En guise de joyeux noĂ«l, on nous a transmis cet article dâAgustĂn GarcĂa Calvo (1926-2012), philologue espagnol, linguiste, poĂšte, dramaturge, penseur radical et maĂźtre de plusieurs gĂ©nĂ©rations dâincrĂ©dules et de rebelles, dont les Ă©ditions La TempĂȘte ont fait paraĂźtre cette annĂ©e lâouvrage Histoire contre tradition. Tradition contre Histoire. [1]
Chaque fois que cela se rĂ©pĂšte, annĂ©e aprĂšs annĂ©e, siĂšcle aprĂšs siĂšcle (et âcelaâ, ce sont ces mots et le fait quâils relatent), la merveille de ce mysterium simplicitatis, rĂ©sonnant de nouveau et se produisant sans fin, grandit et grandit la merveille quâon ne le comprenne pas. « Et la lumiĂšre luit dans les tĂ©nĂšbres ; et les tĂ©nĂšbres ne lâont pas comprise », et ne la comprennent toujours pas. Est-ce pour cela que Jean Ă©tudia avec ferveur le livre dâHĂ©raclite le TĂ©nĂ©breux, oĂč parlait la raison commune, et en appliqua les formules au cas du Messie de JudĂ©e et que, pour mieux les dire, il se dĂ©doubla en deux Jeans, celui qui venait avant, donnant nom Ă la Vie, et celui qui venait aprĂšs la mort, proclamant la parole ? Est-ce pour cela que le monde a laissĂ© ces formules de la logique de la claire contradiction ĂȘtre rĂ©pĂ©tĂ©es au cours des siĂšcles dans des cantiques et des psalmodies (« â Et le verbe sâest fait chair. â Et il a habitĂ© parmi nous ») par des milliers et des milliers de gens analphabĂštes, paysans de la vaste Russie tenant entre les engelures de leurs doigts des bougies colorĂ©es, petits noirs des Antilles balbutiant en chĆur dans leurs aubes blanches, tous sans comprendre ce quâils rĂ©citaient, mais du moins ne croyant pas le comprendre, le rĂ©pĂ©tant fidĂšlement de mĂ©moire ou, comme on dit, par cĆur ? Mais la meilleure façon justement de ne pas le comprendre est de croire quâon lâa compris, autrement dit quâon sâen est fait une idĂ©e. Ainsi, pour commencer, ils durent convertir en un personnage historique (peu importe quâils lâaient nommĂ© rabbi, fils du charpentier ou dieu vivant) quelquâun qui nâĂ©tait personne pour pouvoir ĂȘtre nâimporte qui ; et ils en firent une personne de la triste Histoire, bien quâil ait fallu en faire la Personne qui divisait lâHistoire en deux, avant JĂ©sus-Christ et aprĂšs JĂ©sus-Christ, avec une chronologie que furent forcĂ©s dâapprendre et de respecter tous les peuples du Globe, soumis dans lâunique Culture Dominante. Mais quelle tromperie sanguinaire, quelle tĂ©nĂ©breuse illusion ! Ne se rendent-ils pas compte quâĂ chaque fois quâun enfant naĂźt, nâimporte lequel, se produit ce miracle « et le verbe se fit chair » ? Chaque enfant amĂšne la raison au monde et vient la dire, et Ă mesure quâil entre dans le monde, en lutte contre la mauvaise idĂ©e de ses parents et de la SociĂ©tĂ© entiĂšre, il tente de la dire, de la balbutier. Cela, lâenfant le fait car il nâest personne, personne de dĂ©terminĂ©, mais nâimporte qui ; car le langage nâest pas sien, ni dâaucune nation, et grĂące Ă cela, en lui, câest le langage mĂȘme qui tente de parler, qui est le seul Ă savoir parler. Mais lâHistoire est ainsi faite que le Seigneur de la Mauvaise IdĂ©e doit tuer encore et encore lâenfant qui naĂźt, pour en faire une Personne bien constituĂ©e, en qui jamais plus la raison commune ne parlerait, sinon sa raison dâĂȘtre particulier, qui nâimporte quâĂ Lui seul et Ă Dieu. Et ainsi, par la force de lâerreur et du mensonge, bien que le verbe continue Ă se faire chair, il en est comme si de rien nâĂ©tait ; et lâon peut arriver, au paroxysme du ProgrĂšs, Ă la quasi parfaite dĂ©formation oĂč les choses se passent Ă lâenvers et oĂč la chair se fait⊠non point âverbeâ, car le verbe est la parole en action (pas prĂ©cisĂ©ment le verbe de la grammaire de ces langues de la paroisse, qui nâest quâune forme idiomatique comme une autre de la parole active, mais au succĂšs plus important), la parole en marche et en Ćuvre, celle qui, en disant, fait ; mais oĂč lâon arrive Ă ce que la chair se fasse idĂ©e, abstraction et nombre, Ăąme vaine et puissante ; et lâIdĂ©e suprĂȘme et forte est lâArgent, rĂšgne de lâabstrait et de lâIdĂ©e avec ses Nombres sur la pauvre chair, que lâon insulte du seul fait de lâappeler chair et que lâon rĂ©duit ainsi Ă de la chair de boucherie, qui ne vit ni ne sent ni ne dĂ©sire si ce nâest pour servir lâIdĂ©e qui est sa mort, lâĂme, autrement dit lâĂtat et le Capital. Et pourtant, au beau milieu de tout cela, infatigablement continuent de naĂźtre des enfants quelconques qui apportent au monde la raison commune, et le verbe se fait encore et encore chair et vit parmi nous et en nous. FrĂšres : en ces nouvelles cĂ©lĂ©brations de la nativitĂ©, les croyants, bien sĂ»r, ne pourront rien comprendre : leur foi les en empĂȘche, qui nâest autre chose que lâIdĂ©e qui les domine et les pousse Ă acheter et Ă vendre de la chair en plastique illuminĂ©e dans les Grands Magasins. Ah, si au moins les non croyants, ou ceux qui croient ne pas lâĂȘtre, pouvaient se taire un peu et se laisser aller Ă comprendre ce que disent ces paroles qui rĂ©sonnentâŠ
Traduit de lâespagnol par Manuel Martinez, en collaboration avec Marjolaine François.
Source: Lundi.am