
PrĂ©cisĂ©ment, argumentent-ils, les propositions Ă©cologistes sont absentes des champs de la recherche managĂ©riale (supplies studies, logistic studies, infrastructures studies) intĂ©ressĂ©s aux rĂ©alitĂ©s qui trament le monde : organisations, business models, infrastructures, usines, centrales thermiques, chaĂźnes logistiques (supply chains), qui constituent ce quâils nomment la « TechnosphĂšre ». Sâil est nĂ©cessaire, urgent, vital, de rompre avec elle, ce sera Ă la condition de sonder les attachements qui nous lient Ă elle et qui font que nous en sommes de plus en plus, collectivement, dĂ©pendants. LâintĂ©rĂȘt, et non des moindres, de ce petit ouvrage, trois fois dense, exploratoire sans doute, certainement programmatique et bĂ©nĂ©ficiant pour cela dâune pluridisciplinaritĂ© crĂ©ative, est de vouloir se dĂ©gager du discours jugĂ© paradoxalement hors-sol dâun Ă©cologisme prospectif, voire prophĂ©tique, et de tenter de mettre au travail, quitte Ă les tordre et les inflĂ©chir, des concepts-clĂ©s dâune nouvelle pensĂ©e de lâhabiter dĂ©ployĂ©e au sein du paradigme « anthropocĂ©nique » et portĂ©s par quelques fortes figures de la pensĂ©e politico-Ă©cologique contemporaine, en les confrontant Ă ces incontournables rĂ©alitĂ©s : sous quelles conditions peut-on « devenir Terrestre » ? Sâil faut « atterrir », nâest-ce pas dans un monde menacĂ© de devenir inhabitable et inhabitĂ©, tant la rĂ©alitĂ© de la Terre se confond avec les ruines du Globe ? Quels sont les potentiels de rupture dâune politique des communs ? Nâa-t-on pas un peu trop surestimĂ© et magnifiĂ© le concept mĂȘme de communs ? Ne faut-il pas interroger son socle ontologique ? Sâil est lĂ©gitime de se projeter dans le monde que « nous » voulons, nâest-il pas prĂ©alablement nĂ©cessaire de se demander de quel monde « nous » hĂ©ritons ? Si lâon peut vouloir et espĂ©rer la composition dâun monde commun et pluriel, nâest-il plus « rĂ©aliste » de partir de la dĂ©composition du monde, de le « dĂ©projeter » pour ĂȘtre sans illusions devant lâĂ©puisement du possible et la voie Ă©troite rĂ©servĂ©e au futur. On lâaura compris, et les auteurs le posent dâemblĂ©e, câest avec Bruno Latour Ă©cologiste, lâauteur en particulier de OĂč atterrir ?, quâil souhaitent dialoguer considĂ©rant quâil importe de prolonger son travail de « cartographie des attracteurs Ă lâheure de lâAnthropocĂšne » Ă partir de la mise au jour de ses lacunes et de ses zones dâombre.
