« Il y a des masques qui sont plus vrais que les visages qui les portent⊠»
Je me souviens que cette remarque mâavait troublĂ©. Elle ponctuait une diatribe assez confuse oĂč, mĂ©taphorique, le propos de Rita avait, une fois encore, empruntĂ© les voies dâune dialectique labyrinthique. CâĂ©tait Ă lâheure dâun petit matin du cĂŽtĂ© de la parisienne rue Xavier-Privas. Nous venions de quitter le rade de Mehdi, et ça tanguait dans nos rĂȘves embrumĂ©s.
Rita, je lâavais connue Ă la frontiĂšre de deux Ă©poques, au mitan des annĂ©es 1970, entre capharnaĂŒm et reprise en main. CâĂ©tait une inconditionnelle de la marge. Cette marge, câĂ©tait, pour elle, une maniĂšre dâĂȘtre sur le bord du dedans. Jamais dedans et jamais complĂštement dehors. Le dehors ne lui convenait pas davantage que le dedans. Rien de ce qui faisait consensus ne pouvait recevoir son accord. Jamais. Ni dedans ni dehors. Elle Ă©tait dâun ailleurs, dâune libertĂ© sans rivages. IrrĂ©ductible.
Ce temps fut celui de nos dĂ©faites. AprĂšs la grande marĂ©e, nos illusions se brisĂšrent une Ă une sur la grĂšve du rĂ©el. Nous Ă©tions assez jeunes pour nous refaire, et les renĂ©gats ne manquĂšrent pas dans notre gĂ©nĂ©ration. Rita, elle, sortit du jeu. En se foutant en lâair comme beaucoup dâautres, les oubliĂ©s dâun temps de lâaprĂšs qui fut surtout, pour eux, pour elle, celui du dĂ©sespoir.
Quâest-ce qui fait quâaujourdâhui cette sentence de Rita prenne tout son sens, pour moi, Ă cette heure incertaine dâun jour un peu vain oĂč je me suis mis en tĂȘte de parler des riens dâun temps privĂ© de tout ? Câest sans doute lâidĂ©e que ce temps, qui nous aura masquĂ©s durablement, masque aussi le vrai visage dâun pouvoir qui, pariant autant sur notre lassitude que sur notre dĂ©sir de respirer, dĂ©samorce jour aprĂšs jour notre capacitĂ© de perception de ce qui, dans les plis de ce prĂ©sent atomisĂ©, prĂ©lude sans doute Ă ce qui vient : un retour Ă lâavant-Covid, mais normalisĂ©, technologisĂ©, surcontrĂŽlĂ©, nettoyĂ© de ses marges et plus que jamais livrĂ© Ă lâĂconomie et Ă la Police.
Jâai reçu il y a peu dâun ami du Sud, Jean-Luc Debry, un clin-dâĆil sensible en forme de poĂšme. Il y Ă©crit :
Ătre ensemble.
Dire deux ou trois banalités sans conséquences,
Ăchanger deux lieux communs fatiguĂ©s par lâusage,
Parler chaque jour du temps quâil a fait, quâil fait et quâil fera,
Se dire bonjour avec plaisir,
Donner des nouvelles, en rendre,
Offrir un café de bonne grùce,
Le boire sans culpabilité,
Taquiner, pester
Dénoncer, critiquer, raconter,
Délivrer un secret⊠qui sait ?
Devant « lâOlivette, lâĂ©picerie »⊠et ailleurs.
Parce que lâon est en vie
Et quâelle est encore petitement possible⊠ensemble.
Il y a de cela, en effet, dans ce sentiment de manque qui nous étreint, et sans doute une survalorisation des petits riens qui faisaient la traversée de nos jours. Une nostalgie, en somme, dont le risque est, le temps venu et par fatigue, de nous rallier à toute forme de normalité retrouvée.
Sâil faut admettre que ce temps du danger sanitaire toujours prĂ©sent nous a modifiĂ©s durablement dans la perception de notre rapport Ă lâespace, aux autres, aux choses de la vie, Ă cet ĂȘtre-ensemble dont nous sommes privĂ©s et qui fondait nos maniĂšres de vivre et notre rapport au monde, il a aussi dĂ©sarmĂ© nos colĂšres. Par force, nous les avons confinĂ©es dans lâattente de jours meilleurs. Le pouvoir â qui nâest maĂźtre de pas grand-chose, sa gestion de la crise en atteste â a au moins compris cela : lâ « union nationale » Ă©tait bien impossible, mais la reprise des hostilitĂ©s lâĂ©tait tout autant. Tant quâil serait en position de vider les rues et de dĂ©courager policiĂšrement les potentielles vellĂ©itĂ©s de confrontation manifestante. Câest comme ça. AprĂšs, on ne sait pas. Personne ne sait.
