Une crise de toutes piĂšces ?
Crise sociétale ? Retraites menacées ? Fragilité du lien social ? Un président sûr de lui et dominateur ? Une situation sanitaire qui met à mal les libertés publiques ? Peu de doute quant à sa réélection malgré les manifestations qui ont émaillé son quinquennat et les frissons simulés qui parcourent la classe politique professionnelle. Comment a-t-on pu en arriver là ?
Bruno Amable, dans son ouvrage La rĂ©sistible ascension du nĂ©olibĂ©ralisme, fournit une analyse politique et Ă©conomique de la situation de la France sur les cinquante derniĂšres annĂ©es. Pour lui, nous avons vĂ©cu un entre-deux dans lequel la France nâa pas adoptĂ© les rĂ©formes libĂ©rales Ă tout crin et sâest mĂȘme opposĂ©e à « une certaine tradition de contestation du nĂ©olibĂ©ralisme et du capitalisme en gĂ©nĂ©ral » mais ses responsables, toutes tendances politiques confondues, se sont tournĂ©s vers les employeurs en espĂ©rant que les cadeaux notamment fiscaux, versĂ©s au fil des ans favoriseraient la croissance, donc lâemploi. Balivernes, comme nous le voyons toutes et tous. En rĂ©alitĂ©, les faits dĂ©montrent que cette classe nâa pas de ligne politique, ni idĂ©ologique pour organiser la sociĂ©tĂ© et faire face aux problĂšmes du temps. En rĂ©alitĂ©, la droite, la gauche et les autres cherchent pĂ©riodiquement quelques points faussement clivants pour crĂ©er des enjeux lors des Ă©lections. Faute dâenjeu, lâabstention est au rendez-vous comme lors des derniĂšres Ă©lections locales.
Tout est sclérosé ?
Pour Amable, le systĂšme capitaliste a connu deux temps forts, lâun, lors du plan de rigueur des annĂ©es 1983 et lâautre, sous la prĂ©sidence de François Hollande. Câest la fin des compromis. Le Ps se concentre autour des urbains et des classes supĂ©rieures, Amable les appelle « le bloc bourgeois », ils deviendront naturellement macroniens. Lâouvrage dĂ©fend une thĂšse et donne matiĂšre Ă rĂ©flexion, tant mieux ! il ne sâagit pas dâĂȘtre en accord mais de penser sur ce qui commence Ă devenir un temps un peu long. La stratĂ©gie est-elle manipulatrice ? Depuis les annĂ©es 2010, il est de bon ton dans les mĂ©dias de souligner la mauvaise performance de la France⊠en tout. Le systĂšme juridique est vieux, les prestations sociales mal calibrĂ©es, lâĂ©conomie ne tourne pas, bref, tout est sclĂ©rosĂ©, inflexible, boursouflĂ©. Donc il faut rĂ©former, le grand mot est lĂąchĂ© depuis plus de 20 ans. Câest si catastrophique que cela ? Pourtant Bruno Amable procĂšde Ă une analyse comparative avec dâautres pays europĂ©ens et notre Ă©conomie supporte la comparaison. Vous dĂ©couvrirez des chiffres intĂ©ressants notamment sur lâemploi. Il y a peut-ĂȘtre moins de chĂŽmage en Allemagne mais le temps partiel obligatoire fausse les donnĂ©es.
La voie des technocrates
Le « bloc social dominant » pour reprendre lâexpression de lâauteur dĂ©finit lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral et se compose dâexperts, de gestionnaires qualifiĂ©s qui nâont que mĂ©pris pour les « couches » populaires. Et les socialistes ont assurĂ© cette transition. LĂ oĂč la gauche mĂȘme institutionnelle gardait quelques bases populaires et oĂč aprĂšs des acquis sociaux rĂ©els en 1981-1983 tels que les augmentations de minima sociaux, lâembauche de 55 000 fonctionnaires, le nĂ©olibĂ©ralisme sous couvert de rĂ©alisme sâaffiche clairement. Selon Bruno Amable, un groupe dâintellectuels originellement composĂ© dâAron, de Rueff pour les plus connus, sâest attachĂ© depuis longtemps Ă crĂ©er une troisiĂšme voie oĂč des technocrates compĂ©tents pourraient diriger la sociĂ©tĂ© et rĂ©duire lâaspect dĂ©mocratique Ă une illusion.
La nouvelle orthodoxie Ă©conomique dĂ©fend la compĂ©titivitĂ© par lâaugmentation des profits en faisant croire, quâils seront les emplois de demain. La fragilisation des droits sociaux sâaffirme sous Jacques Chirac. La oĂč la droite met en Ćuvre son programme, la gauche fait le contraire de ses promesses Ă©lectorales, quitte à « dĂ©cevoir sa base sociale de gauche en raison des options politiques prises aprĂšs la victoire Ă©lectorale ». Amable prend le cas de la cĂ©lĂšbre loi El Kohmri et sa fragilisation des droits, ce que la droite nâa jamais osĂ© faire avec autant dâaudace. Un PS embourgeoisĂ© oĂč « les professions intellectuelles et hautement qualifiĂ©es » reprĂ©sentent 51 % des adhĂ©rents et les ouvriers seulement 17%. Et encore, lâĂ©cart est nettement plus Ă©crasant dans les sphĂšres parlementaires et de lâinfrastructure partisane. DĂšs lors quâun produit prĂ©sidentiel se prĂ©sente, ces professions sans vergogne se tournent vers le nouveau maĂźtre du pouvoir et abandonnent le parti quâelles ont utilisĂ© pour gagner la bataille du profit, de leurs profits, suscitant une plus grande fragilitĂ© sociĂ©tale.
âą Bruno Amable
La résistible ascension du néolibéralisme
Ed. La Découverte, 2021
âą Sur la crise du Parti socialiste, je renverrai vers un classique de la sociologie politique
Robert Michels
Les partis politiques
Ed. de lâUniversitĂ© de Bruxelles, 2009
Source: Monde-libertaire.fr