AprĂšs avoir proposĂ© une aide aux concerts sans public, le Centre National de la Musique propose actuellement un fonds de soutien Ă la diffusion alternative qui « a pour but de financer les reprĂ©sentations donnĂ©es sans public, sous rĂ©serve quâelles donnent lieu Ă une diffusion » et permet par ailleurs « lâouverture du fonds Ă toutes les esthĂ©tiques. »
Comme on sait lâimportance de ne pas sacrifier les supports physiques (CD, disques vinyles…) Ă un champ musical qui deviendrait principalement virtuel, il semble dâautant plus essentiel de ne pas sacrifier la prĂ©sence physique des artistes musiciens et musiciennes, et de celles et ceux qui les accompagnent. Si lâon comprend lâaspect expĂ©rimental qui peut avoir son intĂ©rĂȘt dans le mĂ©lange des genres, lâidĂ©e dâun remplacement des formes dâexpression qui prend, dans la prĂ©cipitation, de plus en plus dâampleur, ne semble plus seulement ĂȘtre une consĂ©quence de la crise sanitaire mais ouvrir grand les craintes dâun remplacement des moyens dâexpression. Selon lâadage de grande sagesse, maintes fois Ă©prouvĂ© dans lâhistoire, il importe de ne pas aller plus vite que la musique.
En un temps oĂč la crise sanitaire a largement ajoutĂ© de la souffrance Ă un ensemble de professions dĂ©jĂ grandement Ă©prouvĂ©es, on se demande si ces aides Ă la diffusion de musique sur Internet ne seraient pas le rĂ©sultat dâune confusion entre « soutien dans le cadre du COVID » et « aide Ă la transition numĂ©rique » ? Sont-elles vouĂ©es Ă perdurer au-delĂ de la pĂ©riode pandĂ©mique ou Ă devenir, pour le CNM, une des normes de diffusions de « reprĂ©sentations sans public », Ă©ventuellement au dĂ©triment des aides au « spectacle vivant » et de la production « physique » de musique enregistrĂ©e ?
Alors, les questionnements affluent pĂȘle-mĂȘle Ă la vitesse 5G :
âą Au-delĂ dâInternet, le dispositif de Fonds de soutien Ă la diffusion alternative proposĂ© par le CNM est-il ouvert aux sĂ©ances live, diffusĂ©es par les radios et tĂ©lĂ©visions publiques, locales, associatives ou privĂ©es ainsi quâĂ celles transmises par « support physique » (CD, LP, DVD, K7) ?
âą Les petites structures (labels, compagnies, auto-entrepreneursâŠ), qui ont des Ă©quipes rĂ©duites et non des Ă©quipes de salariĂ©s permanents, seront-elles Ă©ligibles ? Ă partir de quel chiffre dâaffaires le seront-elles ? Ces mĂȘmes petites structures nâayant pas obtenu dâaides gouvernementales et/ou nâayant pas postulĂ© Ă celles-ci seront-elles Ă©ligibles ?
âą Les critĂšres dâattribution des aides aux « reprĂ©sentations sans public » intĂšgreront-ils une exigence de rĂ©munĂ©ration des musiciens, du respect des droits Ă lâimage, des droits dâinterprĂštes et des droits dâauteurs ?
âą Pour les productions aidĂ©es par la collectivitĂ©, les plateformes de diffusion Internet (peu rĂ©putĂ©es pour une fiscalitĂ© Ă jour lĂ oĂč elles exercent) auront-elles lâobligation de respecter la loi française sur le droit dâauteur et les droits voisins ?
âą En aidant les concerts sans public, qui exigent, pour ĂȘtre de qualitĂ©, des moyens audiovisuels hors de portĂ©e des structures les plus fragiles, le CNM ne prend-il pas le risque de limiter in fine son soutien aux grosses structures et aux grosses productions ? Quelles seront par ailleurs les exigences particuliĂšres quant Ă la qualitĂ© technique de la captation ? Y aura-t-il une liste de prestataires et producteurs agréés ?
âą Est-il prĂ©vu dâindemniser les producteurs de disques de lâabsence totale de vente de disques lors des concerts sans public ? (Les petits labels sans distributeur – et ils sont nombreux – rĂ©alisent une part non nĂ©gligeable de leur revenu en vendant des disques lors des concerts)
⹠Par quelles plateformes, ces concerts sans public seront-ils diffusés ? Pour quelle audience et dans quelles conditions ? Les réseaux de diffusions et les plateformes du service public seront-ils prioritaires ?
