DerriĂšre les fruits et lĂ©gumes Ă©talĂ©s sur les marchĂ©s ou les supermarchĂ©s, il y a souvent un rĂ©alitĂ© amer, difficile Ă apprĂ©hender mais pourtant bien rĂ©elle : lâexploitation de milliers de travailleur.euses agricoles saisonnier.es migrant.es. Alors, cela permet des prix faibles pour les acheteurs et mais les coĂ»ts sociaux dĂ©sastreux ! Avec une tel agriculture, on est bien loin des leçons agronomiques et humanitaires qui veulent Ă©radiquer la faim dans le monde.
Nous republions pour commencer, lâarticle sur Yasmine T. et K., plaignantes dans le procĂšs en cours [voir le dernier communiquĂ© de presse], paru initialement en mai 2019 sur le site Marsactu :
Episode 1/3 : Elles ne veulent plus garder le silence
Travailleuses dĂ©tachĂ©es Ă Arles, elles ont lancĂ© lâalerte contre le servage moderne
Le 16 mai dernier le tribunal des prudâhommes dâArles examinait la situation de travailleurs dĂ©tachĂ©s marocains et espagnols. Au cĆur de cette histoire de violation du droit du travail français, deux travailleuses dĂ©tachĂ©es ont lancĂ© lâalerte. Elles tĂ©moignent de ce systĂšme qui permet tous les abus.
Yasmine et sa cousine K. grandissent Ă Tarragone, en Catalogne, bien loin de la plaine fertile du pays dâArles. En 2011, la crise les force Ă fermer leur boutique de prĂȘt-Ă -porter. Pendant plusieurs mois, comme des milliers dâautres, elles se mettent Ă la recherche dâun nouvel emploi. Sans succĂšs.
Un de leurs amis les aiguille alors vers une sociĂ©tĂ© espagnole, qui les embauche pour une mission dâun an, dans les champs du sud de la France. Comme 517 000 personnes en France, elles deviennent alors travailleuses dĂ©tachĂ©es : venues par lâintermĂ©diaire de lâentreprise de travail temporaire (ETT) espagnole Laboral Terra, elles sont mises Ă disposition Ă des employeurs français en fonction de leurs besoins du moment.
Le travail dĂ©tachĂ© est encadrĂ© par une directive europĂ©enne datant de 1996. Lâarticle 2 du texte dĂ©finit comme travailleur dĂ©tachĂ© « tout travailleur qui, pendant une pĂ©riode limitĂ©e, exĂ©cute son travail sur le territoire dâun Ătat membre autre que lâĂtat sur le territoire duquel il travaille habituellement ». AccusĂ©e de favoriser le dumping social, cette directive a Ă©tĂ© amendĂ©e en 2017 pour Ă©tablir lâĂ©galitĂ© de rĂ©munĂ©ration et des rĂšgles salariales, mĂȘme si les cotisations sociales sont celles du pays dâorigine du travailleur, donc moins importantes en gĂ©nĂ©ral. En 2017, le ministĂšre du Travail recensait 516 101 salariĂ©s dĂ©tachĂ©s en France, presque deux fois plus quâen 2016 et dans le secteur agricole, ils reprĂ©sentent 13 % de lâensemble des travailleurs.
Haut lieu de production agricole en France, la rĂ©gion Provence-Alpes-CĂŽte dâAzur est une destination privilĂ©giĂ©e de ces ETT. En 2017, ils Ă©taient plus de 67 357 dĂ©tachĂ©s Ă venir ramasser les tomates et les melons qui finissent dans nos assiettes, soit 7,4 % de lâemploi salariĂ© rĂ©gional.
« Considérée comme un chien »
Ce qui Ă©tait censĂ© nâĂȘtre pour ces femmes quâune mission dâun an se transforme en sept annĂ©es de cauchemar. Travaux Ă©puisants, horaires extensibles sans pause, humiliations quotidiennes, heures supplĂ©mentaires et congĂ©s jamais payĂ©s⊠Sous les serres et sur les chaĂźnes de conditionnement autour dâAvignon, les conditions de travail sont Ă©reintantes et humiliantes. « Dans ces entreprises, jâai perdu ma vie, dĂ©clare K. devant le conseil des prudâhommes. Jâai eu lâimpression dâĂȘtre considĂ©rĂ©e comme un chien. Je ne pensais pas vivre ça un jour. »

Aujourdâhui, elle a sombrĂ© dans une dĂ©pression. Sous traitement, elle ne peut plus travailler et a fait une demande dâĂ©loignement. Yasmine, elle, travaille encore dans une exploitation agricole mais a dĂ©veloppĂ© une lourde maladie chronique. Difficile de retourner en Espagne : au fil des annĂ©es, les liens quâelles y avaient se sont distendus, voire ont disparu.