Quand la vie prend cette couleur Ă©trange de lâattente infinie, chacun sâarrange avec ses mĂ©taphores et ses dĂ©sirs contrariĂ©s. Nos compas intĂ©rieurs ont plus ou moins dâamplitude, mais ils ne mesurent aujourdâhui que la largeur de nos manques. Du petit noir au bistrot du coin, des premiers rayons sur un visage dĂ©masquĂ©, du bonheur dâune accolade, dâune caresse sur une joue, dâune rencontre dans une nuit sans couvre-feu. La « vie » est faite de ces choses, jâen conviens, que lâon nâapprĂ©cie vraiment que lorsquâon nous en prive. Reste Ă ne pas oublier que, si la premiĂšre gorgĂ©e de biĂšre Ă la terrasse de nos habitudes retrouvĂ©es nous fera Ă©videmment plaisir, elle aura le goĂ»t amer de nos dĂ©faites annoncĂ©es si, par aventure, nous nous en tenions Ă la jouissance du retour Ă lâanormal.
Le vrai visage du pouvoir, en Macronie, câest bien son masque, celui qui dissimule Ă peine â derriĂšre la respectabilitĂ© gouvernante que lui confĂšre le suffrage universel (deux mensonges en deux mots) â les manĆuvres qui pourraient lui permettre de rempiler. Câest Ă©videmment dans ce cadre interprĂ©tatif quâil faut comprendre les derniers petits riens qui fondent sa stratĂ©gie de reconquĂȘte de lâopinion de droite. Si lâon savait lâUniversitĂ© globalement rĂ©duite Ă nâĂȘtre plus quâun champ de ruines labourĂ© depuis plusieurs dĂ©cennies par la postmodernitĂ© triomphante â celle-lĂ mĂȘme qui, en 2017, vota gĂ©nĂ©reusement pour le trĂšs dĂ©construit Macron, relativiste du « en mĂȘme temps » â, on ignorait quâelle fĂ»t devenue, de but en blanc, ce repĂšre compulsif dâ « islamo-gauchistes » vouĂ©s aux gĂ©monies par le pouvoir et mĂ©ritant dâĂȘtre remis au pas. Comme si le GĂ©nĂ©ral de Colombey sâĂ©tait, en son temps, prĂ©occupĂ© une seule seconde de purger lâAlma Mater des Althusser (Ă rien), plutĂŽt actifs en gavage, au prĂ©texte quâils marxisaient sĂ©vĂšre le Temple du Savoir rĂ©publicain. ReliĂ©e aux affects lĂ©gislatifs de la Macronie en matiĂšre « anti-sĂ©paratiste » ou de « sĂ©curitĂ© globale », cette derniĂšre foireuse croisade sâinscrit Ă©videmment dans une stratĂ©gie de ratissage : Ă nous les Ă©lecteurs de lâOrdre ! Et dire que les brillants commentateurs de France Culture sâĂ©tonnent que, dâaprĂšs LibĂ©ration, porte-voix du macronisme antifasciste de second tour en 2017, le front rĂ©publicain fasse de moins en moins recette Ă gauche du nĂ©ant.
Sâ« il faut avancer hardiment dans la nuit de lâincertitude », comme disait Clausewitz, on peut douter que les temps â mĂȘme dâaprĂšs-crise sanitaire â qui viennent nous ouvrent un boulevard. PlutĂŽt le contraire : au vrai, ça sent lâimpasse et le coupe-gorge. Car, comme chacun sait ou devrait savoir, les saisons Ă©lectorales nâont pas pour principal effet de revaloriser le politique, mais de rentabiliser la politique. Sur la question tout est dit dâailleurs, mais chaque fois ça recommence. La musique sâadapte, mais les flonflons sont les mĂȘmes. Il nây a pas de raison que ça change, et pas davantage que ça mobilise. Les Ă©lections sont faites pour disperser, pas pour rĂ©unir. La RĂ©publique nous appelle⊠à lui dĂ©lĂ©guer nos voix en tant quâindividus-monades, en sachant bien quâune addition de « je » ne fera jamais un « nous ».
Ce « nous », les Gilets jaunes lâont un temps refondĂ© Ă partir de vĂ©ritĂ©s premiĂšres, de base, fondamentales : rien ne justifie notre misĂšre, personne ne doit dĂ©cider pour nous, tout est Ă prendre de ce dont on nous prive. Ce mouvement difractĂ© et Ă©mancipĂ© de toute tradition prĂ©cise et repĂ©rable, a trouvĂ© ses marques dans le seul Ă©cho de ses pas. Dans sa dĂ©termination aussi Ă ne pas se laisser phagocyter par la politique. Avec constance, il sâest mĂ©fiĂ© de la dĂ©lĂ©gation, de la dĂ©possession que toujours elle implique. Et câest pour cela, prĂ©cisĂ©ment pour cela, que le pouvoir, qui sait toujours rouler ses adversaires-partenaires, sâest trouvĂ© si privĂ© de marges devant une colĂšre si lucide quâil a confiĂ© le soin Ă sa basse police, et Ă elle seule, de la rĂ©duire par tous moyens, mĂȘme les plus indignes, les plus exorbitants. Quitte Ă se mettre, de facto, dans la pogne factieuse de ses pandores en sâobligeant Ă lui accorder tous les gages quâelle ne manquerait pas de lui rĂ©clamer. La peur a un prix, et celle que le jaune inspira au pouvoir fut majeure. Il rĂ©prima donc la gueuserie, et de la maniĂšre la plus brutale qui fĂ»t. Sans que les « dĂ©mocrates sincĂšres » se bousculent au portillon de la morale publique pour condamner lâabus de pouvoir. Ce peuple rĂ©voltĂ© â car câen fut un â fut seul et chaque fois plus isolĂ©. Saisis de peur, nombre de participants du dĂ©but finirent par dĂ©serter la rue, lâabandonnant aux irrĂ©ductibles. La pandĂ©mie fit le reste, elle confina les consciences. Plus ou moins.
