Jâai deux amis. Le premier sâappelle Petro. Sans crier gare, il a quittĂ© Paris et son travail dâouvrier du bĂątiment pour rejoindre son Ukraine natale. CâĂ©tait quelques jours avant lâ « opĂ©ration spĂ©ciale » de Poutine. Comme ça. Pour ĂȘtre auprĂšs des siens, au cas oĂč ils auraient besoin de lui. Le second sâappelle Oleg. Ătudiant tardif Ă ses heures libres, il gagne sa vie comme serveur dans un restaurant russe parisien. Câest par lui que jâai su pour Petro. Inquiet, il voulait savoir si jâavais de ses nouvelles. Je nâen avais pas.
Jâavais mis Oleg et Petro en contact, il y a de cela quelques annĂ©es. Oleg travaillait Ă une thĂšse sur Nestor Makhno et lâarmĂ©e rĂ©volutionnaire insurrectionnelle dâUkraine et Petro avait de lointaines origines dans la rĂ©gion de Zaporijjia oĂč quelques-uns de ses ancĂȘtres avaient rejoint les rangs de la Makhnovtchina. Jâavais prĂ©sentĂ© Petro Ă Oleg Ă lâoccasion dâune rencontre â en 2018, je crois â autour du film dâHĂ©lĂšne ChĂątelain, Makhno, paysan dâUkraine. La fraternisation avait Ă©tĂ© immĂ©diate. Le Russe et lâUkrainien sâĂ©taient apprĂ©ciĂ©s jusquâĂ devenir amis.
Sur fond de temps dâincertitude et accablĂ© par les nouvelles du jour, la visite dâOleg mâa laissĂ© un goĂ»t amer. Nous avons parlĂ© de choses et dâautres, des nouvelles quâil recevait de Moscou, de sa thĂšse quâil comptait abandonner, de cette xĂ©nophobie antirusse quâil sentait monter â le restaurant oĂč il travaille, plutĂŽt dĂ©sert en ces heures troublĂ©es, venait dâĂȘtre taguĂ© dâun rageur et stupide « Complices de Poutine ! ». Jâai cherchĂ© Ă savoir sâil avait vu Petro avant son dĂ©part. Jâai appris quâil avait reçu un message tĂ©lĂ©phonĂ© : « Quand lâidĂ©e de libertĂ© passe pour anecdotique, câest le plus souvent quâon lâa perdue par distraction. Je ne peux ĂȘtre quâauprĂšs des miens et de mon peuple. » Jâai appris que leurs relations sâĂ©taient dĂ©gradĂ©es au fil de lâavancĂ©e des pĂ©rils et quâĂ leur derniĂšre rencontre â furtive â ils avaient campĂ© lâun et lâautre sur des positions que, pour ce qui concerne Oleg du moins, puisquâil me lâa dit, il nâaurait jamais pensĂ© pouvoir dĂ©fendre un jour. En clair, le venin Ă©tait dĂ©jĂ dans la plaie. Câest au moment de nous quitter, sur le pas de ma porte que jâai eu cette phrase : « Il ne faut jamais parler la langue du pouvoir ». Oleg mâa regardĂ© en haussant les Ă©paules comme si jâĂ©tais hors-jeu. La guerre avait dĂ©jĂ gagnĂ© les consciences, mĂȘme celles quâon pouvait penser vaccinĂ©es contre les ravages de la pensĂ©e militarisĂ©e.
