Lumières vives, musique forte, danses excessives, pas de soucis, pas de devoirs, pas de peur. Ne penser à rien et pourtant vivre tout de manière doublement intense. Nous voulons fêter à outrance, prendre du plaisir, apprendre à connaître les autres d’une manière nouvelle et nous sentir libre. Nous voulons transformer la nuit en jour. Nous devenons proches de gens dont nous ne connaissons pas même le nom. Par la suite, nous ne nous souvenons plus de rien et seul le mal de tête nous rappelle que la soirée a dû être bonne. Alors, pourquoi buvons-nous de l’alcool ?
« Oui mais il est bourré » : la phrase magique qui excuse tout
Pas de limites pas de retenue, tout disparaît, les conséquences nous paraissent lointaines et nous sont complètement égales. On regarde les gens autour de nous, on voit peut-être une personne attractive et c’est alors la seule chose qui compte. Ça c’est le côté désagréable de la fête – pour moi tout du moins : être attouchée, harcelée, importunée et ne presque pas avoir les moyens d’éviter ce genre de situation. J’essaie alors de m’en aller, de me détourner, fuir pour ne pas être obligée d’entrer en confrontation, d’affronter une situation que je n’ai pas choisi de vivre. « Oui mais il est bourré » est probablement la plus simple des excuses. Oui il est bourré et à cause de cela il n’a plus de retenue, ne remarque pas le refus, ou le remarque mais l’ignore.
Malgré une ambiance festive, éméchée et détendue, il y a des limites. Celles-ci peuvent évoluer en fonction du moment mais persistent pourtant. Et cela doit être respecté et pris en compte. Si je sors fêter je veux pouvoir le faire sans me sentir restreinte parce que je ne sais comment (ou n’ai pas envie de) réagir à des situations où mon consentement (ou son absence) est ignoré. Être saoul ne légitime pas de participer à la culture du viol et je n’ai aucune envie de vivre dans une société/scène/milieu qui accepte des abus sexuels qu’ils soient verbaux ou physiques.
La norme de la fête alcoolisée facilite la culture du viol
Je n’ai pas envie de devoir me résigner à quitter un endroit en alors même que je ne crée pas le problème. Non le problème ce n’est pas moi, ni même l’alcool mais c’est ce que nous faisons de nous. Ce que l’on s’inflige collectivement en se soumettant à la norme de la culture alcoolisée. Nos normes véhiculées en matière d’alcool marchent main dans la main avec la culture du viol. Peut-être devrait-on le dire clairement une fois pour toutes. L’alcool légitime des harcèlements, des abus, impose des situations et conversations désagréables. Cette culture du viol nous implique tous et toutes : la personne qui subit, la personne qui impose et toutes les personnes qui assistent mais qui n’agissent pas.
Un exemple ? Personne A se réjouit d’être dans une fête chouette, danse et se sent bien. Personne B trouve cela attractif et développe certaines attentes sexuelles, relationnelles ou affectives. B danse en contact avec A. A trouve cela agréable mais lorsque B la touche, A ne souhaite pas ce rapprochement. Elle se détourne, prend une attitude distante. Elle ne voudrait pas passer pour une rabat-joie, finalement tout le monde est détendu et un peu éméché ici, l’ambiance est festive. Elle ne veut pas paraître « coincée » (même si bien sûr dire « non » n’a rien de coincé). Personne B n’abandonne pas et revient à la charge, d’autres voient cela, voudraient en fait intervenir d’une manière ou d’une autre, mais ne veulent pas non plus être perçus comme des trouble-fêtes. Qui intervient n’est pas désinhibé et dans une bonne fête on se doit d’être détendu, relâché, positif, décomplexé. Dans ce cas tout le monde se soumet à la culture du viol, parce que personne n’a voulu casser la bonne ambiance.
