Ăpisode 1
Mon oncle Robert a beau ĂȘtre raciste et super con, il a toujours Ă©tĂ© le meilleur pĂšre-noĂ«l de la famille. Quand il fait « oh, oh, oh », mes neveux et mes niĂšces se ruent sur lui, et mĂȘme ceux qui nây croient plus sont tout Ă coup pris dâun doute. Il a la barbe blanche, le nez et les pommettes rouges, il a la voix grasse et le ventre bonhomme, il a plein de thunes et offre Ă chaque enfant un tas de trucs qui se branchent et font beaucoup de bruit, des armes quasi-fonctionnelles pour les garçons et des poupĂ©es quasi-sexuĂ©es pour les filles.
Moi, avec mes livres dâoccasion emballĂ©s dans du papier brouillon sur lequel jâai dessinĂ© des petits bonhommes verts, jaunes et/ou violets, jâai, aux yeux de mes oncles, clairement lâair dâun clochard, cela mĂȘme si je suis propre et pas si mal coiffĂ©, et jâai lâair dâun « gros gay » mĂȘme quand jâavais encore la main gauche sur la cuisse de ma petite amie, ZoĂ©, parce quâĂ la maison câest elle qui bricolait et qui picolait, peut-ĂȘtre aussi parce que jâai les doigts fins et que je prĂ©fĂšre ouvertement Joe Dassin Ă Johnny Halliday.
Lorsque, pour le noĂ«l de lâannĂ©e derniĂšre, je remplaçai sur le pouce mon oncle malade dans le rĂŽle du pĂšre-noĂ«l, dĂšs mon arrivĂ©e, mes neveux et mes niĂšces se mirent tous Ă pleurer, de colĂšre, Ă se rouler par terre en hurlant quâil Ă©tait impossible que le pĂšre-noĂ«l ait des bras aussi peu poilus, la voix aussi peu paternelle, des chaussettes dĂ©pareillĂ©s et la dĂ©marche aussi mal assurĂ©e.
Jâeus beau me concentrer, et tĂącher de lancer mes plus beaux « Oh, oh, oh, je suis le pĂšre-noĂ«l… », câen Ă©tait fini, ils nây croiraient plus.
Lâhistoire familiale â Ă©crite par les oncles les plus bavards et sĂ»rs dâeux â retiendrait donc que le neveu chanteur et grand amateur de lâEtĂ© indien, Ă©tait dĂ©cidĂ©ment un « gros loser », fĂ©ministe Ă dĂ©faut dâĂȘtre un homme, gauchiste Ă dĂ©faut de savoir entreprendre, et prĂ©sent Ă dĂ©faut dâavoir Ă©tĂ© invitĂ© ailleurs.
Mes neveux et mes niĂšces, quant Ă eux, se rappelleraient toute leur vie que câest leur tonton un peu tapette Ghislain qui, en 2019, les avaient pour la derniĂšre fois trahis, pour des cons, et cela â qui plus est, minablement.
Ăpisode 2
Cette annĂ©e, le vrai pĂšre-noĂ«l (mon oncle) nâest pas malade, et mĂȘme sâil a perdu quinze kilos depuis son infarctus de lâannĂ©e derniĂšre, il y a fort Ă parier que les enfants de la famille y croient de nouveau ou que face Ă la menace physique que profĂšre tacitement le corps dĂ©mesurĂ©ment viril de mon oncle, ils nâosent pas ne plus y croire. (Je ne pense pas ĂȘtre mauvais perdant en disant cela.)
Moi-mĂȘme, dâailleurs, sachant trĂšs bien quâil supporterait mal cette humiliation et quâil a toujours prĂšs de lui (dans le vide-poche de son Audi) un poing amĂ©ricain, sâil venait Ă questionner mes croyances, je lui rĂ©pondrais quâau quotidien, je suis pĂ©tri de doutes mais que si sa question concerne plus particuliĂšrement le pĂšre-noĂ«l, chaque annĂ©e (sauf lâannĂ©e derniĂšre), entre 23h10 et 23h25, jây crois dur comme fer, puis jâajouterais que mĂȘme si je nây crois pas pour de vrai, son imitation vocale, son jeu de corps et son costume sont tellement bons â et justes â quâen leur prĂ©sence je suis instantanĂ©ment embarquĂ© dans une histoire parallĂšle et hors du temps, dans un monde imaginaire oĂč il nâest plus question de croyances mais de ressentis de croyances.
Alors, aprĂšs avoir vaguement souri, mon oncle froncerait les sourcils et mâassĂ©nerait que comme toujours je complique tout et quâil reconnaĂźt bien lĂ mon cĂŽtĂ© bobo islamogauchiste (ce Ă quoi, pour ne pas mettre dâhuile sur le feu, je ne lui rĂ©pondrais pas que je nâai pas trois kopecks et que je passe le plus clair de mon temps dans ma chambre), puis mâĂ©viterait soigneusement tout le reste de la soirĂ©e, de peur que je lui prenne la tĂȘte.