Si lâordre de lecture des trois textes est dĂ©clarĂ© ouvert, je propose de suivre pas Ă pas celui du livre, de maniĂšre Ă comprendre comment lâarticulation des trois est activĂ©e au regard de lâambition avĂ©rĂ©e de la proposition gĂ©nĂ©rale du livre â soit, jây reviendrai, « inventer une (anti-)Ă©cologie qui met les mains dans le cambouis » (quatriĂšme de couverture et p.101). Alexandre Monnin, philosophe, pose dans sa contribution la notion clĂ© de « communs nĂ©gatifs », Ă partir de laquelle sâimpose la nĂ©cessitĂ© de repenser devant lâAnthropocĂšne la question de lâhĂ©ritage. Elle sâappuie sur une double critique, dâune part de la proposition latourienne du « retour sur Terre » et du devenir « Terrestre », dâautre part, de lâanalyse ostromienne des communs. Sâagissant de la premiĂšre, il en pointe deux absences notables, celle de lâĂ©nergie, et par consĂ©quent du sous-sol, et celle de la Technologie [1], absence qui ne permet pas de comprendre comment le rĂ©gime mĂ©tabolique industriel qui a façonnĂ© le Globe et qui marque le dĂ©but de lâAnthropocĂšne est un rĂ©gime minier (gĂ©ocentrique, souterrain, chtonien), obĂ©rant Ă terme toute perspective « dâengendrement », condition de la vie sur Terre. En dâautres termes, la rĂ©volution scientifique et industrielle et la colonisation â produisant ce que lâon pourrait rĂ©sumer par la notion dâextractivisme, terme que lâauteur nâutilise pas â ont façonnĂ© un Globe Ă ce point Hors-Sol quâil sâest littĂ©ralement « crashĂ© » sur la Terre. Il en rĂ©sulte que nous vivons dans un monde en ruine, câest-Ă -dire les ruines du Globe, avec ses sources dâĂ©nergie, ses infrastructures industrielles toxiques et ses « technologies zombies », toujours actives malgrĂ© la menace croissante dâinhabitabilitĂ©. Cette derniĂšre catĂ©gorie, empruntĂ©e Ă JosĂ© Halloy, dĂ©signe les modalitĂ©s concrĂštes de la « machination » extractiviste de la Terre et sâoppose en tous points Ă celle des technologies vivantes : « zombies » car elles Ă©puisent les ressources finies (non durables), elles reposent sur et valident lâobsolescence programmĂ©es (pas de durabilitĂ© en marche) ; elles accumulent leurs dĂ©chets (durabilitĂ© maximale des dĂ©chets). On peut donc comprendre que câest cette rencontre du Globe et de la Terre qui fait la rĂ©alitĂ© de notre monde, une rĂ©alitĂ© qui ne peut ĂȘtre ignorĂ©e quand bien mĂȘme lâappel de B. Latour Ă la composition dâun monde commun invite Ă lâinventaire de « ce Ă quoi nous tenons et dont nous dĂ©pendons ». La rĂ©alitĂ© indĂ©passable est que nous vivons bel et bien dans un monde en ruines, au prix dâune redĂ©finition et dâune extension de la notion de ruine, laquelle comprendre autant des « ruines ruineuses » â les vestiges encore fonctionnels du Globe : les organisations, le business model, les supply chains⊠â que des « ruines ruinĂ©es » â les sols polluĂ©s, le pĂ©trole, le CO2⊠(p. 28).
