En aoĂ»t 2019, lâagence Associated Press publie une longue dĂ©pĂȘche rĂ©vĂ©lant les accusations de harcĂšlements et agressions sexuels de 9 femmes qui ont travaillĂ© avec Placido Domingo, star internationale de lâopĂ©ra. Un mois plus tard, la mĂȘme agence publie une seconde enquĂȘte, rĂ©unissant des tĂ©moignages similaires de la part de 11 autres femmes.
Magazine spĂ©cialisĂ© dans la musique classique, Diapason a choisi de traiter le sujet en « offrant » Ă lâaccusĂ© la Une de son dernier numĂ©ro (« TĂ©nor, baryton, chef dâorchestre, objet de passion et de scandale. Une force nommĂ©e Placido Domingo »), ainsi quâun dossier de sept pages Ă sa gloire et un Ă©ditorial pour le rĂ©habiliter… tout en nâexpliquant jamais rĂ©ellement les accusations dont il est lâobjet. Au final, un cas dâĂ©cole des travers dans lesquels se vautrent certains mĂ©dias quand il est question de violences faites aux femmes, a fortiori par des artistes.
Commenter les faits sans jamais les décrire
Revendiquant 67 000 lecteurs, Diapason se veut la rĂ©fĂ©rence sur lâactualitĂ© de la musique classique. Il nâignore donc rien des accusations qui pĂšsent sur Placido Domingo, longuement dĂ©veloppĂ©es dans deux riches enquĂȘtes de lâAssociated Press en aoĂ»t et septembre 2019. Mais ses lecteurs et lectrices, en revanche, nâauront jamais le droit, dans ce numĂ©ro de 124 pages, Ă un quelconque descriptif des faits reprochĂ©s Ă Domingo [3]. Il leur faudra se contenter de savoir que des femmes, qui pour la plupart ont demandĂ© Ă conserver lâanonymat, et qui nâont pas initiĂ© dâaction en justice, se plaignent de « la derniĂšre lĂ©gende vivante de lâopĂ©ra ». Ainsi la chronologie revenant sur la carriĂšre de Domingo Ă©voque-t-elle en ces termes les accusations :
Un article dâAssociated Press produit les tĂ©moignages de neuf femmes (dont huit anonymes [4]) accusant Domingo de harcĂšlement sexuel et parfois dâentrave Ă leur carriĂšre au cours des trente derniĂšres annĂ©es. Une quinzaine dâautres sâajouteront au fil des mois (Ă©galement anonymes, sauf deux), provenant en majoritĂ© dâartistes engagĂ©es dans les théùtres dirigĂ©s par Domingo. Si aucune plainte ne sera dĂ©posĂ©e et malgrĂ© les excuses prĂ©sentĂ©es par le chanteur, le scandale pousse les salles amĂ©ricaines Ă annuler en masse ses engagements. Il se voit Ă©galement contraint le 25 septembre dâannoncer son « retrait dĂ©finitif » du Met de New York, et de dĂ©missionner le 2 octobre de la direction du Los Angeles Opera. [En 2020], aprĂšs des enquĂȘtes internes concluant Ă la vraisemblance des faits de harcĂšlement, Domingo rĂ©itĂšre ses excuses tout en contestant les accusations dâabus de pouvoir. Lâaffaire reste sans suite judiciaire, mais les salles espagnoles et anglaises annulent Ă leur tour ses engagements.
Et le rĂ©dacteur en chef dâenfoncer le clou dans son Ă©ditorial :
Et surtout : est-ce Ă la presse (ou aux rĂ©seaux sociaux, Ă lâopinion publique, Ă la rumeur) de se substituer aux tribunaux ? Aucune condamnation pĂ©nale nâa Ă©tĂ© prononcĂ©e contre Placido Domingo, aucune plainte nâa mĂȘme Ă©tĂ© dĂ©posĂ©e. Pourtant, il est reconnu coupable, forcĂ©ment coupable. […]
Le fĂ©minisme de progrĂšs de la fin du siĂšcle dernier aurait-il donc laissĂ© la place Ă un fĂ©minisme de procĂšs ? Peut-ĂȘtre, mais ce nâest pas sans raison. […] Gare cependant Ă la publicitĂ© donnĂ©e Ă certaines dĂ©nonciations. Car Ă une Ă©poque oĂč lâinformation circule Ă la vitesse de lâĂ©clair, la prĂ©somption dâinnocence, qui devrait ĂȘtre respectĂ©e autant que les plaintes des victimes, peut facilement se trouver bafouĂ©e par une forme de lynchage mĂ©diatico-numĂ©rique – celui-lĂ mĂȘme auquel, sâagissant de Domingo, nous refusons de participer.
