On croise, de nos jours, le mouvement autonome français en tĂȘte des cortĂšges de manifestation, sur les murs des villes ou les Ă©tals des librairies, dans les squats ou au cĆur des ZAD, dans les appels au blocage, Ă lâinsurrection, Ă la sĂ©cession ou Ă la destitution. Dans la revue lundimatin, noyau dur des thĂ©ories autonomes, on peut lire : « Lâautonomie est la forme dâanti-gouvernement qui permet Ă la fois le surgissement rĂ©volutionnaire anti-vertical et lâinscription horizontale dâune forme de vie commune qui dure ». Dos aux Ă©lections, aux partis, aux syndicats et Ă lâĂtat, lâautonomie refuse toute « nouvelle distribution des organes dâexercice du pouvoir, mĂȘme rĂ©formĂ©s, mĂȘme dĂ©mocratisĂ©s, mĂȘme rĂ©appropriĂ©s, mĂȘmes Ă©galisĂ©s » : câest lâaffranchissement ici et maintenant quâelle vise ; câest nâĂȘtre jamais gouvernĂ©. La sociologue Sylvaine Bulle a publiĂ© IrrĂ©ductibles â EnquĂȘte sur des milieux de vie autonomes ; lâhistorien Alessandro Stella, ancien militant de lâAutonomie ouvriĂšre exilĂ© en France depuis le dĂ©but des annĂ©es 1980, est lâauteur dâAnnĂ©es de rĂȘves et de plomb : des grĂšves Ă la lutte armĂ©e en Italie. Dans le cadre de ce dossier entiĂšrement consacrĂ© aux diffĂ©rentes stratĂ©gies de rupture avec lâordre dominant, nous sommes allĂ©s Ă leur rencontre.
On a pu constater lâessor du mouvement autonome dans les annĂ©es 2010 en France. AprĂšs avoir abondamment irriguĂ© lâimaginaire ou les pratiques de la gauche radicale, lâautonomie ne serait-elle pas en perte de vitesse ?
Alessandro Stella : Pas du tout. La revue lundimatin et les gens qui gravitent autour, quâont-ils fait depuis vingt ans en France ? Ils se sont inspirĂ©s des idĂ©es de lâautonomie italienne des annĂ©es 1970, ils les ont dĂ©veloppĂ©es et les ont retravaillĂ©es par-delĂ lâapproche marxiste-lĂ©niniste traditionnelle. Mais lâautonomie ouvriĂšre, comme concept et pratique, vient de loin â et a un bel avenir. Il suffit de voir les Ă©vĂ©nements auxquels on assiste depuis quelques annĂ©es, en plusieurs endroits du monde : en France avec notamment les gilets jaunes, au Chili, en Ăquateur, aux Ătats-Unis, en Syrie⊠Autant de mouvements qui refusent toute autoritĂ©. Lâautonomie ouvriĂšre a commencĂ© Ă la fin du XIXe siĂšcle. Il sâagissait de lâautonomie par rapport au capital, de lâindĂ©pendance des ouvriers vis-Ă -vis de lâargent des patrons. Puis le concept a Ă©voluĂ©, comme il continue de le faire aujourdâhui â jusquâĂ intĂ©grer, dĂ©sormais, lâĂ©cologie. En Italie, ces idĂ©es Ă©taient portĂ©es dans les annĂ©es 1960 par Mario Tronti, Romano Alquati, Asor Rosa ou encore la revue Quaderni Rossi : autant de personnes critiques Ă lâendroit du Parti communiste italien. Elles demandaient Ă revenir au sujet mĂȘme de la lutte des classes : les ouvriers. Lâautonomie ouvriĂšre italienne vient de groupes extra-parlementaires, aprĂšs 1968 â Il Manifesto, Potere Operaio⊠Ils Ă©taient autonomes vis-Ă -vis des partis et des syndicats. Puis lâautonomie est allĂ©e plus loin et les groupes se sont dissous : dispersion, auto-organisation locale, construction de situations⊠ParallĂšlement, des changements structurels sont survenus : on est passĂ©s de lâouvrier spĂ©cialisĂ© Ă lâouvrier-masse. Je me souviens ĂȘtre allĂ© distribuer des tracts dans une usine, il y avait dix mille ouvriers lĂ -bas ! Des ouvriers interchangeables. On nâavait plus besoin de spĂ©cialisation ; la mĂ©canisation sâĂ©tait imposĂ©e⊠La composition de classe a ainsi changĂ© partout en Occident. Toni Negri a dĂ©signĂ© ce phĂ©nomĂšne par la formule dâ« ouvrier social », quâon pourrait dire « dispersĂ© », « prĂ©carisĂ© »⊠Câest sur ces prĂ©caires que lâautonomie ouvriĂšre sâest appuyĂ©e en Italie.
Depuis, un changement sâest opĂ©rĂ© dans la sociologie des militants autonomes. Les ouvriers ne sont plus du tout en son cĆur.
Sylvaine Bulle : Lâautonomie actuelle est plus proche de la premiĂšre autonomie ouvriĂšre du XIXe siĂšcle, au sens quasiment proudhonien de scission et de circulation des savoirs ouvriers. LâopĂ©raĂŻsme, par contre, a reprĂ©sentĂ© un moment charniĂšre dans la mesure oĂč lâon a posĂ© la question de la centralitĂ© ouvriĂšre, oĂč lâusine est devenue un lieu de rĂ©appropriation du corps ouvrier. Mais on trouvait dans lâautonomie italienne la forme-parti extrĂȘmement verticale, organisĂ©e, avec une vellĂ©itĂ© dâhĂ©gĂ©monie culturelle de classe â ce qui ne serait pas possible aujourdâhui.
