Remettre la pandĂ©mie de Covid-19 dans son contexte. Analyser les rĂ©ponses qui y ont Ă©tĂ© apportĂ©es Ă travers le monde. DĂ©crire les conditions qui favorisent la transmission dâagents pathogĂšnes des animaux vers les humains. Proposer des solutions rĂ©volutionnaires, Ă la mesure des enjeux. Câest Ă tout cela que sâattelle Andreas Malm dans son bref essai publiĂ© en septembre 2020.
La premiĂšre partie de lâouvrage compare les rĂ©ponses apportĂ©es Ă la crise Ă©pidĂ©mique et Ă la crise climatique ; la deuxiĂšme partie propose de passionnants dĂ©veloppements sur la chauve-souris, « vecteur sans pareil dâagents pathogĂšnes », et sur la maniĂšre dont le capitalisme favorise le dĂ©veloppement de dĂ©bordements zoonotiques ; la troisiĂšme partie, intitulĂ©e « Communisme de guerre », est consacrĂ©e aux rĂ©ponses Ă apporter aux crises dĂ©crites prĂ©cemment.
Malm tire un parallĂšle entre la situation actuelle et celle de la Russie de 1917, en sâappuyant sur un texte de LĂ©nine paru en septembre 1917, un mois avant la prise du pouvoir par les bolchĂ©viques : La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer. Si, face aux crises, les gouvernements sont capables de prendre des mesures exceptionnelles pour en conjurer les symptĂŽmes, la position rĂ©volutionnaire consiste Ă dĂ©ployer ces mesures contre les moteurs de la catastrophe â ici, la catastrophe climatique. Le « lĂ©ninisme Ă©cologique » dĂ©fendu par Malm balaye avec un certain mĂ©pris toute hypothĂšse anarchiste ; « aucun groupe dâentraide de Bristol ne pourrait ne serait-ce quâenvisager de lancer un programme » de mesures de contrĂŽle et de coercition tel que proposĂ© par lâauteur, qui veut croire quâil est possible de sâen remettre aux structures de lâEtat capitaliste, faute dâautres formes disponibles. Plus loin, Malm poursuit sa comparaison avec la rĂ©volution russe, en convoquant le communisme de guerre comme « doctrine politique de lâurgence » seule Ă mĂȘme de rĂ©pondre aux enjeux posĂ©s par la crise Ă©cologique, tout en mettant en garde contre les risques de dĂ©rive totalitaire. Ces multiples rĂ©fĂ©rences au bolchĂ©visme laissent parfois circonspect, mais ouvrent dâintĂ©ressantes pistes de rĂ©flexion.
Avec lâautorisation des Ă©ditions La Fabrique, nous reproduisons ci-dessous un extrait de lâouvrage consacrĂ© aux rĂ©ponses apportĂ©es par la gauche Ă la pandĂ©mie de Covid-19.
Le coronavirus et la gauche
On peut dire sans trop sâavancer que lâessentiel du discours de gauche au sujet du Covid-19, dans les premiers mois de lâĂ©pidĂ©mie du moins, lâabordait entiĂšrement sous lâangle de la vulnĂ©rabilitĂ©, inĂ©galement rĂ©partie dans la population. Un exemple dâĂ©noncĂ© de gauche typique Ă la fin mars 2020 Ă©tait : « Il est Ă©vident que ce nâest pas tant la lĂ©talitĂ© du Covid-19 elle-mĂȘme qui tue tous ces gens en Italie que la nĂ©olibĂ©ralisation du systĂšme de soin et les mesures dâaustĂ©ritĂ© de lâUnion europĂ©enne [1]. » Ă cette demi-vĂ©ritĂ© correspondait une sĂ©rie de revendications : abrogation immĂ©diate des politiques dâaustĂ©ritĂ©, revenu de base universel pour permettre aux gens de rester chez eux, assurance maladie universelle dans les pays encore suffisamment arriĂ©rĂ©s pour en ĂȘtre dĂ©pourvus, expropriation des paradis fiscaux pour financer le dĂ©veloppement de tous les secteurs du service public de la santĂ©, augmentation de salaire pour les travailleurs des hĂŽpitaux et des maisons de retraite, ouverture des frontiĂšres, dĂ©veloppement de vaccins par la mise en commun des brevets accaparĂ©s par les compagnies pharmaceutiques⊠Tout cela, et bien davantage, est indispensable. Malheureusement, toutefois, mĂȘme la satisfaction de lâensemble de ces revendications ne suffira pas tant quâon ne sâoccupe pas des causes de lâĂ©pidĂ©mie, et dans lâĂ©crasante majoritĂ© des cas, la gauche a vu en effet le virus comme une infortune qui sâabattait sur lâhumanitĂ©. Il y a eu des exceptions bien sĂ»r â Rob Wallace notamment, qui a longtemps prĂȘchĂ© au fond dâune grotte, et qui avait un autre point de vue, et une autre proposition : « EmpĂȘchons les Ă©pidĂ©mies quâon nâest pas capables de maĂźtriser de se produire. [2] »
