Ă une jeune correspondante qui se revendiquait de lâactivisme Ă©cologiste et disait mâen vouloir dâavoir Ă©crit, Ă lâoccasion dâune recension dâun livre de Renaud Garcia, que les « effondristes » manifestaient « une curieuse incapacitĂ© historique (ou plus simplement une gĂȘne) Ă penser le monde techno-capitaliste dans ses contradictions internes » [1], je rĂ©pondis, il y a de cela un an que ce qui sâĂ©tait dĂ©jĂ effondrĂ©, et durablement, câĂ©tait une certaine aptitude au sens commun, un partage de repĂšres identifiables, un rapport critique Ă lâhistoire et la nĂ©cessitĂ© de nâen pas perdre le fil, dâen connaĂźtre les ruses, dâen dĂ©jouer les piĂšges. Ou au moins de ne pas renoncer Ă avoir les moyens de le tenter. Car il nâest pire dĂ©faite, ajoutai-je, que celle que, par vanitĂ©, inconsistance ou manque de discernement sur la vraie nature du rĂ©el de lâoppression, on nâa pas vu venir.
Cet effondrement est dĂ©jĂ acquis. Si la gauche nâa jamais Ă©tĂ© aussi bĂȘte quâelle lâest aujourdâhui et lâextrĂȘme gauche aussi gauchement extrĂȘme dans les ardeurs qui lâaniment et les postulats sociĂ©taux qui les fondent, câest quâĂ force de se dĂ©tourner du passĂ© pour ĂȘtre de son perpĂ©tuel prĂ©sent, elle compense son vide dâhistoire par lâidĂ©e absurde quâil faut ĂȘtre de son temps et sâadapter Ă ses flux.
LâĂ©trange, et câest rĂ©confortant, câest que ma rĂ©ponse Ă cette ardente, mais critique adhĂ©rente dâExtinction Rebellion (XR) â que nous appellerons Minerve â nâeut pas pour effet de nous fĂącher, mais de tisser une relation Ă©pistolaire au long cours faite de questionnements partagĂ©s sur le monde tel quâil doit sâeffondrer ou tel quâil pourrait renaĂźtre. Bien sĂ»r, Minerve a un grand avantage, celui de disposer de cette part de solitude nĂ©cessaire qui, malgrĂ© son activisme, lui permet de rĂ©sister Ă lâaccaparement militant, soit Ă ce temps sous contrĂŽle collectif et affectif oĂč rien dâautre ne compte que le fait de faire groupe et dâatteindre lâobjectif quâon sâest fixĂ©. Elle ne conçoit pas de rĂ©sistance au processus gĂ©nĂ©ral de destruction du vivant sans procĂ©der aux nĂ©cessaires sĂ©cessions, bifurcations, retraits et ressourcements que lâimaginaire rĂ©clame. Elle nâaccepte pas dâavantage dâĂ©tancher sa soif aux seuls best-sellers de Latour et Servigne. Elle dit enfin que, dans ce combat qui sera peut-ĂȘtre le dernier, il ne faudra jamais oublier de convoquer le panthĂ©on invisible de lâhistoire sociale. Telle est cette Minerve Ă qui, on lâaura compris, cette digression sur lâeffondrement doit beaucoup.
Dans ce monde qui, lentement mais sĂ»rement, se dĂ©fait, le « malheur impersonnel » qui nous saisit â pour reprendre et dĂ©tourner une expression de Blanchot â naĂźt de lâhypothĂšse que la destruction mĂ©thodique et Ă marche forcĂ©e du monde humanisĂ© Ă laquelle nous assistons depuis un bon demi-siĂšcle doit nous conduire â par Ă©tapes, mais tout aussi mĂ©thodiquement â aux grands ravages dâun effondrement final sur lesquels chauffent, au risque de lâemballer, les ordinateurs surpuissants de lâĂconomie-Monde. Ce malheur naĂźt de lâimpuissance oĂč nous sommes plongĂ©s, mais aussi de la vaine croyance en une rĂ©gulation possible de la folle machine en Ă©bullition. Câest un peu comme si lâampleur du dĂ©sastre Ă venir atrophiait nos imaginaires. Et câen est Ă un point tel que, quand lâennemi â le systĂšme capitaliste dâaccumulation et de marchandisation illimitĂ©e des ressources et des ĂȘtres humains â est identifiĂ© comme responsable du dĂ©sastre en cours, les formes de lutte quâon lui oppose demeurent trĂšs en deçà de lâurgence du moment. « Car prĂ©tendre lasser les prĂ©dateurs par des attitudes dĂ©fensives et purement passives, Ă©crit Minerve, câest Ă coup sĂ»r attendre la mort par persuasion. » Ce en quoi, elle a raison.