Penser ces ruines comme hĂ©ritage nĂ©cessite de recourir Ă la notion de communs. Mais pour cela, il faut prĂ©alablement se dĂ©marquer de la conception des communs telle quâelle Ă©merge des travaux fondateurs dâElinor Ostrom et de ses continuateurs et que A. Monnin qualifie de « bucolique ». En effet ancrĂ©e dans la rĂ©fĂ©rence en toile de fond aux biens communs des sociĂ©tĂ©s paysannes, cette conception prĂ©sente le double inconvĂ©nient dâĂȘtre Ă©conomiciste et gestionnaire, en dâautres termes elle partage la mĂȘme conception des ressources et de leur gestion que celle qui prĂ©vaut dans le monde avec lequel elle prĂ©tend rompre. Sâil est vrai quâelle a Ă©tĂ© augmentĂ©e de la prise en compte des non-humains, quâelle a Ă©tĂ© mise en balance avec la notion dâincommuns, proposĂ©e par Marisol de la Cadena et Mario Blaser, pour prĂȘter attention aux divergences dans le cadre dâune insĂ©parabilitĂ© des ressources et des humains, il importe alors de poursuivre le geste ontologique â un geste de dĂ©placement ontologique â qui consiste placer la nĂ©gativitĂ© au cĆur de la rĂ©flexion sur ce dont nous hĂ©ritons et Ă lâinterroger en tant quâelle Ćuvre inĂ©vitablement et inexorablement au sein de rĂ©seaux de dĂ©pendance internalisĂ©s. En cela les communs nĂ©gatifs se dĂ©marquent de lâexternalitĂ© nĂ©gative car ils ne sont pas accidentels, mais essentiels dans le tort quâils font subir : « pas de smartphone, par exemple, sans travailleurs esclavagisĂ©s, sans exploitation miniĂšre dans des conditions inhumaines, sans pollutions, sans contribuer Ă la dĂ©plĂ©tion des minerais, etc. » (p. 40). Les communs nĂ©gatifs opĂšrent un glissement de lâaccaparement Ă lâhĂ©ritage, mais alors leur nĂ©gativitĂ© reste Ă dĂ©montrer : « ils prĂ©supposent une lutte pour que soit reconnue leur valence positive ou nĂ©gative » (p. 34). Deux implications en dĂ©coulent. PremiĂšrement, Ă diffĂ©rents types de communs dĂ©crĂ©tĂ©s nĂ©gatifs correspond un type dâaction spĂ©cifique : ceux avec lesquels il faut apprendre Ă vivre sans (charbon, pĂ©trole, viande, plastique, voyages en avion, droit du colonisateur, business model, capitalisme et mĂȘme Ătat) appellent lâĂ©radication, la dĂ©saffectation, le dĂ©mantĂšlement progressif â leur nĂ©gativitĂ© est systĂ©mique, aucun renversement possible nâest Ă attendre dâeux â ; ceux avec lesquels il faut apprendre Ă vivre avec, dĂ©sormais (dĂ©chets nuclĂ©aires, terrils) appellent la mise Ă distance ; enfin ceux avec lesquels il faut apprendre Ă vivre avec, autrement (bactĂ©ries, espĂšces invasives), pour lesquels un renversement (dâune valence nĂ©gative vers une valence positive) est possible. DeuxiĂšmement, ces maniĂšres dâhĂ©riter des communs nĂ©gatifs ne les rĂ©duisent pas Ă un traitement en termes de pharmakon, câest-Ă -dire « comme poison, comme remĂšde ou comme bouc-Ă©missaire (exutoire) » (p. 46), mais ouvrent sur un « art de la destauration » [2]. Si lâinstauration, concept que lâon doit Ă Etienne Souriau, vise à « intensifier lâexistence » et à « faire passer une existence virtuelle, encore Ă faire, Ă lâĂ©tat actuel », la destauration est alors le moyen par lequel rĂ©sister Ă (vivre sans) ou vivre avec la nĂ©gativitĂ©. De fait, la situation anthropocĂ©nique consiste davantage en un balancement entre instauration et destauration, pour autant, elle se caractĂ©rise par lâĂ©mergence dâun « art du dĂ©faire ». Parmi les termes utilisĂ©s â et les auteurs nâen manquent pas â, beaucoup sont construits avec le prĂ©fixe « de » indiquant le sens opposĂ©, significatif, en lâoccurrence du renversement souhaitĂ© de trajectoire et de lâobjectif de fermeture du capitalisme. Une nouvelle langue se forme sur le contrepied de la novlangue managĂ©riale.
