Jeudi dernier, le CCIF a reçu du ministĂšre de lâintĂ©rieur une notification de dissolution, laissant au collectif 8 jours pour Ă©mettre ses « observations », dans un simulacre de procĂ©dure contradictoire. Cette dissolution que GĂ©rald Darmanin sâest empressĂ© de relayer triomphalement sur les rĂ©seaux sociaux en prĂ©cisant quâelle procĂ©dait directement des instructions dâEmmanuel Macron est en rĂ©alitĂ© sans objet puisque le CCIF avait, par anticipation de cette dĂ©cision, dĂ©jĂ pris le soin de dĂ©mĂ©nager son siĂšge social Ă lâĂ©tranger.
Mais il ne faut pas sây tromper, câest un nouveau cap qui vient dâĂȘtre franchi avec cette annonce et ce alors mĂȘme que lâextension des motifs de dissolution dâassociation prĂ©vue par la future loi sĂ©paratisme nâest mĂȘme pas encore entrĂ©e en vigueur. Cette dĂ©cision est la consĂ©quence directe de la surenchĂšre islamophobe et sĂ©curitaire qui sâest mise en place aprĂšs lâattentat de Conflans-Saint-Honorine, selon une mĂ©canique dĂ©sormais familiĂšre. Comme en 2015 oĂč lâĂ©tat dâurgence avait permis dâassigner Ă rĂ©sidence et de perquisitionner tous azimuts le domicile de milliers de musulmans (3021 perquisitions administratives entre novembre 2015 et janvier 2016 pour seulement 4 procĂ©dures judiciaires engagĂ©es) câest le mĂȘme cycle punitif qui sâest enclenchĂ© depuis le 16 octobre dernier.
En bon cowboy de la RĂ©publique, Darmanin sâest justifiĂ© des opĂ©rations de police diligentĂ©es dans la foulĂ©e en expliquant vouloir « faire passer un message ». Ă nouveau, on a vu ces derniĂšres semaines se multiplier les perquisitions administratives, transposĂ©es dans le droit commun depuis 2017 et pudiquement renommĂ©es « visites domiciliaires ». Ă cela sâajoutent les mesures dites « dâentrave systĂ©matique », pratiquĂ©es Ă bas-bruit depuis 2018 dans certains quartiers populaires, et consistant en un usage dĂ©tournĂ© des outils de contrĂŽle administratif sans rapport avec le terrorisme (normes dâhygiĂšnes et de sĂ©curitĂ©, contrĂŽle URSAFF ou CAF), visant Ă obtenir la fermeture de lieux vaguement considĂ©rĂ©s comme « radicaux », « communautaristes » ou « sĂ©paratistes » (associations, Ă©coles musulmanes, boucherie halalâŠ). Si en 2015, on se faisait peu de scrupules Ă lâidĂ©e de fracturer quelques portes pour embarquer des mĂšres et des pĂšres de familles sous les yeux apeurĂ©s de leurs enfants, en 2020 on fait dĂ©sormais « passer des messages » en allant interpeller des Ă©coliers de 10 ans Ă leur domicile pour « apologie du terrorisme ». Depuis des annĂ©es, les dispositifs de surveillance, de profilage racistes (souvenons-nous des fameux « signaux faibles de radicalisation ») et de signalement sont dĂ©ployĂ©s au nom de la lutte contre la radicalisation et le terrorisme, et qui en, plus dâĂȘtre injustes, se sont rĂ©vĂ©lĂ©s parfaitement inefficaces pour prĂ©venir des attaques.
Câest cette logique punitive qui a conduit Darmanin Ă prononcer la fermeture de la grande mosquĂ©e de Pantin, privant 1300 fidĂšles de leur lieu de culte pendant 6 mois. Le 28 octobre dernier elle sâest Ă©galement soldĂ©e par la dissolution administrative de Baraka city, association caritative portant assistance Ă plus de deux millions de personnes dans le monde. LâONG avait pourtant dĂ©jĂ Ă©tĂ© blanchie par la justice Ă la suite dâune procĂ©dure engagĂ©e contre elle en 2017 et finalement classĂ©e sans suite.