Ce qui fait le plus souvent histoire, câest ce quâon nâattendait pas. LĂ , ce nâest pas exactement le cas. La logique de Poutine Ă©tant ce quâelle est, lâinattendu fait toujours partie des hypothĂšses. Ce qui fait histoire, pour lâoccasion, câest que la maniĂšre dont Poutine a dĂ©cidĂ© sans faillir dâenvahir lâUkraine en y mettant les moyens â massifs, mais foireux au vu du rĂ©sultat immĂ©diatement constatable, Ă savoir que la population ukrainienne rĂ©siste Ă lâagression â a plongĂ© le monde, et plus encore lâEurope, dans une crise majeure dont personne ne mesure encore les effets. Si lâopĂ©ration rĂ©ussit, le tsar risque de pousser le bouchon plus loin. Si elle foire, comme câest plus probable Ă moyen terme, mĂȘme en cas de victoire militaire, lâhomme du bunker, blessĂ© dans son orgueil de malfaisant, risque pour le coup de se montrer, comme câest logique, vraiment inattendu. Quâil soit devenu dingue ou pas importe peu, dâailleurs. Il est aux manettes dâun pays qui sâeffondre et oĂč il joue peut-ĂȘtre sa derniĂšre partie.
Câest en gros ce que, quelques jours plus tard, jâai dit Ă Oleg, qui mâĂ©couta sans vraiment rĂ©agir. Je le sentais comme perdu Ă cette terrasse de cafĂ© oĂč il mâavait fixĂ© rendez-vous. Je lâinterrogeai. Il hĂ©sita. Je lâincitai Ă me dire ce quâil pensait, sans filtre, sincĂšrement. Il hĂ©sita encore : « Ă vrai dire, rien. Rien qui ne soit capable de faire idĂ©e, ligne explicative. LâĂ©motion est sans doute trop grande pour penser. En vrai, je dĂ©teste autant Poutine que Zelensky, autant un nationaliste pro-russe quâun nationaliste pro-ukrainien. Câest ce qui explique quâaujourdâhui je suis de nulle part. Et câest bien inconfortable. »
Au fond, je comprends Oleg. Jâai appris quâici ou lĂ quelques anarchistes ukrainiens sâenrĂŽlaient, en tant que volontaires, dans des unitĂ©s patriotiques combattantes, apparemment autonomes mais toutes placĂ©es sous lâĂ©gide de lâarmĂ©e ukrainienne, alors que dâautres, pacifistes, semblent plutĂŽt portĂ©s Ă favoriser des convergences de solidaritĂ© entre les oppositions sociales â russe et ukrainienne â Ă la guerre.
â Tu tâes dĂ©jĂ demandĂ©, ai-je dit Ă Oleg, ce quâaurait bien pu faire Makhno dans une situation pareille ?
â Ce quâil a fait, mâa-t-il rĂ©pondu tout de go, quand il a compris quâil lui fallait, le 28 aoĂ»t 1921, Ă©chapper Ă la fatalitĂ© historique en se rĂ©fugiant dans lâanonymat parisien pour y mourir de tristesse.
Et puis les jours ont filĂ© sans que lâami Oleg me rappelle. Un soir, je suis passĂ© au restaurant oĂč il travaille pour constater quâil Ă©tait « fermĂ© pour travaux » sans date de rĂ©ouverture. Dans la mĂȘme semaine, par une connaissance, jâai appris quâune chanteuse de ses amies â et activiste anti-Poutine rĂ©fugiĂ©e en France â avait vu tous ses concerts annulĂ©s parce quâelle avait le mauvais goĂ»t de chanter⊠en russe en des temps oĂč il fallait choisir entre le Bien et le Mal. Câest sĂ»r : il faudrait organiser des exercices de pratique de la dialectique pour en finir avec le dĂ©gueulis de bons sentiments qui nous accablent. Marre !