« DĂ©projection » est ainsi le maĂźtre-mot du texte dâEmmanuel Bonnet (sciences de gestion). Il dĂ©signe la rĂ©ponse nĂ©cessaire Ă la fermeture du futur, dĂ©finie comme un « Ă©puisement du possible » (p. 59), et câest, concrĂštement, un exercice qui doit mener Ă la « dĂ©-organisation » du monde. LĂ encore est exprimĂ© le pas de cĂŽtĂ© par rapport Ă la perspective latourienne compositionniste : on doit certes viser la composition dâun monde pluriel, mais on ne peut pas ne pas se rendre compte que la trajectoire projetĂ©e par le « Capitalisme Mondial IntĂ©grĂ© » (Guattari) rend le monde inhabitable : il nâest plus un monde ouvert dâoĂč toujours Ă©mergerait du possible. Or le monde-projet du capitalisme est un monde organisĂ©, « orgocentrique », un monde tramĂ© dâorganisations qui sont censĂ©es assurer son habitabilitĂ©, soit des entitĂ©s qui ont fait/font couler beaucoup dâencre, suscitent des thĂ©ories, sont un objet de recherche dĂ©clarĂ© sans que pour autant on puisse les dĂ©limiter autrement que comme les instances dâexpression et de mise en Ćuvre de « lâactivitĂ© humaine finalisĂ©e ». Comment, demande E. Bonnet, « une telle entitĂ© la fois banale et ontologiquement suspecte peut-elle persister dans ce monde de communs nĂ©gatifs dont nous hĂ©ritons » (p. 58) ? Une nouvelle enquĂȘte est pour cela Ă mettre en Ćuvre, non plus fondĂ©e sur la science managĂ©riale, câest-Ă -dire appuyĂ©e sur un principe de finalisation dans une visĂ©e de composition, mais sur la comprĂ©hension premiĂšre des hĂ©ritages avec lesquels il faut⊠composer. En somme (savoir) composer importe moins que savoir quoi hĂ©riter. Ou alors, ce qui revient au mĂȘme, spĂ©culer sur le futur qui vient devra contenir « la composition avec les ĂȘtres qui menacent tous les autres » (p. 64). En cela, on aura beau viser un « monde cosmomorphe », selon le mot de Pierre Montebello, fondĂ© sur « une ontogenĂšse des ĂȘtres reliĂ©s », « consistant » en un tissage de relation et pluriel en modes dâexistence, on risque bien, si on nây prend garde, de ne pas se dĂ©faire « des forces thanatologiques du capitalisme [qui menacent] la consistance de la Terre » (p. 64). Aussi devra-t-on tenir compte autant « des attachements et de nos valuations de âce Ă quoi nous tenonsâ et âpar quoi nous tenonsâ » que « de nos dĂ©tachements de âce Ă quoi nous ne tenons plusâ et de lâinconsistance de âce par quoi nous ne tenons plusâ » (p. 65).
Empruntant Ă Deleuze la notion de « clichĂ© » â un schĂšme sensori-moteur qui donne lâimpression de contrĂŽler une situation qui dĂ©borde â, E. Bonnet y voit lâopĂ©rateur spĂ©cifique et le plus puissant du monde organisĂ©, sur les concrĂ©tisations duquel lâenquĂȘte doit alors porter. Celle-ci se donnera pour tĂąche de montrer que le monde que les clichĂ©s projettent est en fait un « absentement du monde » : le clichĂ© est un opĂ©rateur dâacosmie. Ce « monde sans monde » est sujet à « entreprisation », au sens oĂč « lâentreprise y est devenue lâunique principe de rĂ©paration du monde lorsquâil est cassĂ© ». Dans le monde organisĂ©, le remĂšde Ă la dĂ©sorganisation, ainsi celle qui nait de la globalisation, est la rĂ©organisation : lâorganisation est la boussole avec laquelle sâorienter dans un monde rendu ouvert et incertain. Tel est lâobjet dâanalyse des thĂ©ories processuelles des organisations qui font de lâorganisation la fin et le moyen de la recomposition toujours en train de se faire du monde : elles lâinscrivent dans la perspective sans fin dâun « devenir organisationnel ». Mais, avance E. Bonnet, « le monde nâest pas un projet Ă rĂ©aliser ni mĂȘme une action collective Ă rĂ©aliser » (p. 80) pour la bonne raison de la prĂ©sence des ruines manifestes et incontournables du capitalisme dont nous hĂ©ritons, et dans et avec lesquelles nous devons apprendre Ă vivre. Câest donc lĂ que sâimpose, contre les clichĂ©s de lâinnovation, un art ou une ingĂ©nierie de la dĂ©projection : il sâinstaure sur lâirruption du rĂ©el, dont la vision sans illusion ne laisse que peu de place pour un Ă©ventail de possibilitĂ©s vers un monde dĂ©sirable et habitable dans lequel pouvoir se projeter en toute confiance. Le monde est fermĂ© parce que la voie du futur est Ă©troite, parce que le possible est Ă©puisĂ©. Pas dâautre solution alors que de « fermer le capitalisme ».