Puis il me placerait, comme chaque année, en punition mais à mon grand soulagement, à la table des enfants.
Ăpisode 3
A la table des enfants, il y a les enfants (ils sont six, entre 3 et 7 ans), mon petit cousin Théo (17 ans) et moi.
DĂ©cortiquer les crevettes des petits, leur servir des verres dâeau, leur tendre des essuie-tout pour tenter de conserver un brin dâappĂ©tit, les empĂȘcher Ă temps de trop bien mimer le monde des adultes en se plantant des fourchettes dans lâĂ©paule, des couteaux (Ă bouts ronds mais tout de mĂȘme) dans les yeux, qui des os de dinde en plein cĆur (« comme dans Scoobidou, tonton, trop drĂŽle ! »), composent la note Ă rĂ©gler pour ne pas manger entre deux oncles.
Et quand (tandis que j dĂ©capite une Ă©niĂšme crevette) jâentends jaillir de la table des adultes « ils ont quâĂ bosser », « encore un bicot », « grand remplacement », « câest des gros pĂ©dĂ©s », « les Français dâabord », « moi je lâaime bien, Zemmour » je me dis que le prix Ă payer, somme toute, est raisonnable.
Plus jeune, il mâest arrivĂ© de participer Ă ces conversations, mais Ă©tant lâunique individu Ă me situer moins Ă droite que ma tante SolĂšne historiquement mariĂ©e au Gaullisme le plus conservateur, mes propos ont toujours fait lâeffet de preuves irrĂ©futables quant Ă la dislocation de lâautoritĂ© de lâĂtat, dâillustrations parfaites du manque de valeurs et de repĂšres chez les nouvelles gĂ©nĂ©rations.
â Et toi, dans la vie tu fais quoi dĂ©jĂ ?
â De la musique et des mĂ©nages
â Hahahahaha, elle est oĂč ta voiture ?
« Et puis je suis pas raciste, mes ouvriers sont turcs ».
Les enfants, eux, ne font pas de politique. Ou alors ils en font, mais à une échelle qui me plaßt. Politique de terrain comme on dit. Il reste trois crevettes et nous sommes six à en vouloir. Matteo, 7 ans, chope les trois crustacés et les lÚche un par un : « maintenant ces crevettes, elles sont à moi. ».
Ăpisode 4
A table, je discute aussi avec mon petit cousin ThĂ©o, 17 ans. Ses vues sur ses relations au lycĂ©e, sur son quotidien et son avenir sont empruntes dâune maturitĂ© qui mâĂ©pate. Tout est relatif, certes, et jâai peut-ĂȘtre trop tendance Ă prendre mon manque dâambition professionnelle, ma perpĂ©tuelle dĂ©sorientation, mon besoin constant de nouveautĂ© et mes multiples abandons de poste en point de comparaison.
Peut-ĂȘtre que ThĂ©o, simplement, a, et fait son Ăąge.
Je songe Ă cela, me questionne, et tandis que ThĂ©o se confie sur son dĂ©sir de devenir notaire et mâexpose le chemin quâil lui faudra parcourir afin dây accĂ©der, les enfants poursuivent le tournoi de Free fight de tĂȘtes de crevettes que jâai initiĂ© tout Ă lâheure entre deux plats.
La voix de ThĂ©o est calme, paisible, et il me parle maintenant de sa passion pour le Darknet et des possibilitĂ©s quâoffre son accĂšs : meurtres en direct, zoo-, scato-, pĂ©dophilie, trafics de drogues, dâorganes, etc.
Câest intĂ©ressant. Dâautant plus intĂ©ressant quâil mâen parle avec dans le regard cette flamme qui vacille et rend tout propos irrĂ©sistible.
Malheureusement, au moment oĂč il commence Ă Ă©voquer le prix moyen dâun cadavre tiĂšde zambien, dâun foie pakistanais et dâun rein frais chinois, StĂ©phane (son parrain, un cousin) vient lui mettre la main sur lâĂ©paule :
â Alors ThĂ©o, ce couteau que je tâai offert, bien ?
â Oui.
â Tu fais bien comme je tâai dit, toujours sous lâoreiller ?
â Oui.
â Et tu sais, câest bientĂŽt…
â Oui, je sais.
â Tu tâentraĂźnes dĂ©jĂ un peu Ă tirer ?
â Oui.
â Le jour de tes 18 ans, tu viens Ă la maison avec ta copine, on laisse les femmes nous prĂ©parer un bon petit truc, je te file ce que je tâai promis et on va tirer du pigeon au fond du jardin OK ?
â CarrĂ©ment… merci.
â Me remercie pas, je suis ton parrain, câest normal. »
GĂȘnĂ©, je dĂ©tourne le regard, sĂ»rement aussi parce que je suis peureux.
CĂŽtĂ© sport, câest la finale. Et câest beau. La tĂȘte de crevette de Lola est en passe de remporter son premier titre de champion.
Source: Lundi.am