Prendre les catastrophes perpétuelles à leurs racines écologiques
Le Covid-19 est sans doute le premier boomerang de la sixiĂšme extinction de masse Ă frapper lâhumanitĂ© en pleine tĂȘte. Mais le choc nâa pas suffi Ă faire remonter les questions Ă©cologiques en tĂȘte de lâordre du jour, consacrĂ© pour lâessentiel Ă traiter la douleur de la commotion. LĂ encore, il y a eu des exceptions. On a pu entendre sur CNN que les causes bien Ă©tablies du dĂ©bordement zoonotique imposaient « une refonte totale de la façon dont on traite la planĂšte [3] ». « On est tous des pangolins », proclamait une banderole tendue aux fenĂȘtres de Bordelais confinĂ©s [4]. Mais dans lâensemble, les rĂ©actions Ă©taient les mĂȘmes que face Ă un feu de forĂȘt â que font les pompiers ? Pourquoi le gouvernement ne fait-il pas son boulot ? Pendant les catastrophes Ă©cologiques, la vie des gens se trouve tellement bouleversĂ©e que tout devient une question de survie. Le moment est donc assez peu propice aux mĂ©ditations profondes ou au grand remaniement des structures matĂ©rielles de la sociĂ©tĂ©. Et avant quâelles ne frappent, et une fois quâelles sont passĂ©es, le business-as-usual apparaĂźt comme la chose la plus normale du monde. Que faudra-t-il pour quâil se retrouve enfin dans le collimateur ?
La sĂ©rie de catastrophes climatiques trĂšs rĂ©centes, de la vague de chaleur de lâĂ©tĂ© 2018 (un Ă©vĂ©nement quasiment mondial) aux mĂ©gafeux australiens, semble indiquer que le moment de lâimpact lui-mĂȘme pourrait offrir des perspectives favorables Ă la prise de conscience et au passage Ă lâaction. Les initiatives balbutiantes dans ce sens Ă©taient elles-mĂȘmes le fruit de dĂ©cennies de travail acharnĂ© des scientifiques et du mouvement pour le climat. Dans le cas du Coronageddon, il nây avait pas de semblables paratonnerres pour tirer parti de lâĂ©nergie du choc, mais vu sa violence, un rattrapage accĂ©lĂ©rĂ© nâest pas absolument impossible.
Il faudrait pour cela que la gauche sâintĂ©resse aux causes de la pandĂ©mie. Si elle sâen tient au positionnement social par lequel elle se dĂ©finit habituellement, elle ne pourra formuler que des revendications du type « des digues pour tous » â autrement dit, de meilleurs palliatifs. Et elle se trouvera dĂ©passĂ©e. Si lâon veut avoir une chance de sortir de lâurgence chronique, il faut une concentration de forces diffĂ©rente. AprĂšs tout, ĂȘtre « radical », câest prendre les problĂšmes Ă la racine. Ătre radical au temps de lâurgence chronique, câest prendre les catastrophes perpĂ©tuelles Ă leurs racines Ă©cologiques. Corona et climat ne sont pas, il faut le rĂ©pĂ©ter, les seules composantes du supplice qui sâannonce. Il y a une longue liste de bombes Ă retardement qui nâattendent que dâexploser â lâeffondrement de la population dâinsectes, la pollution plastique, la dĂ©gradation des sols, lâacidification des ocĂ©ans, une nouvelle dĂ©gradation de la couche dâozone, sans oublier la possibilitĂ© dâaccidents nuclĂ©aires ou dâautres surprises â mais le prĂ©sent a sĂ©lectionnĂ© ces deux-lĂ et ils vont dĂ©jĂ nous occuper un moment. Il y a un point oĂč ils se croisent avec une intensitĂ© particuliĂšre.