Câest Ă la dĂ©monstration sans concession de cet objectif que sâattelle Diego Landivar, anthropologue, dans un texte qui, Ă sa maniĂšre et avec ses mots, ramasse la perspective ouverte, la voie du retournement â la voie « de- » â, par ses deux co-auteurs. Câest une perspective, avance D. Landivar, qui Ă©branle les prises critiques adressĂ©es Ă lâexpansionnisme capitaliste. Dans un essai de cartographie, il montre quâelles se distribuent selon deux axes, un axe patrimoine et un axe ontologique, et peuvent ĂȘtre respectivement continuistes ou discontinuistes. Pour le premier, ou la transformation du capitalisme ou son rejet : le capitalisme est soit un hĂ©ritage dont il faut maintenir les finalitĂ©s de dĂ©veloppement, soit un « dark heritage » dont il faut faire son deuil ou avec lequel il faut rĂ©solument rompre (undercommons, nĂ©o-quilombosâŠ) ; pour le second, ou lâidĂ©e que le monde offre une trame commune aux humains et aux non-humains, ce qui ouvre la voie Ă diverses postures Ă©cologistes : rĂ©formiste â dĂ©veloppement durable, transition â, managĂ©riale voire reconnexionniste ; ou la prise discontinuiste ou rĂ©volutionnaire. Mais aucun de ces leviers ne suffit, nâest de taille Ă permettre dâaffronter le capitalisme, car ce dernier est lâaboutissement dâun processus gĂ©nĂ©ralisĂ© de colonisation/modernisation, profondĂ©ment ancrĂ©, producteur dâobjets quasi-Ă©ternels (le nuclĂ©aire, lâextractivisme, les activitĂ©s de gestion) et de « modes dâorganisation monopolistique et logistique des modes de subsistance humains et non humains » (p. 90), soit une TechnosphĂšre dont il est difficile de se dĂ©tacher, face Ă laquelle des pratiques singuliĂšres (la permaculture par exemple) risque dâĂȘtre inopĂ©rantes, et qui tend Ă monopoliser la production de futurs en fonction dâune ontologisation qui lui est propre (marchandisation, financiarisation, Ă©conomicismeâŠ). Aussi D. Landivar propose-t-il de penser hors des sentiers battus de lâĂ©cologie politique, quâelle soit rĂ©formiste ou connexionniste, autant que hors de ceux de la rĂ©volution. Invitant Ă prendre exemple sur la capacitĂ© des communautĂ©s indigĂšnes boliviennes, fortes dâune expĂ©rience de 400 ans de colonisation et de domination, à « digĂ©rer le capitalisme dans leur cosmologies » et en bĂątissant « des stratĂ©gies dĂ©coloniales quotidiennes » (p. 92), il estime que « lâattitude face au capitalisme se doit ĂȘtre digestive, Ă la fois ârĂ©alisteâ sur le plan des modes de subsistance et sans concession sur le terrain cosmologique et politique » (ibid.). Ă rebours dâune forte et actuelle tendance reconnexionniste, inspirĂ©e en particulier par le tournant ontologique, promouvant en particulier un relationnisme animiste, il plaide pour une Ă©cologie dĂ©connexionniste : il importe moins dâinterroger la relation humain-vivant que la relation humain-TechnosphĂšre (p. 95). « Pour se reconnecter Ă la trame de la vie, il faut se dĂ©connecter, se dĂ©tacher des trames qui nous lient aux ruines de la TechnosphĂšre » (ibid.). La TechnosphĂšre pĂšse littĂ©ralement tout son poids sur la Terre â une masse cinq fois plus importante que la biomasse, ont calculĂ© des gĂ©ologues â, soit une matĂ©rialitĂ© quâil importe de dĂ©manteler, de dĂ©construire, de dĂ©sassembler (Ibid.).