Au soir dâune journĂ©e de fin dâhiver, lâidĂ©e mâest venue de revoir ce film dâHĂ©lĂšne ChĂątelain sur le paysan de lĂ©gende. Il Ă©tait lĂ , le film dâHĂ©lĂšne, sur une de mes Ă©tagĂšres, et comme mâattendant. Je savais ce quâil avait Ă me dire, mais je voulais en ĂȘtre sĂ»r, histoire de me laver lâesprit des lassitudes de ce prĂ©sent viral et militarisĂ©. Quâest-ce qui fait que, dans le chaos dâune actualitĂ© qui sâemballe et nous avale, lâattention portĂ©e au passĂ© des anciens combats pour lâĂ©mancipation humaine rĂ©active toujours le principe-espĂ©rance ? Câest prĂ©cisĂ©ment que ce passĂ© nâest jamais tout Ă fait passĂ©, quâil est lĂ , vaincu, Ă©crasĂ©, inabouti, mais toujours prĂȘt Ă servir, si lâon sâen ressaisit, pour nourrir nos imaginaires de rĂ©sistance aux impĂ©rialismes de toutes sortes et aux poussĂ©es nationalistes quâils suscitent invariablement en retour. Lâhistoire de la « Makhnovtchina » nous prouve que, si des alliances peuvent ĂȘtre nĂ©cessaires pour vaincre lâennemi principal du moment â les « blancs », Denikine, Wrangel and Co., pour le cas â, câest toujours, Ă la fin, le plus cynique des alliĂ©s qui gagne. En cela, les makhnovistes ne pouvaient pas refuser lâalliance avec les bolcheviks, mais on peine Ă croire quâils aient pu penser un seul instant remporter la mise en faisant triompher leur propre idĂ©e de la rĂ©volution, si diffĂ©rente de celle de lâArmĂ©e rouge. Ils se sont alliĂ©s aux bolcheviks par nĂ©cessitĂ©, mais sans ignorer que les circonstances leur Ă©taient contraires. JusquâĂ la dĂ©faite finale, la leur.
En ce sens, Oleg a sans doute raison de refuser le campisme, de se vouloir de nulle part. Je le connais assez pour ne pas douter de la dĂ©testation quâil voue Ă Poutine et Ă sa clique et pour ĂȘtre sĂ»r quâil se situe rĂ©solument dans le camp de leurs opposants les plus convaincus. Je sais aussi quâil porte en lui quelque chose du poids de ce malheur russe qui fait que, quoi quâil arrive, lâhypothĂšse du pire est toujours la plus probable. On dira que cette prĂ©gnance du malheur relĂšve dâune disposition de lâĂąme slave, de la mĂ©lancolie active quâelle sĂ©crĂšte, mais je me mĂ©fie de ce genre de gĂ©nĂ©ralitĂ© obscurcissante. Dans le cas de mon ami Oleg, lâillusion nâa pas plus dâavenir que lâenthousiasme qui la gĂ©nĂšre. Ă quarante ans, tout penchant de ce genre semble lui ĂȘtre interdit, mĂȘme provisoirement. En dâautres temps, son grand-pĂšre, jugĂ© « ennemi du peuple », puis son pĂšre, dĂ©clarĂ© « agent de lâĂ©tranger », furent encabanĂ©s. Lui, il est Ă la fois porteur de cette histoire intime â dont il tire fiertĂ© â et de lâautre histoire, la grande, infiniment broyeuse en cette terre â « maudite », dit-il â, qui, des premiers soviets libres de Petrograd Ă la rĂ©volte de Cronstadt et Ă lâUkraine de Makhno, a noyĂ© dans le sang et les larmes des pauvres tous leurs rĂȘves dâĂ©galitĂ© et de libertĂ© en dĂ©truisant pour longtemps lâidĂ©e mĂȘme de communisme.
Bien sĂ»r, il sait, Oleg, que la guerre quâa dĂ©clarĂ©e Poutine est une guerre de pure agression, mais il sait aussi â parce quâil nâaime pas les demi-vĂ©ritĂ©s â que le « serviteur du peuple » ukrainien, ce « prĂ©sident Zelensky » qui chavire lâOccident, serait prĂȘt, avec les subsides de lâUnion europĂ©enne et sous la protection de lâOtan, Ă livrer lâUkraine au camp du Bien, celui du nĂ©o-libĂ©ralisme dĂ©vastateur qui est le nĂŽtre et que nous combattons chaque jour comme nous le pouvons. Comme il sait quâil y a autant dâultra-nationalistes, de fascistes, de nĂ©o-nazis, de rouges-bruns dans les deux camps. Libre Ă chacun de contester cette logique de lâĂ©quivalence, mais Ă condition de le faire Ă partir de bons arguments et non sur la seule base des propagandes de guerre Ă©manant des deux camps. Je comprends, oui, quâOleg ait choisi la sĂ©cession, lâĂ©cart, pour nâĂ©couter que sa seule conscience. Jây vois un choix honorable.