Tout concourt Ă penser, on nous le dit, que, la crise de lâavenir Ă©tant dâabord une crise de mĂ©moire, la furia jaune finira par rejoindre la longue cohorte des rĂ©voltes orphelines oubliĂ©es qui, nous disent les postmodernes, ne font plus « grands rĂ©cits ». Il est vrai quâaprĂšs avoir ratĂ© le superbe dĂ©but de cette levĂ©e en masse, comme la plupart des universitaires et nombre de militants, il nây a pas de raison quâils en regrettent la conclusion. Nous les laisserons Ă leur nĂ©ant sous copyright en attendant la suite. Car suite il ne peut quây avoir.
Ainsi, on vient dâapprendre par voie de presse â pas la « grande », lâautre, celle qui sâimmisce dans les interstices du mensonge dominant â que le Fonds monĂ©taire international (FMI) avait, ces derniers temps, envisagĂ©, dans deux communications plutĂŽt bien pensĂ©es, lâaprĂšs-pandĂ©mie en travaillant sur ce quâelles appellent « lâombre longue » du Covid, celle qui pourrait suivre, au vu de lâampleur de la crise sociale Ă venir, la phase immĂ©diatiste de bonheur du retour Ă la normalitĂ© des jours. Selon Mediapart, qui a donnĂ© une publicitĂ© mĂ©ritĂ©e Ă la chose, les chercheurs salariĂ©s du FMI semblent dâautant plus prĂ©occupĂ©s par lâeffet diffĂ©rĂ© des colĂšres logiques des dĂ©shĂ©ritĂ©s que, disent-ils, « le manque de confiance dans les institutions, une mauvaise gouvernance [du monde], la pauvretĂ© ou des inĂ©galitĂ©s croissantes » pourraient, Ă moyen terme, favoriser une agitation sociale forte, et â pourquoi pas ? â dĂ©vastatrice pour lâordo-libĂ©ralisme. On admettra que câest dĂ©jĂ une bonne nouvelle. Lâautre, câest que les chercheurs en question, qui ont visiblement fait, eux, des Ă©tudes classiques, fondent leurs prĂ©visions sur une saine connaissance de lâhistoire et de ses effets, notamment en matiĂšre post-Ă©pidĂ©mique. ModĂ©rĂ© dans un premier temps, nous disent-ils â on est toujours content, en effet, dâavoir Ă©chappĂ© au pire â, lâeffet mute dans le temps de lâaprĂšs-aprĂšs : lâapathie prĂ©lude toujours aux dĂ©sordres sociaux Ă venir, des dĂ©sordres entraĂźnants. Lâexpertise a cela de bon quâil lui arrive de ne pas se tromper de diagnostic. Il faut juste lâaider un peu. Dans lâesprit des Gilets jaunes et en Ă©largissant au maximum le champ des colĂšres sociales.
Si nous admettons quâil nây a jamais de fin mot de lâhistoire, mais une histoire sans fin oĂč tout est vouĂ© Ă disparaĂźtre et Ă recommencer, et que, dans les interstices dâun prĂ©sent sans avenir apparent, sâinventent infiniment des causes nĂ©cessaires et des pratiques souhaitables pour ne pas mourir de honte, nos amitiĂ©s ne seront jamais banales. En clair, la vie ne vaut que pour cela : parce quâelle nous engage au-delĂ de tout Ă la changer. Et quâon ne la change que si nous transmettons, de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, les rĂȘves que nous tissons ensemble dans lâĂ©meute, le dĂ©sastre et, pourquoi pas, la victoire sur les petits riens que nous octroient les puissants.
Alors, nous serons toujours masqués, mais par convenance, et nos masques seront, pour le coup, bien plus vrais que nos visages.
Rita avait bien raison !
Freddy GOMEZ
â Et pour qui, en ces temps dâattente, douterait de lâĂ©nergie qui dĂ©borde de nos corps et de nos tĂȘtes, ce « Continuer Ă danser encore », superbe flashmob organisĂ©e Ă la gare du Nord de Paris le 4 mars. En cadeau.
Source: Acontretemps.org