Ă cet effet, est convoquĂ©e une troisiĂšme occurrence de lâhĂ©ritage et de la fermeture, soit une posture et sa mĂ©thode (p. 140). La premiĂšre, selon D. Landivar, sâappuie sur quatre attributs fondamentaux : la continuitĂ©, le deuil, la charge et la responsabilitĂ©. La responsabilitĂ© est particuliĂšrement importante en ce quâelle sâimpose, malgrĂ© nous, et impose dâavoir Ă gĂ©rer les « devenirs-ruine qui nous sont laissĂ©s » : involontaire, froide, lucide, attentive Ă accueillir le concernement de tous les peuples, dĂ©marquĂ©e de sa version appauvrie, popularisĂ©e dans la ResponsabilitĂ© Sociale des Entreprises, elle se dĂ©marque dâune pensĂ©e Ă©cologique en termes dâimpact, dâempreinte et de dette. La seconde se dĂ©ploie en quelques gestes : cartographier les rĂ©seaux de « subsistance », câest-Ă -dire dâattachement/dĂ©pendance ; se maintenir dans une micro-Ă©cologie sans vouloir trop rapidement monter en gĂ©nĂ©ralitĂ© et en abstraction ; engager une mĂ©thode dâenquĂȘte « opĂ©rant une torsion Ă©pistĂ©mique radicale de la thĂ©orie de lâacteur-rĂ©seau (ANT) et de la mĂ©thode pragmatiste ». Alors que lâANT vise Ă rĂ©vĂ©ler la relations dâenchaĂźnement dans le monde en action, la « dark ANT » ou « ANT Ă rebours » repense les infrastructures de la TechnosphĂšre comme un monde Ă dĂ©faire. Ce renversement consacre lâopposition entre « lâhybride solaire de lâANT » (lâinnovation, le projet) et les hybrides zombies, quasi-effondrĂ©s (les chaĂźnes logistiques, de production dâapprovisionnement) ou Ă©chouĂ©s (les ruines, les terrils, les continents de plastiqueâŠ) de lâANT Ă rebours. Cette mĂ©thodologie dessine les contours de ce que D. Landivar appelle une « cosmologie de la fermeture » dont, encore une fois, la singularitĂ© est de prendre Ă contrepied le discours connexionniste. LĂ , on sâintĂ©resse alors « Ă ce qui nâarrive pas », Ă ce qui est susceptible de bloquer : foin des innovations Ă lâinfini, dâune Ă©conomie volontariste du dĂ©veloppement, accueillons « une sobriĂ©tĂ© cosmologique » (p. 118). On sâintĂ©resse aussi « Ă ce Ă quoi on est prĂȘt Ă renoncer », et ce faisant, on se rend rĂ©ceptifs aux renoncements auxquels ont Ă©tĂ© contraints les peuples autochtones soumis Ă la domination colonialiste. En plaçant le renoncement au cĆur de la fermeture, Landivar souligne la solidaritĂ© et la convergence du dĂ©connexionnisme et de lâĂ©cologie dĂ©coloniale. Il se dĂ©marque par-lĂ de la mĂ©thodologie autodescriptive des cahiers de dolĂ©ance proposĂ©e par B. Latour â le projet du consortium « OĂč atterrir ? » â, en plaidant pour une attention aux « outils autochtones et dĂ©centralisĂ©s des descriptions cosmologiques que les collectifs, dans diffĂ©rents endroits du globe, expĂ©rimentent, designent ou utilisent pour cartographier leurs rĂ©seaux dâattachement et de subsistance face Ă des situations Ă©cologiques critiques » (p. 121).
