« Cette rĂ©gion a dâabord Ă©tĂ© classĂ©e comme aire de paysage protĂ©gĂ©. Et câest vrai quâici le paysage a en soi une valeur exceptionnelle quâil faut prĂ©server. » Nous avons retrouvĂ© Nuno Carvalho Ă la terrasse dâun cafĂ© dâOdeceixe, joli village situĂ© Ă la limite entre Algarve et Alentejo. Nous sommes au centre du « Parque Natural do Sudoeste Alentejano e Costa Vicentina », une zone classĂ©e Natura 2000 qui sâĂ©tend sur quelque 110 kilomĂštres le long de la magnifique cĂŽte sud-ouest du Portugal. Pourtant, Ă une poignĂ©e de kilomĂštres de lĂ , dâimmenses serres saturent lâhorizonâŠ
Nuno, ingĂ©nieur en environnement, est lâun des membres fondateurs de Juntos pelo Sudoeste (« Ensemble pour le Sud-Ouest »), collectif créé en rĂ©action Ă lâautorisation dâextension de ces champs de plastique. Il dĂ©roule lâhistorique : « Il y avait dĂ©jĂ , avant la crĂ©ation du parc en 1995, un pĂ©rimĂštre dâirrigation dĂ©pendant de la riviĂšre Mira et du barrage de Santa Clara, mais essentiellement Ă destination des habitants et dâune agriculture extensive. Il y a vingt ans, des multinationales se sont rendu compte quâil y avait ici le climat parfait pour produire des fruits rouges â framboises, fraises, myrtilles… Une production trĂšs lucrative, notamment grĂące au boum de la demande dans les pays du nord de lâEurope, mais extrĂȘmement gourmande en eau. Or lâeau est ici particuliĂšrement bon marchĂ©. »
Le niveau du lac de barrage Ă©tait au plus bas en 2020 : lâeau habituellement prĂ©levĂ©e par gravitĂ© doit maintenant ĂȘtre pompĂ©e mĂ©caniquement [1]. Et ce, alors mĂȘme que les monocultures sous serre nâoccupent encore « que » 1 500 hectares du parc naturel sur les 4 800 programmĂ©s. Certains voudraient y voir lâeffet de la seule baisse de la pluviomĂ©trie, mais lâexplication paraĂźt insuffisante au vu des courbes dâĂ©volution du volume dâeau disponible et de la surface des serres, parfaitement inversĂ©es.
Si lâapprovisionnement en eau reprĂ©sente le problĂšme le plus urgent, les dĂ©gĂąts causĂ©s par cette invasion de monocultures intensives â appauvrissement et artificialisation des sols, pollution⊠â sont innombrables et mettent Ă mal tout lâĂ©cosystĂšme de la rĂ©gion. « Une des spĂ©cificitĂ©s du parc, note ainsi Nuno, ce sont ses mares Ă©phĂ©mĂšres, des foyers de biodiversitĂ© qui accueillent des espĂšces rares et menacĂ©es. Plus de la moitiĂ© ont Ă©tĂ© dĂ©truites ces derniĂšres annĂ©es ! »
Les compagnies agro-industrielles, qui produisent Ă©galement des fleurs ornementales et du gazon, nâont pas Ă©tĂ© attirĂ©es ici que par les conditions naturelles favorables : elles apprĂ©cient Ă©galement lâaccueil plus que conciliant des autoritĂ©s politiques. « Au Portugal, il nây pas besoin dâautorisation pour installer une exploitation agricole, prĂ©cise Nuno. Une Ă©tude dâimpact nâest exigĂ©e quâĂ partir de 50 hectares. Les entreprises achĂštent donc des parcelles plus petites et Ă la fin, on obtient des exploitations de centaines dâhectares ! La loi prend en compte cet impact cumulatif, mais rien nâa jamais Ă©tĂ© mis en place pour le contrĂŽler. » Plus encore quâune rĂ©glementation trop permissive, le manque de contrĂŽle est en effet le souci majeur. « LâInstitut pour la conservation de la nature et des forĂȘts, en charge des vĂ©rifications, est dĂ©passĂ© : pour toute la rĂ©gion, ils nâont que deux ou trois techniciens ! Le gouvernement vote des lois sans chercher Ă les appliquer. En vĂ©ritĂ©, il ne veut pas agir. Ă lâinternational, le Portugal signe tous les traitĂ©s de protection de lâenvironnement, mais câest une totale hypocrisie. »
Maravilha Farms, entreprise dont une grande partie des serres sâĂ©tend du cĂŽtĂ© de Zambujeira do Mar, appartient Ă lâun des leaders mondiaux de la production de fruits rouges, le groupe amĂ©ricain Driscollâs. Elle est en passe de doubler sa surface de production, passant de 150 Ă 300 hectares : le projet et son plan dâinvestissement ont Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©s en mai 2017 lors dâune cĂ©rĂ©monie prĂ©sidĂ©e par le Premier ministre socialiste AntĂłnio Costa en personne.