Alessandro Stella : Il nây avait pas seulement cette verticalitĂ©, et pas partout !
Sylvaine Bulle : Câest vrai, câĂ©tait trĂšs hĂ©tĂ©rogĂšne. Aujourdâhui, il y a des traces de lâautonomie italienne dans cette volontĂ© dâoccuper des lieux, de se les rĂ©approprier, de montrer quâil peut y avoir une relation entre rĂ©sistance et exploitation. Ce quâont permis lâautonomie historique ouvriĂšre et lâautonomie italienne, câest ce rapport extrĂȘmement fort, parce que conflictuel, entre insurrection et institution â rapport qui pourrait ĂȘtre, sâil faut en donner une, la dĂ©finition de lâautonomie. Effectivement, on ne peut plus parler dâouvrier-masse ou de prolĂ©tariat dĂ©sormais. On est face Ă un salariat prĂ©carisĂ© et, surtout depuis 1990, soit la fin du post-fordisme, on assiste Ă une montĂ©e gĂ©nĂ©ralisĂ©e des subjectivitĂ©s : prĂ©cariat, minoritĂ©s racialisĂ©es, femmes⊠Câest peut-ĂȘtre par lĂ , comme avec lâĂ©cologie ensuite, que lâautonomie sâest recomposĂ©e. Ă partir du moment oĂč des subjectivitĂ©s qui nâĂ©taient pas conglomĂ©rĂ©es dans le prolĂ©tariat se sont croisĂ©es, elles ont pu trouver des lieux de rĂ©sonance. Lâautonomie italienne articulait ce que le philosophe Tronti appelait la « composition de classe ». Maintenant, ça nâest plus possible : on a une autonomie relationnelle â il sâagit de penser la relation entre les subjectivitĂ©s. Contrairement Ă ce que tu suggĂ©rais, Alessandro, je ne crois pas quâon gagne Ă faire tendre ces hĂ©ritages vers les luttes actuelles, Ă voir lâautonomie dans les gilets jaunes. Ce qui soutient lâautonomie, câest une pensĂ©e de lâauto-organisation, au sens quâen donne Castoriadis : un imaginaire et des espaces-temps qui sont ceux de sociĂ©tĂ©s qui se pensent elles-mĂȘmes, dans un lien trĂšs distendu avec lâhĂ©tĂ©ronomie â ce que ne font pas les gilets jaunes. Lâautonomie nâest pas une cause : câest une ontologie, une maniĂšre de penser sa vie plus ou moins en dehors des cadres, avec des rĂšgles et un imaginaire qui montrent que la sociĂ©tĂ© peut sâauto-rĂ©guler, sâauto-rythmer, sâauto-instituer.
Alessandro Stella : Lâautonomie ouvriĂšre que jâai vĂ©cue en Italie, dans les annĂ©es 1970, est nĂ©e Ă lâĂ©cart des partis et des syndicats. Puis elle a muĂ© en une multitude de formes. Ceux qui ont fait 1977, ce sont des gens comme moi : les petits frĂšres de ceux qui ont fait 1968, de Toni Negri, Oreste Scalzone, Franco Piperno⊠Des petits frĂšres qui se sont rĂ©pondu et qui ont refusĂ© la forme-parti, lâautonomie ouvriĂšre organisĂ©e â quoi quâil en dise, Toni Negri est toujours restĂ© un peu lĂ©niniste. Le sommet de lâautonomie ouvriĂšre, ça a Ă©tĂ© les milliers de personnes dans la rue : les ouvriers, les fĂ©ministes, les homosexuels⊠Il faut parler dâautonomies au pluriel : chez les jeunes activistes, aujourdâhui, les questions de genre, par exemple, sont fondamentales. Lâautonomie se construit de plus en plus par rapport Ă toute forme dâautoritĂ©, quelle quâelle soit. En France, dâabord, autour du collectif et du journal Marge, puis en Italie, est nĂ© dans les annĂ©es 1970 ce quâon a appelĂ© lâ« autonomie dĂ©sirante ». Un mouvement inspirĂ© par Guattari, Deleuze, lâantipsychatrie, le dĂ©sir comme moteur de lâhumanitĂ©. Des ponts ont Ă©tĂ© jetĂ©s avec les courants contestataires venant des situationnistes, des surrĂ©alistes â câest cette autonomie-lĂ qui a gagnĂ©, notamment dans la langue. Prenez lundimatin et le ComitĂ© invisible : on met la poĂ©sie Ă lâordre du jour et on arrĂȘte avec les pavĂ©s bien concentrĂ©s et dogmatiques ! Du mouvement des squats, dans les annĂ©es 1990, aux ZAD françaises, on prĂŽne dĂ©sormais la sĂ©cession. En Italie, aprĂšs la dĂ©bĂącle des mouvements insurrectionnalistes au milieu des annĂ©es 1980, lâautonomie sâest dĂ©portĂ©e dans les centres sociaux créés une dĂ©cennie plus tĂŽt.
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Source: Expansive.info