Enfin la mise en perspective des effondrements serait incomplĂšte si, parallĂšlement, elle ne documentait pas la maniĂšre dont les effondrements prĂ©sents et Ă venir sont vĂ©cus par les agents mĂȘme de la TechnosphĂšre, soit les entreprises et leurs patrons. Et câest lĂ que la redirection Ă©cologique dans un sens dĂ©connexionniste que propose les auteurs se veut la plus radicale et percutante : en portant le fer au cĆur de la TechnosphĂšre, câest bien le capitalisme qui est visĂ©, dâune maniĂšre qui, estime Landivar, nâest jusquâici pas forcĂ©ment expĂ©rimentĂ©e dans les milieux alternatifs et de la reconnexion au vivant, dans les ZAD par exemple ou dans le mouvement des « soulĂšvements de la terre », autant de lieux de dĂ©fense contre la bĂ©tonnisation, lâartificialisation des sols et la rĂ©duction des terres agricoles. En dâautres termes, on le sait, « le capitalisme ferme » : sĂ©paration, liquidation, dĂ©mantĂšlement, dĂ©pollution, dĂ©contamination, patrimonialisation, dĂ©commissionnement â des techniques bien connues de sa pĂ©rennisation â, il faut donc, en retour, « fermer le capitalisme », câest-Ă -dire sâattaquer Ă ce qui est dĂ©jĂ lĂ , glyphosate, aĂ©roports, autoroutes, incinĂ©rateurs, etc. En somme, sâil est nĂ©cessaire de « mettre les mains dans le cambouis », pour, littĂ©ralement, dĂ©faire la TechnosphĂšre, « cette Ă©cologie-lĂ a donc plus besoin du tournevis que de la bĂȘche » (p. 129-130).
On voit bien le dĂ©placement opĂ©rĂ© par les auteurs au sein de lâĂ©cologie politique et lâoriginalitĂ© dâune approche qui vient Ă rebours de discours qui, pour ĂȘtre bienvenus en ce quâils cĂ©lĂšbrent le retour du vivant et la nĂ©cessitĂ© dâun retour Ă la terre, semblent avancer trop vite en nĂ©gligeant le poids, inscrit dans les sols, les discours, les pratiques, les attachements, les interdĂ©pendances, les cosmologiesâŠ, de ce quâils nomment la TechnosphĂšre, et qui nous livre un lot dâhĂ©ritages nĂ©gatifs â patrimoines ou communs â, de technologies de lâeffondrement, de la ruine et de la mort en mĂȘme temps que des leurres quant au futur qui nous attend et aux (fausses) promesses de ses possibilitĂ©s. Prendre conscience que le futur est rare â comme lâa aussi perçu Boaventura des Sousa Santos [3] â, hĂ©riter avant de penser Ă composer, apprendre Ă renoncer autant quâĂ vivre dans des ruines, ne plus se fier aux techniques organisationnelles, inventer de nouvelles prises conceptuelles â dĂ©sinnovation, dĂ©logistisation, dĂ©-organisation â et de nouvelles techniques Ă lâopposĂ© de celles qui rĂ©gissent le monde capitalisteâŠ, les lignes de force sur lesquelles, chacun avec ses mots, les auteurs se rejoignent, arguent, de fait, quâils font preuve de rĂ©alisme. Câest sur cette base, que les mots-clĂ©s de chacun des textes, destaurer, dĂ©projeter, fermer, dessinent le mĂȘme objectif dâune Ă©cologie politique en redirection.
On ne peut pas reprocher au trio dâavoir conceptuellement labourĂ© leur argument tant leur vocabulaire additionnĂ© Ă©labore, comme je lâai dit, une langue de la fermeture (du capitalisme), qui se veut complĂ©mentaire de la langue du vivant qui Ă©quipe aujourdâhui, jusquâĂ satiĂ©tĂ©, le nouvel espace public de la pensĂ©e « anthroposcĂ©nologique ». Les tableaux, Ă la fin du texte de D. Landivar, fournissent une bonne perspective de cette langue et du programme quâelle sert, mĂȘme si on peut quand mĂȘme regretter que le propos ne soit appuyĂ© au fil du texte sur des mises Ă lâĂ©preuve et au travail de ce dernier dans davantage de situations. Le choix dâun livre court et percutant peut se justifier au regard de la littĂ©rature exponentielle du genre essai et on estimera alors