Raconter une vie, câest, Ă partir dâimpressions sensibles fragmentaires et isolĂ©es, lui dĂ©couvrir ou lui donner une unitĂ©. Une unitĂ© intĂ©rieure, jâentends, qui peut ĂȘtre une unitĂ© de contraires. Une vie, câest comme une ville dâavant la destruction, un territoire qui sâadapte par force aux accidents de terrain, aux dĂ©nivelĂ©s, aux contingences. Les hauts et les bas y sont intimement mĂȘlĂ©s, les uns nâexistant que par rapport aux autres, en regard, le plus souvent confusĂ©ment, dans une sorte de tension permanente entre flux et reflux. La vitalitĂ© naĂźt de ce cheminement. On ne peut dĂ©finir un ĂȘtre humain que par rapport Ă ce quâil aime. Il faut donc lâavoir frĂ©quentĂ© de prĂšs, mais aussi accĂ©dĂ© Ă certains de ses secrets et percĂ© quelques-uns de ses mystĂšres.
Au vingtiĂšme jour de cette sale guerre, Oleg mâa appelĂ© de Barcelone oĂč il a, semble-t-il, dĂ©cidĂ© de faire retrait et de poser son errance. Sa voix Ă©tait blanche. Il venait dâapprendre, par la compagne de Petro sa mort dans des circonstances confuses. Il aurait perdu la vie sur le coup, dans une banlieue de Kiev, en faisant des courses. Dâune balle perdue, mais pas pour tout le monde. TerrassĂ© par le chagrin, Oleg mâa demandĂ© ce quâil pouvait faire. Je nâavais pas de rĂ©ponse. Je nâai su que lui dire de rester en contact avec sa compagne, ce quâil comptait bien faire. Jâai posĂ© une derniĂšre question Ă Oleg : « Sais-tu sâil Ă©tait combattant ? » Sa rĂ©ponse fusa : « Combattant de la vie. Il voulait sortir les siens de cet enfer, pas davantage. »
De Petro il me reste une impression et un souvenir. Lâimpression, dâabord : celle dâavoir frĂ©quentĂ© un ĂȘtre qui tournait davantage son regard vers le dedans que vers le dehors. Par convenance personnelle, mais aussi parce quâil savait que le prĂ©sent ne lui apprendrait rien. Au contraire du passĂ©, son arriĂšre-passĂ© plutĂŽt⊠Le souvenir, maintenant : cette longue Ă©treinte qui lâavait uni Ă HĂ©lĂšne ChĂątelain aprĂšs la projection, dĂ©jĂ Ă©voquĂ©e, de son film sur Makhno et, la voix brisĂ©e, ce commentaire quâil lui fit : « Merci pour eux, merci pour nous. Eux, les makhnovistes ; nous, leurs hĂ©ritiers. » « De rien, de rien, vous le mĂ©ritez », lui rĂ©pondit HĂ©lĂšne en ukrainien, la langue de sa mĂšre.
En ce triste soir, câest Ă Petro, si prĂ©sent dans ma mĂ©moire, et Ă Oleg, si seul dans son malheur, que je pense et Ă qui je dĂ©die cet extrait du testament que la Makhnovtchina laissa aux travailleurs du monde et que Voline publia dans La RĂ©volution inconnue : « ProlĂ©taires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs, cherchez-y la vĂ©ritĂ©, crĂ©ez-la vous-mĂȘmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs. »
Que maudite soit la guerre !
Freddy GOMEZ
Source: Acontretemps.org