Il nâempĂȘche que ce qui semble se dessiner, comme rĂ©ponse Ă lâhypothĂšse de lâeffondrement, surtout dans les milieux quâon suppose les plus conscients de son apparente inĂ©luctabilitĂ©, ce nâest pas de lâĂ©viter, mais de lâattendre. En sây prĂ©parant, bien sĂ»r, en construisant des bases de repli et en dĂ©veloppant une sorte de pĂ©dagogie de la catastrophe. DâoĂč le retour Ă une certaine forme de millĂ©narisme fondĂ© sur une vague datation des effets du grand choc et la possible perspective dâune renaissance pour⊠dans longtemps.
« Le problĂšme de beaucoup de ces effondristes, dit cette Minerve qui les connaĂźt bien, câest que, tout acquis Ă lâidĂ©e de savoir âoĂč atterrirâ, pour parler comme Latour, le capitalisme les intĂ©resse dâautant moins que, pour parler comme Servigne, il va, comme le reste, sâeffondrer de lui-mĂȘme. » Et câest bien lĂ le problĂšme : Ă la diffĂ©rence des zadistes qui sâinscrivent dans une alternative de rĂ©sistance concrĂšte aux dĂ©sastres du monde et dâinvention de contre-modĂšles de communautĂ©s humaines, nombre dâeffondristes, sans autre perspective que de vouloir survivre aprĂšs avoir mal vĂ©cu, sont le syndrome dâun impensĂ© radicalement dĂ©faitiste fondĂ© sur lâarchipellisation des mĂ©tamorphoses Ă venir dans le monde dâaprĂšs la catastrophe, la loi de la jungle quâelle va instaurer et lâhypothĂ©tique renaissance dâune supposĂ©e forme dâentraide. En attendant, la rĂ©silience, cette superstition contagieuse censĂ©e guĂ©rir du malheur, fera lâaffaire, une affaire de patience quand on a choisi la voie du consentement Ă lâindicible pour nâavoir pas su distinguer une destruction dĂ©libĂ©rĂ©e du vivant, nĂ©e dâune folle logique liĂ©e Ă un mode de production lui-mĂȘme devenu fou, dâun effondrement.
Car rien nâest plus adaptĂ© en effet que la rĂ©silience, ce « vaccin anti-malheur » selon lâexpression de Thierry Ribaut [2], pour Ă©viter dâavoir Ă se poser la question de la rĂ©sistance â et donc des visĂ©es, des tactiques et des confluences que devrait promouvoir une lutte essentielle qui ne concerne pas, loin de lĂ et heureusement, les seuls « effondristes ».
Lâun des phĂ©nomĂšnes les plus remarquables de lâinsurrection jaune tient sans doute Ă la cĂ©lĂ©ritĂ© avec laquelle les supposĂ©s adeptes du gazole qui occupaient les ronds-points offrirent Ă lâĂ©cologie politique son meilleur cri de ralliement : « Fin du monde, fin du mois, mĂȘme combat ». Câest alors que des radicaux de lâĂ©cologie populaire et sociale Ă sablier stylisĂ© et cerclĂ© apparurent, parfois gilets-jaunĂ©s, dans les manifs des samedis. Et, pour nombreux, y tissĂšrent des liens improbables, mais performatifs, comme on dit chez eux. Ă vrai dire, tout nâalla pas toujours pour le meilleur, comme le pointe Minerve, « car XR, comme nâimporte quelle autre entitĂ© activiste, a sa logique et ses mĂ©thodes propres quâelle nâaime pas soumettre Ă discussion, comme cela sâest passĂ©, le 5 octobre 2019, lors de lâoccupation-blocage du centre commercial parisien Italie-2, et plus encore le 25 octobre de la mĂȘme annĂ©e lors de lâoccupation de la place du ChĂątelet, opĂ©ration strictement â et parfois policiĂšrement â contrĂŽlĂ©e par XR pour Ă©viter tout dĂ©bordement ».
Sâil est toujours bon, en effet et par principe, dâĂ©clairer les figures de la rĂ©sistance en approfondissant ses ombres, ce qui compte ici, câest de comprendre en quoi et pourquoi le soulĂšvement des Gilets jaunes fut capable, aprĂšs moultes hĂ©sitations, dâintĂ©grer Ă lâespace social ouvert quâil avait créé une constellation de colĂšres parcellaires, mais conjugables, sur la base de lâĂ©mancipation du genre humain. Et de cĂ©lĂ©brer ce quâil reprĂ©senta de nouveau sans mĂȘme en ĂȘtre conscient, Ă savoir une fin de cycle par retour dâhistoire.