La rĂ©activation de lâagenda islamophobe avec le projet de loi sur le sĂ©paratisme quelques semaines plus tĂŽt a trouvĂ© dans lâattentat de Conflans-Sainte-Honorine une sorte de confirmation inespĂ©rĂ©e de la narration qui lui servait dâappui. Sans mĂȘme attendre que lâenquĂȘte judiciaire ne livre ses conclusions, GĂ©rald Darmanin sâest empressĂ© de dĂ©signer des coupables Ă la vindicte mĂ©diatique â Baraka city et le CCIF â et dâannoncer Ă grand fracas leur dissolution prochaine. Sâagissant du CCIF, le ministre nâa pas hĂ©sitĂ© Ă mettre directement en cause sa responsabilitĂ© dans la campagne de dĂ©nigrement lancĂ©e sur les rĂ©seaux sociaux par le pĂšre dâune collĂ©gienne contre Samuel Paty. Version largement contredite par plusieurs mĂ©dias ayant enquĂȘtĂ© sur ce point (Le Monde et LibĂ©ration notamment). Bien que contactĂ©e par le parent dâĂ©lĂšve, lâassociation sâest bien gardĂ©e de relayer les accusations lancĂ©es publiquement par ce dernier tout en lui recommandant de retirer sa vidĂ©o des rĂ©seaux sociaux afin de procĂ©der Ă la vĂ©rification des faits et des allĂ©gations rapportĂ©s.
Au lieu de reconnaĂźtre la dĂ©marche du CCIF comme une preuve du sĂ©rieux et du professionnalisme de ses Ă©quipes, on a vu une nouvelle fois se tisser un rĂ©cit mĂ©diatique dominĂ© comme toujours par des accents complotistes. Ce qui revient inlassablement dans ces discours câest lâexistence fantasmĂ©e dâune duplicitĂ© de ses militants, dâun agenda cachĂ© ou dâune mainmise Ă©trangĂšre sâexerçant dans lâombre. Ă cela sâest greffĂ© un discours dâĂtat criminalisant littĂ©ralement les revendications anti-racistes et la dĂ©nonciation de lâislamophobie, en les accusant de complicitĂ© lointaine avec le terrorisme. Le brusque Ă©largissement des chaines de complicitĂ© est allĂ© jusquâĂ Ă©clabousser lâObservatoire de la LaĂŻcitĂ©, connu pour sa lecture libĂ©rale de la loi de 1905, et son rapporteur Nicolas CadĂšne qui avait pourtant saluĂ© le « remarquable discours » de Macron sur le sĂ©paratisme. Observatoire de la laĂŻcitĂ© qui a finalement Ă©tĂ© mis au pas, nâhĂ©sitant pas au passage Ă lĂącher le CCIF avec lequel il Ă©tait pourtant habituĂ© Ă travailler.