Si le journal accompagne le dossier laudateur sur Domingo (voir plus bas) dâune enquĂȘte intitulĂ©e « #MeToo Ă lâopĂ©ra », ce nâest toujours pas pour y dĂ©velopper les faits, mais plutĂŽt pour se placer du cĂŽtĂ© de lâaccusĂ© :
Sans quâil soit Ă©videmment question de se prononcer ici sur le fond dâaffaires dont certaines ont fait lâobjet de procĂ©dures judiciaires – mais pas toutes. Pas celles, en tout cas, regardant Placido Domingo, exemple caractĂ©ristique du « parole contre parole » oĂč aucun Ă©lĂ©ment de preuve nâa pu ĂȘtre apportĂ©, ni aucune plainte dĂ©posĂ©e, tout se jouant au tribunal des mĂ©dias et de lâopinion.
Lâartiste y aura perdu honneur et carriĂšre dans une partie du monde, ainsi que son poste de directeur de théùtre. Ces sanctions bafouant toute prĂ©somption dâinnocence sont lâĂ©lĂ©ment le plus contestable du mouvement numĂ©rique et social qui sâest reconnu sous le sigle #Metoo, exposĂ© aux dĂ©rives moralistes et victimaires qui peuvent sâinsinuer dans le combat pour les meilleures causes, de la lutte contre les violences Ă celle pour lâĂ©galitĂ©.
Diapason poursuit en Ă©voquant les plaintes dĂ©posĂ©es par ChloĂ© Briot pour agressions sexuelles pour illustrer… les consĂ©quences nĂ©gatives endurĂ©es par lâhomme quâelle dĂ©nonce : « Il en a cuit […] au baryton accusĂ© par la soprano ChloĂ© Briot de sâĂȘtre livrĂ©, selon elle, Ă des attouchements et propos scabreux quand revenait une scĂšne de sexe dans la production quâils partageaient. »
Et si dâautres comportements de Domingo sont rapportĂ©s, câest pour mieux les banaliser. Ainsi le long baiser forcĂ© sur scĂšne dâune chanteuse qui ne sâen Ă©tait pas plaint (en 2001) est-il citĂ© pour illustrer le fait que « le donjuanisme [de Domingo] appartient en quelque sorte Ă la lĂ©gende du monde lyrique ».
Ădulcoration des faits, adoption du seul point de vue de lâagresseur prĂ©sumĂ©, banalisation des comportements reprochĂ©s Ă lâaccusĂ© : les Ă©cueils classiques du traitement mĂ©diatique des violences sexuelles faites aux femmes sont de sortie.
Mais en plus, le magazine tente de les légitimer.
Trouver aux accusés toutes les excuses possibles
Câest en toute conscience des accusations qui sont portĂ©es contre Domingo que Diapason a choisi de le cĂ©lĂ©brer en Une. Le rĂ©dacteur en chef du journal, Emmanuel Dupuy, justifie longuement ce choix dans son Ă©ditorial, dans lequel il convient que cette Une « ne sera sans doute pas du goĂ»t de tout le monde » :
La rédaction a choisi de consacrer sa « une » de janvier à un des plus grands artistes lyriques de sa génération. Malgré les accusations de harcÚlement sexuel dont il est la cible ? Oui, et voici pourquoi.
En fait dâargumentaire soignĂ©, on retrouve quelques poncifs alignĂ©s sous forme de catalogue dâexcuses.