Le journal dâinformation critique Mapa a Ă©tĂ© de ceux qui ont relatĂ© cet Ă©pisode. Lâauteur de lâarticle [2], Filipe Nunes, suit depuis longtemps lâĂ©volution des territoires du sud du Portugal, dans une perspective Ă la fois Ă©cologique et sociale. RĂ©pondant Ă nos questions, lui aussi dĂ©nonce un greenwashing dâĂtat au service des multinationales. Mais, au-delĂ des crimes, environnementaux, il pointe le drame humain qui est en train de se jouer : « Bien sĂ»r, lorsque nous nous battons pour la protection de la nature, nous parlons aussi conditions de vie humaine. Il ne peut pas seulement sâagir de la vie de celles et ceux qui vivent traditionnellement lĂ , mais aussi de celle des ouvriers immigrĂ©s en quĂȘte de papiers qui alimentent cette machine dĂ©vastatrice, ce modĂšle agro-industriel dont il est question ici mais qui existe ailleurs. »
Les travailleurs immigrĂ©s sont bien les premiĂšres victimes de ce systĂšme « qui reflĂšte la constante de lâĂąme capitaliste : des profits astronomiques garantis par une main-dâĆuvre nombreuse, bon marchĂ©, exploitĂ©e dans des conditions parfois proches de lâesclavage », dixit Filipe. Nuno abonde : « Ils sont livrĂ©s Ă des mafias, qui souvent leur prennent leurs passeports. On loue des logements insalubres Ă dix ou quinze personnes avec seulement deux ou trois lits. Beaucoup, aussi, vivent dans des conteneurs, directement sur lâexploitation. »
Ici, les travailleurs sont principalement originaires dâAsie : Inde, NĂ©pal, Pakistan⊠« Dans la commune de SĂŁo TeotĂłnio, lâimmigration a fait plus que doubler la population en un temps record, reprend Nuno. Ce qui ne va pas sans conflits. Les entreprises font venir ces personnes sans rĂ©flĂ©chir ni aux conditions dâaccueil, ni Ă aucune consĂ©quence ! Les services publics ne suivent pas, que ce soit au niveau de leur prise en charge sanitaire, de lâassainissement, de la gestion des dĂ©chets⊠Câest un grand foutoir ! »
Filipe Nunes relĂšve la mĂ©diocritĂ© des plans mis en place Ă la hĂąte par les municipalitĂ©s et les producteurs agricoles pour intĂ©grer ces nouveaux arrivants. Et sâinterroge : « Comment pouvons-nous aider rĂ©ellement ces personnes Ă sâinstaller ici, Ă y vivre, y Ă©lever des familles ? Car nous, Portugais, avons besoin dâimmigration, notamment pour revitaliser nos territoires ruraux vieillissants. Mais bien sĂ»r pas avec ce systĂšme dĂ©prĂ©dateur, qui ouvre Ă la fois une fracture entre les populations et une voie royale au discours raciste et fasciste de Chega. [3] »
La lutte autour du parc naturel de la cĂŽte sud-ouest nâest pas la seule en cours au Portugal aujourdâhui. Nuno et Filipe Ă©voquent tous deux un combat similaire tout proche : celui contre la production intensive dâolives en Alentejo, autour de Beja. Moins de plastique mais, lĂ encore, des milliers de travailleurs immigrĂ©s exploitĂ©s au service dâune « monoculture qui a dĂ©vastĂ© le centre de lâEspagne et qui arrive chez nous, maintenant que tout est devenu stĂ©rile lĂ -bas », se dĂ©sole Nuno.
Et Filipe de conclure : « De nouvelles perspectives sâouvrent avec ces mouvements non partisans, non hiĂ©rarchiques, construits par les habitants eux-mĂȘmes, comme rĂ©cemment cette lutte victorieuse contre lâextraction de gaz et de pĂ©trole en Algarve, ou actuellement contre les mines de lithium dans les rĂ©gions montagneuses du nord et du centre du pays. Il me semble cependant que ces mouvements de contestation, y compris autour du parc naturel, font encore trop confiance aux institutions. Ce sont toujours les populations elles-mĂȘmes qui, par leur engagement radical, feront la diffĂ©rence. »
BenoĂźt Godin
Cet article a été publié dans le n°194 de CQFD, en kiosque du 2 janvier au 4 février. Ce numéro contient un dossier « Vieillesses rebelles » : voir le sommaire.
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Source: Cqfd-journal.org