir mademoiselle Machin
Quinze ans, trois mois et quelques jours
On parlera de grand amour»
En 1972, Claude François, lui, y va de sa petite allusion pas trop engagĂ©e, dans «Quâon ne vienne pas me dire»:
«Un jour dâautres Juliette
Toujours dâautres Gabrielle mourront dâaimer
Voyageuses sans bagages
Elles font le dernier voyage
Du grand sommeil»
Doubles standards
En 2009, JosĂ©e Dayan tourne une nouvelle version de Mourir dâaimer, avec Muriel Robin et Sandor Funtek (vu depuis dans K Contraire, avec Sandrine Bonnaire). Trente-huit ans aprĂšs le succĂšs du film Ă thĂšse dâAndrĂ© Cayatte, sorti le 20 janvier 1971 (plus de 4,5 millions de spectateurs), le tĂ©lĂ©film connaĂźt le succĂšs lors de sa diffusion sur France 2, rĂ©unissant 5,5 millions de personnes. Cette nouvelle mouture fait cependant polĂ©mique, plus que le film dâorigine.
Les libertĂ©s prises par JosĂ©e Dayan posent problĂšme. Il y a dĂ©sormais vingt-huit ans dâĂ©cart entre les deux protagonistes (43 ans pour elle, 15 ans et demi pour lui). Pour LâExpress, Marion FestraĂ«ts rĂ©sume assez bien ce qui semble ĂȘtre le sentiment gĂ©nĂ©ral: «Lâhistoire authentique de Gabrielle Russier, frĂȘle trentenaire amoureuse dâun jeune homme de 17 ans qui en paraissait 25, se rĂ©vĂšle incongrue lorsquâon lui substitue Muriel Robin, quinqua costaude», Ă©crit la journaliste.
Le pĂšre Michel Viot, qui avait officiĂ© lors des funĂ©railles de Gabrielle Russier, sâest lui aussi insurgĂ© contre la version de Dayan. InterrogĂ© par La Nouvelle RĂ©publique en 2012, il insiste: «Muriel Robin, bien plus ĂągĂ©e, incarne la mĂšre qui se retrouve face Ă celui qui pourrait ĂȘtre son fils. Faire lâapologie de lâinceste, câest trahir la mĂ©moire de Gabrielle. Je ne peux le tolĂ©rer Ă lâheure oĂč les images ont tant de poids.»
Ces commentaires sont nĂ©anmoins trĂšs gĂȘnants. Ils semblent signifier quâune mince trentenaire, faisant peut-ĂȘtre plus jeune que son Ăąge, est davantage en droit dâaimer ou de dĂ©sirer un mineur, surtout sâil est grand et viril, quâune femme plus ĂągĂ©e et plus massive.
En guise de conclusion, on rappellera que câest Ă lâĂąge de 16 ans quâEmmanuel Macron rencontra en 1993 celle qui est aujourdâhui son Ă©pouse. Il est Ă©lĂšve en classe de premiĂšre Ă La Providence, Ă©tablissement privĂ© catholique situĂ© Ă Amiens, lorsquâil croise la route de Brigitte Trogneux. De vingt-quatre ans son aĂźnĂ©e, cette professeure de lettres le repĂšre rapidement lors dâun cours de théùtre.
Si le futur prĂ©sident de la RĂ©publique quitte alors son lycĂ©e amiĂ©nois pour aller effectuer sa classe de terminale au prestigieux lycĂ©e Henri-IV, ce nâest pas uniquement parce quâil est un excellent Ă©lĂšve, rappellent Candice Nedelec et Caroline Derrien dans leur livre Les Macron. Mais bel et bien parce que la famille du lycĂ©en voulait lâĂ©loigner significativement de celle quâil sâĂ©tait promis dâĂ©pouser un jour ou lâautre.
Peut-ĂȘtre y aura-t-il un jour un film sur le sujet. Souhaitons quâil soit moins didactique que celui dâAndrĂ© Cayatte, et moins grossier que celui de JosĂ©e Dayan.
SOURCE : www.slate.fr
Source: Incendo.noblogs.org