volontiers quâil est plutĂŽt rĂ©ussi. Dâautant quâen sâattaquant Ă la TechnosphĂšre, les auteurs, avec plus ou moins de force, nâĂ©ludent pas le fait que « mettre les mains dans le cambouis », câest ĂȘtre amenĂ© Ă mettre en cause nommĂ©ment le capitalisme, Ă postuler une Ă©quivalence capitalisme-TechnosphĂšre dans un rapport de cause Ă effet. Fermer lâune, câest fermer lâautre ; dĂ©projeter un monde orgocentrĂ©, câest sâengager dans une voie si Ă©troite, si peu possible que le capitalisme nây a plus sa place. On comprend, de ce point de vue, que les auteurs aient Ă cĆur dâengager un dialogue avec Bruno Latour quand on sait que pour certains â dont je ne suis pas â, câest Ă dĂ©sespĂ©rer de lui faire reconnaĂźtre une posture anticapitaliste dont, au nom du pragmatisme dont il se rĂ©clame, il dĂ©nie lâintĂ©rĂȘt Ă longueur dâĂ©crits et dâinterviews [4]. Cela ne serait dâailleurs quâanecdotique sâils â les auteurs â ne montraient pas, de maniĂšre trĂšs convaincante, les limites de lâapproche descriptive et compositionniste prĂŽnĂ©e par ce dernier. De surcroĂźt, au vu des rĂ©cents rĂ©sultats Ă©lectoraux prĂ©sidentiels, on peut craindre que le chemin soit long pour la constitution de la classe Ă©cologique quâil â Bruno Latour â appelle de ses vĆux [5]. La leçon de rĂ©alitĂ© sera complĂšte si elle invite Ă ne pas minorer les effets « cosmologique », en lâoccurrence plutĂŽt acosmiques, des techniques politiques de la dĂ©mocratie reprĂ©sentativeâŠ
Pour autant, on se prend Ă se demander ce quâaurait pu ĂȘtre ce livre sâil nâavait pas cĂ©dĂ© Ă lâobsession de se faire entendre de notre Ă©cologiste en chef. Certes, celle-ci est un moteur qui permet lâouverture de belles perspectives de recherche â par-delĂ la science managĂ©riale â et dâaction â par-delĂ le mot dâordre des reprises de terre. Mais on peut regretter que la discussion ne se soit portĂ©e que sur le versant, mettons, ontologique des pensĂ©es de la transformation du monde en un monde ouvert Ă la pluriversalitĂ©. Ainsi, la cartographie des postures critiques en AnthropocĂšne, proposĂ©e par D. Landivar (p. 86), passe bien trop rapidement sur la prise ontologique discontinuiste « rĂ©volutionnaire », au motif que lâAnthropocĂšne vient la dĂ©jouer face au capitalisme (p. 89). Câest lĂ Ă©vacuer une option critique qui, si elle a trouvĂ© ses limites dans sa version occidentalo-centrique, a donnĂ© lieu Ă des rhĂ©toriques et des scĂ©narios diffĂ©rents dans le reste du monde, en particulier dans les luttes des peuples autochtones â qui ne sont pas que des luttes pour la reconnaissance â et comme en tĂ©moigne le courant ModernitĂ©/colonialitĂ©/dĂ©colonialitĂ©. D. Landivar note trĂšs justement lâexĂ©cution en rĂšgle par B. Latour du Sentir-penser dâArturo Escobar. Pourtant, ni le tournant ontologique, ni le pragmatisme ne sont a priori incompatibles avec les analyses qui proposent de penser ensemble la reconnaissance et la redistribution. Du moins, on peut les entendre, sâouvrir aux ontologies relationnelles ne rend pas sourd, bien au contraire. Dans lâĂ©ventail des pensĂ©es dĂ©veloppĂ©es « devant lâAnthropocĂšne », le courant Ă©cosocialiste, alliant le socialisme, lâĂ©cologie et le fĂ©minisme [6], ou le travail de refiguration du communisme [7], pour ne mentionner que ces deux perspectives, ne mĂ©riteraient-ils pas dâĂȘtre Ă©galement confrontĂ©s Ă ou pris en compte dans « lâanthropologie de la futuration » que proposent les auteurs ? Nous sommes bien dâaccord, le prochain monde sera anticapitaliste ou ne sera pas et il ne se fera pas sur la neutralisation politique de lâĂ©cologie.
Jean-Louis Tornatore
LIR3S, université de Bourgogne, Dijon
Mai 2022
Source: Lundi.am