Avoir des limites est synonyme d’être coincé et complexé et laisserait supposer que la fête n’est pas assez bonne, pas assez réussie. Le problème n’est pas tant l’alcool en soi mais l’imaginaire qu’il véhicule. À travers la consommation d’alcool, on crée un espace où les limites du consentement ne doivent plus être respectées parce que l’on dispose d’une excuse en béton : « j’étais bourré ». Toutefois, cela ne s’explique pas – comme beaucoup pourrait le penser – par les effets chimiques de l’alcool. Je ne parle consciemment pas de la consommation générale d’alcool, mais bien de notre rapport normé à l’alcool. L’anthropologue sociale britannique Kate Fox a tenu une conférence sur des expériences à propos de l’effet placebo et des effets de l’alcool(1). Elle a comparé les effets véritables de notre consommation d’alcool avec les attentes que nous nous en faisons. D’un côté il y a les normes présentes concernant notre consommation d’alcool : nous partons du principe, par exemple, que l’alcool décomplexe, augmente notre libido et/ou rend agressif. C’est avec cette attente que nous commençons à boire et lorsque l’on est convaincu que quelque chose va nous arriver, cela arrive – également après la consommation d’une boisson placebo et donc non alcoolisée.
Aux participants de l’expérience il a été servi des boissons alcoolisées et des boissons non-alcoolisées (mais annoncées comme étant alcoolisées) et ils devaient ensuite juger de leur état tout seuls. Même ceux qui n’avaient reçu que des boissons non-alcoolisées se sentaient désinhibés, plus éméchés. Cela ne doit pas relativiser l’effet chimique de l’alcool. Bien sûr, l’alcool a des effets sur le corps et les sens. Les troubles corporels liés à la consommation de l’alcool ne sont pas des illusions. Néanmoins la perte de limites et de retenue à travers l’alcool n’est pas chimique mais culturelle. Les effets attendus tels que parler plus fort et avec moins de retenue pour les autres, prendre plus de place, être sexuellement plus actif, agir de manière asociale, sans veiller au consentement d’autrui – tout cela est culturel. C’est aussi cette norme que renforcent les campagnes anti-alcool : « Si tu bois, alors tu feras des choses que tu regretteras plus tard / tu te battras avec tes amis / tu oublieras de te protéger en cas de rapport sexuel / tu coucheras avec des gens que tu ne connais pas / etc. »
Alors on se rencontre, on boit et on espère que les contraintes se réduisent bientôt, que les pressions deviennent moins fortes. Qui boit (en croyant boire de l’alcool) se sent souvent plus beau et attractif. La conscience de soi change complètement. On devient plus autocentré et moins attentif aux autres, à leurs limites ou leurs envies. On ne change pas uniquement notre perception de soi mais aussi celle des autres. D’autres personnes, qui ont des limites pourtant claires, doivent se défendre plus fortement pour qu’elles soient respectées. Ou alors ils laissent tomber de peur de paraître trop « coincés », puisque dans ce mode festif nous devons tous être si décontractés. On serait sidéré de constater à quel point des personnes politisées peuvent se révéler avoir des comportements sexistes lorsque l’on compare les remarques, attitudes et comportements de situations alcoolisées aux situations « à jeun ».
C’est ainsi que l’on arrive à accepter et banaliser beaucoup d’abus. Dans ces ambiances festives et alcoolisées les limites se relâchent, beaucoup acceptent des choses qu’ils n’auraient jamais voulu dans d’autres situations, les implications de nos actes sont évaluées différemment. Dans ces moments, nous rejetons nos propres limites ainsi que celles des autres, aussi sensées qu’elles puissent être. Peut-être s’agit-il de notre culture de l’alcool que nous devrions une fois pour toutes rejeter – parce que, elle, est insensée.
Une féministe anti-fasciste bulgare
*Texte traduit et édité la première fois par infokiosques.net (le meilleur site de tous les temps).
(1) bbc.com, « Viewpoint : Is the alcohol message all wrong ? », BBC, 12 octobre 2011.
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