1. Il faut sĂ©parer lâhomme de lâartiste ©
Oui mais : Placido Domingo Ă©tait un grand chanteur. Câest tout ? Câest tout :
[Domingo], on le sait, fait lâobjet aux Ătats-Unis de plusieurs accusations dâabus sexuel. Devions-nous, malgrĂ© ces pĂ©ripĂ©ties, ne pas cĂ©lĂ©brer un des plus considĂ©rables chanteurs (mais aussi chef, directeur de théùtre, dĂ©couvreur de talents) de tout lâaprĂšs-guerre ? Un des artistes les plus aimĂ©s du public, dont le nom suffit Ă remplir les salles partout oĂč lâon veut encore de lui, faisant dĂ©lirer les foules Ă chacune de ses apparitions. SĂ©parer lâhomme de lâartiste : un peu facile nous dira-t-on. Mais quand bien mĂȘme Placido Domingo se serait mal comportĂ© – ce que lâon se gardera de contester ou dâattester -, cela nous autoriserait-il Ă rayer dâun trait de plume six dĂ©cennies dâune carriĂšre colossale ?
Bel euphĂ©misme que de rĂ©duire les accusations de harcĂšlement et agressions sexuelles au fait de sâĂȘtre « mal comportĂ© » ou Ă des « pĂ©ripĂ©ties ». Et tant pis sâil y a un monde entre « rayer la carriĂšre de Domingo » et lui offrir la Une [5].
2. Et dire quâĂ quelques annĂ©es prĂšs on aurait eu la conscience tranquille
Oui mais : Ă lâĂ©poque, vous savez…
Placido Domingo, en outre, paie probablement le prix de son exceptionnelle longĂ©vitĂ©. Il est en effet le vestige dâune Ă©poque oĂč, si les mĆurs pouvaient paraĂźtre plus libres, les relations hommes-femmes Ă©taient sans doute moins respectueuses du dĂ©sir de lâautre. Cela ne le dĂ©douane Ă©videmment pas de ses responsabilitĂ©s, ni ne minimise la souffrance de celles qui auraient pu alors se sentir blessĂ©es. Mais eĂ»t-il quittĂ© la scĂšne la soixantaine passĂ©e, comme la plupart de ses collĂšgues, ses histoires de coulisses appartiendraient Ă la lĂ©gende du sĂ©ducteur – et on nâaurait jamais entendu parler dâune « affaire Domingo ».
Ou comment réussir, en quatre phrases, à :
– renverser les rĂŽles et placer lâaccusĂ© en victime (de sa longĂ©vitĂ©) ;
– lĂ©gitimer les violences sexuelles au titre de « lâĂ©poque » ;
– invisibiliser les violences sexuelles faites aux femmes en les noyant dans « les relations hommes-femmes » ;
– se lamenter que des informations aient Ă©tĂ© rendues publiques, Ă©cornant ainsi « la lĂ©gende du sĂ©ducteur ». Traduisons-les : « Ă peu de choses prĂšs, les 20 femmes nâauraient peut-ĂȘtre pas tĂ©moignĂ©, lâAP nâaurait pas enquĂȘtĂ©. Câaurait Ă©tĂ© tellement mieux. SignĂ© Emmanuel Dupuy, journaliste. »
Dans un autre article, Diapason interroge (sans apporter de rĂ©ponse) : « Faut-il excuser, comme semblait dâabord le rĂ©clamer Domingo, les comportements des aĂźnĂ©s au titre dâun regard social qui aurait changĂ© ? »
3. Le harcĂšlement sexuel, câest pas une sinĂ©cure
Oui mais : peut-on jamais savoir si une personne est consentante ?
Les accusatrices accusent, lâaccusĂ© nie, tout en prĂ©sentant ses excuses, ce qui nâest certes pas la plus habile des dĂ©fenses. OĂč se situe la vĂ©ritĂ© ? Dans la zone grise des relations sexuelles entre adultes, celle-ci ne tient parfois quâĂ un fil. […] Ces affaires posent aussi la question ĂŽ combien dĂ©licate du consentement, domaine dont les frontiĂšres ont souvent lâĂ©paisseur dâune feuille de papier Ă musique. OĂč sâarrĂȘte la drague lourde ? OĂč commencent lâabus et le harcĂšlement ?
DĂ©terminĂ© Ă trouver des excuses Ă Domingo, sans remettre en cause la sincĂ©ritĂ© des accusatrices, Diapason en arrive Ă justifier les faits qui sont reprochĂ©s au chanteur (y compris des attouchements sexuels) par une incapacitĂ© Ă dĂ©terminer ce qui serait autorisĂ© ou non. Compte tenu du nombre de tĂ©moignages (une vingtaine dâaccusatrices et une trentaine de tĂ©moins de situation de harcĂšlement), le magazine du groupe Reworld Media aurait Ă©tĂ© mieux inspirĂ© de regarder le documentaire diffusĂ© cet Ă©tĂ© sur France 2 sur le sexe sans consentement [6], rappelant que cette question nâa en rĂ©alitĂ© rien de compliquĂ© pour qui ne cherche pas Ă tout prix Ă dĂ©douaner un agresseur sexuel prĂ©sumĂ©.