Avec cette dissolution, le gouvernement accĂšde Ă une vieille demande de lâextrĂȘme droite et de certains nĂ©o-rĂ©publicains laĂŻcards qui demandent la tĂȘte du collectif depuis des annĂ©es. Il sâagit ici ni plus ni moins que dâabattre lâun des principaux contre-pouvoirs Ćuvrant Ă la visibilisation de lâislamophobie dans sa dimension systĂ©mique (rappelons que le CCIF publie tous les ans un rapport dans lequel il propose un bilan statistique de lâislamophobie en France) et Ă lâassistance juridique quotidiennes des victimes dâactes islamophobes. On comprend dâautant mieux lâintĂ©rĂȘt quâont certaines Ă©lites mĂ©diatiques et politiques Ă cette dissolution si on se souvient que nombre dâentre elles figuraient parmi les prĂ©venus dans les procĂšs intentĂ©s par le CCIF ces derniĂšres annĂ©es Ă la suite de propos islamophobes ou diffamatoires prononcĂ©s publiquement. Ă travers les cas individuels quâil accompagne, le CCIF mĂšne depuis sa crĂ©ation une bataille dans les arĂšnes judiciaires, bataille qui a permis dâarracher certains revirements jurisprudentiels importants. Câest en partie Ă son action que lâon doit la jurisprudence du Conseil dâEtat de 2013 qui empĂȘche lâexclusion des mĂšres voilĂ©es des sorties scolaires, celle de la Cour de justice de lâUnion europĂ©enne de 2017 qui limite les possibilitĂ©s de restriction du voile en entreprise ou encore la suspension des arrĂȘtĂ©s anti-burkini en 2016. Occultant avec une remarquable constance ce travail menĂ© depuis des annĂ©es, le rĂ©cit mĂ©diatique dominant nâa cessĂ© de relayer des fake news au sujet du collectif, sans jamais se donner la peine dâapporter la moindre preuve Ă ces allĂ©gations. Franchissant lĂ aussi un cap dans la dĂ©sinformation, le ministĂšre de lâintĂ©rieur est allĂ© jusquâĂ se ridiculiser en confondant, dans sa notification de dissolution, le CCIF avec le CIF (Conseil des imams de France) et en inventant Ă lâassociation un trĂ©sorier quâelle nâa jamais eu.
Ă quelques exceptions prĂšs, les rĂ©actions politiques ne sont clairement pas Ă la hauteur de cette radicalisation de lâislamophobie dâĂtat qui fait pourtant systĂšme avec le virage autoritaire auquel nous assistons. On ne saurait de ce point de vue dissocier la lutte contre la loi sĂ©curitĂ© globale de celle contre le futur projet de loi sĂ©paratisme, dont la premiĂšre mouture vient dâĂȘtre dĂ©voilĂ©e. Cette derniĂšre prĂ©voit notamment dâĂ©tendre de maniĂšre inĂ©dite les pouvoirs de lâadministration en matiĂšre de contrĂŽle et de dissolution des associations (musulmanes ou non), de police des mĆurs et de discipline de la sphĂšre intime des familles musulmanes. Mais elle contient Ă©galement un article qui prĂ©voit la crĂ©ation dâun dĂ©lit de « mise en danger dâautrui par diffusion dâinformations relatives Ă sa vie privĂ©e ou professionnelle », prĂ©sentant de nombreuses similitudes dans sa rĂ©daction avec lâarticle 24 de la loi sĂ©curitĂ© globale. Il permettrait de punir la divulgation dâinformation sur la simple prĂ©somption de ses consĂ©quences potentielles (et non sur lâĂ©tablissement dâun prĂ©judice rĂ©ellement constatĂ©) avec une peine aggravĂ©e si la victime est dĂ©positaire de lâautoritĂ© publique. Un autre article prĂ©conise une pĂ©nalisation aggravĂ©e de la « haine en ligne » et donc possiblement de la libertĂ© dâexpression, en permettant que ces dĂ©lits soient jugĂ©s en comparution immĂ©diate.
Trop longtemps on a dĂ©noncĂ© lâislamophobie comme une stratĂ©gie de « diversion » dĂ©tournant des « vrais problĂšmes » ou en lâenvisageant exclusivement sous son prisme mĂ©diatique, sans voir ce que son institutionnalisation de plus en plus poussĂ©e impliquait pour le quotidien de milliers de personnes. La construction de lâislam comme ennemi intĂ©rieur se traduit concrĂštement par une discipline de plus en plus Ă©troite des subjectivitĂ©s musulmanes et une quasi criminalisation de leur visibilitĂ©. Mais elle fonctionne aussi, on le mesure aujourdâhui sans doute plus que jamais, comme un redoutable principe de dynamisation des logiques autoritaires et rĂ©pressives qui ne cessent de sâĂ©tendre Ă dâautres franges de la sociĂ©tĂ©.
Source: Acta.zone