Car refaire histoire commune, câest se donner les moyens de sâinscrire collectivement et activement dans un processus dâinterruption de son cours dĂ©sastreux. Contre la folie destructrice des maĂźtres du monde et le millĂ©narisme attentiste des religieux de GaĂŻa.
Au fond, et pour en revenir au dĂ©but, il est possible que Minerve se soit sentie par trop visĂ©e, en tant quâactiviste dâune honorable cause Ă laquelle elle consacre du temps et de lâĂ©nergie, par mon affirmation un peu provocante sur cet effondrement de la pensĂ©e critique qui aurait dĂ©jĂ eu lieu par renoncement Ă lâanticapitalisme et Ă une Ă©cologie sociale et libertaire fondĂ©e sur une approche rĂ©volutionnaire. Ă vrai dire, jâai des raisons dây croire et les moyens de le dĂ©montrer : lâenseignement de lâignorance y est pour beaucoup, mais pas seulement. Ce qui aggrave le tout, câest que rien ne la comble dĂ©sormais, cette ignorance, que tout lâexacerbe au contraire : le triomphe indiscutable de la postmodernitĂ©, cette pensĂ©e uniforme de la nĂ©antisation du sujet, en phase avec le culte du narcissisme de ce temps, qui a ramenĂ© la thĂ©orie critique a son Ă©tiage le plus bas depuis des dĂ©cennies ; le mensonge Ă jet continu dâun spectacle politico-mĂ©diatique accablant de bĂȘtise satisfaite ; la prolifĂ©rante « contre-information » des rĂ©seaux dits sociaux oĂč, recyclĂ©e Ă leurs poubelles, lâignorance enseignĂ©e devient, par la grĂące de petits Ă©crans transportables, contre-ignorance substitutive.
Face Ă cela, les Ă©clats de conscience qui font galaxie commune dans la perspective de se prĂ©parer au grand effondrement que provoquerait lâĂ©puisement de la nature â dont le plus obtus dâentre nous perçoit les signes â fondent le plus souvent des dĂ©marches relevant dâune illusoire autosuffisance assise sur la fausse croyance que, face Ă lâĂ©normitĂ© des obstacles, seule une stratĂ©gie de la fuite serait dĂ©sormais envisageable. Or, mĂȘme considĂ©rĂ©e de maniĂšre bienveillante, câest-Ă -dire sans la juger Ă la façon nĂ©o-lĂ©niniste dâun Lordon, cet « escapisme » ne tient pas, et pour une raison simple : le retrait est dĂ©sormais impossible, car si lâeffondrement survient, et tout laisse Ă penser quâil surviendra si le frein de la locomotive de lâHistoire nâest pas tirĂ© Ă temps, personne nây Ă©chappera.
Quâest-ce qui fait une Ă©poque ? Je ne parle pas de pĂ©riode, ce trou de temps historique que dĂ©limitent deux dates qui font son dĂ©but et sa fin, mais dâĂ©poque, soit dâun temps vide et ouvert qui se cherche, balbutie et, pour le meilleur et le pire, structure le moment prĂ©sent, ce rĂ©el irrĂ©el que nous traversons. Sâil fallait la caractĂ©riser, cette Ă©poque, dans son paradigme longtemps dominant mais en voie dâeffritement, je dirais quâelle est, dâune part, celle du triomphe du narcissisme, du moi hypertrophiĂ©, un moi dĂ©pourvu de substance, flexible, relativiste, sans autre histoire que la sienne propre, et, de lâautre, celle de la réémergence inattendue et pleine dâespoir dâune rupture de consensus qui tend Ă Ă©roder les bases mĂȘmes du systĂšme dâexploitation capitaliste et de domination gĂ©nĂ©rale qui nous conduit au dĂ©sastre. Pour qui sait voir, tout est mouvant, si mouvant quâil est dĂ©sormais pensable dâimaginer, Ă divers signes majeurs, que cette Ă©poque est en train de devenir pĂ©riode, câest-Ă -dire de se clore. Câest dans la perspective de cette nouvelle Ă©poque quâil nous faut penser la rĂ©sistance Ă lâeffondrement comme raison vitale de conjuguer nos convergences pour faire cause commune vers la construction dâun autre monde, dĂ©capitalisĂ©, dĂ©marchandisĂ© et dĂ©sirable.
Au point oĂč nous en sommes, lâalternative est claire : saboter, par tous les moyens possibles, le mouvement mortifĂšre du capital ou nous effondrer avec lui, en sachant que, lui, survivra peut-ĂȘtre Ă la catastrophe quâil aura produite.
Freddy GOMEZ
Source: Acontretemps.org