4. Les femmes raisonnables choisissent de consentir
Oui mais : il y a des couples qui se forment au travail. Et Diapason de conter lâhistoire dâune chanteuse « courtisĂ©e » par un chef dâorchestre lors dâun spectacle :
Aurait-elle dĂ» porter plainte ? CâĂ©tait une hypothĂšse, mais nullement son choix : au procĂšs elle prĂ©fĂ©ra le mariage. […] Depuis, ils vivent heureux et ont de beaux enfants.
De lĂ Ă suggĂ©rer que le problĂšme vient des victimes dâagressions sexuelles, qui devraient plutĂŽt « choisir » de ne pas en vouloir Ă leur harceleur de les avoir harcelĂ©es.
La tentation dâinformer est dâabord irrĂ©sistible, mais…
Lâhonneur de Domingo rĂ©tabli, il ne reste plus quâĂ vanter ses mĂ©rites dâartiste. VoilĂ qui sera fait avec un long dossier illustrĂ© de 10 photos (dont une pleine page, en plus de la Une), sobrement titrĂ© « Roi dĂ©chu mais debout », dans lequel Diapason cĂ©lĂšbre « la derniĂšre lĂ©gende vivante de lâopĂ©ra ». Et si le journaliste rend compte de façon transparente des exigences de lâĂ©quipe de communication de Domingo concernant lâinterview (« Ă©viter les sujets qui fĂąchent »), câest pour mieux justifier dây avoir accĂ©dĂ© :
La tentation de passer outre [lâinterdiction dâĂ©voquer « les sujets qui fĂąchent »] est dâabord irrĂ©sistible, mais la prĂ©sence tout au long de lâĂ©change de Madame Domingo, Marta Ornelas, son Ă©pouse depuis bientĂŽt cinquante-huit ans, condamne toute chance de rĂ©ponse. Et surtout, que reste-t-il Ă ajouter ? Câest probablement dans ses deux communiquĂ©s de fĂ©vrier dernier que le chanteur sâest exprimĂ© avec la plus grande sincĂ©ritĂ©.
AprĂšs avoir justifiĂ© son refus de produire de lâinformation digne de ce nom, Diapason le met en application. PremiĂšre question posĂ©e Ă Domingo : « Mais quel est votre secret, pour maintenir cette forme physique et vocale que beaucoup nâont plus Ă soixante ans, et pour lâavoir mĂȘme retrouvĂ©e au bout de quelques mois aprĂšs une maladie dont les sĂ©quelles sont justement dâordre respiratoire et musculaire ? Une discipline sportive et diĂ©tĂ©tique de fer ? »
***
Le traitement par Diapason des accusations portĂ©es Ă lâencontre de Placido Domingo est symptomatique des errances dont se rendent trop souvent coupables les mĂ©dias français, et que nous avons dĂ©jĂ soulignĂ©es plusieurs fois : Ă©dulcorer Ă outrance le rĂ©cit des faits ; minimiser les agressions (au titre de lâĂ©poque, de la « complexitĂ© » des relations hommes-femmes…) ; prĂ©tendre faire le tour de la question en ne donnant pourtant la parole quâĂ lâaccusĂ© (dont les communiquĂ©s sont citĂ©s), et jamais aux victimes dĂ©clarĂ©es.
On peut y avoir Ă©galement la confirmation du constat que nous dressions en 2018 au sujet de lâactionnaire de Diapason, Reworld Media, « dont les pratiques sont orientĂ©es uniquement vers la satisfaction des annonceurs et dĂ©pouillĂ©es de toute ambition journalistique, mĂȘme feinte » [7]. Un constat alarmant quand on sait que Reworld Media, qui peut compter sur la prĂ©sence au sein de son conseil dâadministration de Fleur Pellerin, ancienne ministre de la culture et de la communication, est aujourdâhui le premier groupe de presse magazine en France.
Vivien Bernard
Source: Acrimed.org