Capital fossile : capital parasite
Lâextraction de combustible fossile dans les forĂȘts tropicales associe les moteurs du changement climatique et ceux du dĂ©bordement zoonotique dans un mĂȘme bulldozer. Au cĆur de lâAmazonie, la compagnie pĂ©troliĂšre brĂ©silienne Petrobras pompe du pĂ©trole et du gaz et lâenvoie dans des pipelines construits par la compagnie suĂ©doise Skanska, dĂ©sormais exploitĂ©s par la multinationale française Engie ; dâautres pipelines doivent ĂȘtre construits. De lâautre cĂŽtĂ© de la frontiĂšre, lâĂtat pĂ©ruvien mise sur un boom pĂ©trolier en Amazonie. Il en est de mĂȘme pour lâĂtat Ă©quatorien, qui a autorisĂ© les forages pĂ©troliers dans le parc Yasuni, une forĂȘt humide et nuageuse Ă la biodiversitĂ© exceptionnelle, qui compte plus dâespĂšces dâinsectes, dâoiseaux, de mammifĂšres et dâamphibiens par hectare que nulle part ailleurs, et qui devait servir de refuges aux animaux fuyant la sĂ©cheresse et les incendies. Plus de la moitiĂ© du pĂ©trole exportĂ© par lâĂquateur est destinĂ© Ă un seul marchĂ© : la Californie. Lâextraction est financĂ©e par des acteurs comme JP Morgan et Goldman Sachs [5]. Capital fossile : capital parasite.
De lâautre cĂŽtĂ© des tropiques, Ă Sumatra, la forĂȘt de Harapan, peuplĂ©e de tigres, dâĂ©lĂ©phants et dâautres espĂšces moins charismatiques, est dĂ©jĂ rongĂ©e par les plantations de palmiers Ă huile. Mais la plus grande menace qui pĂšse sur elle Ă lâheure oĂč jâĂ©cris ces lignes est celle dâune compagnie miniĂšre qui sâapprĂȘte Ă y tracer une route pour camionner son charbon [6]. Mais tout cela nâest rien Ă cĂŽtĂ© de la charge explosive des projets dâinvasion des tourbiĂšres du bassin du Congo pour en extraire des centaines de millions de barils de pĂ©trole. Cette zone boisĂ©e et marĂ©cageuse est connue depuis longtemps comme une « virosphĂšre » dâune rare luxuriance ; en 2017, des chercheurs ont Ă©galement dĂ©montrĂ© que câĂ©tait lâun des Ă©cosystĂšmes prĂ©sentant la densitĂ© en carbone la plus riche au monde, emmagasinant des quantitĂ©s astronomiques de cet Ă©lĂ©ment dans le sol. Lâun des hommes les plus riches dâAfrique, le trĂšs influent Claude Wilfrid « Willy » Etoka, entend bien y forer [7].
Le Covid-19 a mis tout cela en suspens. Tout cela reprendra de plus belle si on laisse les investisseurs dicter leurs rĂšgles. Fort heureusement, ils doivent faire face Ă la rĂ©sistance des populations indigĂšnes et dâautres acteurs locaux, aujourdâhui particuliĂšrement bien organisĂ©s en Ăquateur notamment ; mais tous les projets de ce type, ceux sur le point dâaboutir en tout cas, sortent des poches profondes des pays du Nord. Ils assignent une tĂąche immĂ©diate aux militants de ces pays. Ă des fins de dissuasion, les mouvements pour le climat et pour lâenvironnement devraient dĂ©ployer lĂ les tactiques les plus offensives de leur arsenal.
Illustration : La défense de Pétrograd, Aleksandr Deyneka, 1928.
Andreas Malm, La chauve-souris et le capital, traduit de lâanglais par Ătienne Dobenesque, Ăditions La Fabrique, 2020, 15 âŹ.
Source: Larotative.info