âą Les responsables de ces institutions ne prennent-ils pas le risque dâĂȘtre suspectĂ©s de se prĂ©cipiter, Ă lâoccasion de cette situation de crise, vers les seules solutions numĂ©riques, prĂ©sentĂ©es comme des Ă©vidences inĂ©vitables alors quâelles ne sont peut-ĂȘtre que des Ă©lĂ©ments de leur vision de lâavenir, par nature incertain ?
âą On a vu combien le tout numĂ©rique de lâenseignement public ne saurait ĂȘtre satisfaisant et en aucun cas un remplacement. En accĂ©lĂ©rant artificiellement la « transition numĂ©rique » pour la culture, ne prend-on pas le risque de voir les jeunes gĂ©nĂ©rations intĂ©grer ces nouvelles pratiques comme des normes, au dĂ©triment dâune pratique culturelle plus « socialisĂ©e », permettant la rencontre, lâĂ©change, lâincarnation et le partage ?
âą En instituant la diffusion numĂ©rique comme condition Ă lâobtention de ces aides et comme moyen dâaction privilĂ©giĂ©, le CNM ou dâautres organismes comme la SACEM ne sont-ils pas en train de prĂ©juger des solutions, avant mĂȘme une rĂ©elle Ă©tude des problĂšmes posĂ©s par leur projet et de leur impact ?
âą Nây a-t-il pas un risque que ces aides du CNM aux spectacles sans public ne viennent abonder le financement de nouveaux prestataires de service vidĂ©o en ligne et de « nouvelles » chaĂźnes de production au dĂ©triment de lâaide aux artistes et producteurs ?
AprĂšs ces questions immĂ©diates en surgissent dâautres, non moins directes, dâordre Ă©conomico-politique, existentiel, sociĂ©tal ou Ă©cologique :
âą Comment Ă©viter que ces aides reprĂ©sentent un transfert indirect dâargent public vers les Gafam ?
âą La reprĂ©sentation systĂ©matiquement imagĂ©e de la musique opĂšre forcĂ©ment un glissement de perception considĂ©rable. Qui est lâartiste apprĂ©ciĂ© ? Celui qui filme ou celui qui joue ? Qui sont les prestataires vĂ©ritables : les sociĂ©tĂ©s de productions vidĂ©o ou les artistes, les lieux de concerts, les maisons de disques ? Nâaura-t-on pas lĂ , comme on peut dĂ©jĂ le constater, un tri entre les productions dotĂ©es de moyens importants et celles souvent plus porteuses de musiques Ă audience moins large mais toutes aussi utiles pour qui lâimage est de moindre importance (voire contradictoire avec le propos artistique) ? Comment ne pas craindre lâescalade qui se profile ?
âą A-t-on calculĂ© lâempreinte carbone des concerts sans public en streaming ? Les centaines de milliards de vues attendues vont sâajouter Ă la croissance actuelle, dĂ©jĂ exponentielle des usages du streaming, augmentant considĂ©rablement la consommation dâĂ©lectricitĂ© mondiale, et accĂ©lĂ©rant lâĂ©puisement des ressources naturelles, sans parler des conditions humaines de leur extraction.
On a constatĂ© rĂ©cemment, avec plaisir, une renaissante reconnaissance des disquaires, aprĂšs celle des libraires. Gageons quâelle soit le signe de la reconnaissance de lâimportance des disques, aussi indispensables que le livre, comme devra ĂȘtre largement soulignĂ©e et reconnue lâimportance de la diffusion de musique avec public sans nĂ©cessitĂ© dâenregistrement audio ou visuel.
Alors, pourquoi ne pas profiter de cette situation complexe et contradictoire pour lancer, sans aller plus vite que la musique, une rĂ©flexion de fond sur nos mĂ©tiers, nos pratiques, la culture, les dispositifs dâincitation et dâaide, qui tiendrait compte dans leur ensemble de toutes les pratiques, oĂč la crĂ©ation par Internet (spĂ©cificitĂ© dâun art adaptĂ© au mĂ©dia proposĂ©) aurait sa place aux cĂŽtĂ©s des, et non en remplacement des concerts publics, de la production physique et de toutes les autres formes dâexpression diverses de la musique, toutes nĂ©cessaires ?
Les Allumés du Jazz
Source: Demainlegrandsoir.org