Yasmine et K. chiffrent Ă 500 le nombre personnes actuellement sous contrat avec Laboral Terra dans la rĂ©gion. « La plupart nâosent pas parler, de peur de se retrouver coincĂ©es ici, sans logement, sans travail », dit lâune. « Il faut que ce systĂšme sâarrĂȘte pour toutes et tous, il faut condamner ces sociĂ©tĂ©s françaises, il faut condamner Laboral Terra », enchaĂźne lâautre. En 2017, aprĂšs sept ans dâhumiliations et dâĂ©puisement, elles et trois de leurs collĂšgues, portent plainte aux prudâhommes. Une recherche de syndicat sur internet les conduisent Ă contacter la CGT locale, qui se constitue partie civile. Câest le dĂ©but dâune affaire judiciaire qui dure depuis presque deux ans.
Des conditions de travail indignes
Ensemble, ils et elles accusent Laboral Terra et huit entreprises agricoles françaises (Vilhet Fruit, QualiPrim, Hmong Distribution, Les Jardins Bio de Martine, GAEC Durance Alpilles, Coccolo, Le Clos des Herbes et Mehadrin Services), de non respect des contrats de travail, non paiement des heures supplémentaires, des congés payés et des accidents du travail, marchandage et travail dissimulé.
Ils et elles ont parfois travaillĂ© jusquâĂ 260 heures par mois, soit presque le double de ce qui est autorisĂ© dans la loi en France. « Chez Quali Prim, on coupait des salades, tĂ©moigne K. On travaillait de 12h30 Ă 21h sans pause. Pour ne pas tomber, jâallais manger des bonbons en cachette. Dans les toilettes, comme un animal. » Se blesser dans les champs ne suffit pas Ă ĂȘtre arrĂȘtĂ© et ĂȘtre malade ne semble pas non plus possible dans certaines exploitations : un jour oĂč elle informe ses employeurs quâelle doit aller Ă lâhĂŽpital pour une visite mĂ©dicale, Yasmine sâest vue fermement remerciĂ©e : « on mâa juste dit, « ne reviens pas » . Je nâai eu droit Ă aucune autre explication ».
« Pour ne pas tomber, jâallais manger du sucrĂ© en cachette. Dans les toilettes, comme un animal »
Les deux femmes tĂ©moignent de plus encore : harcĂšlement, abus, chantage sexuel⊠Mais pas de mention de ça dans lâaudience aux prudâhommes, une procĂ©dure au pĂ©nal est en cours. Et puis la prudence est de mise : « Le jour oĂč jâai parlĂ© de nos droits, jâai Ă©tĂ© frappĂ©e », raconte Yasmine. Laboral Terra est censĂ©e les loger mais ne leur propose quâun lit au domicile des responsables locaux. « Ils voulaient nous mettre dans leurs appartements Ă eux ».
Connaissant les histoires sordides dâautres travailleuses, Yasmine et K. dĂ©cident de louer un appartement Ă leurs frais, pour Ă©viter de subir les pressions et les abus. On les oriente dâabord vers un logement oĂč la moisissure mange murs et tissus : « On avait beau aĂ©rer, ça ne partait pas et on tombait toujours malades », raconte Yasmine en montrant des photos. Ă lâannonce du dĂ©but de la plainte aux prudâhommes, cinq personnes de Laboral Terra viennent sur son lieu de travail pour la menacer. « Heureusement, ils ne savaient pas oĂč on habitait, on a pris un logement discret », souffle-t-elle. Depuis, la date du jugement approchant, leur vie quotidienne se poursuit dans lâangoisse dâautres intimidations et dâautant plus au vu de lâattitude des parties adverses.
Un procĂšs politique ?
De lâautre cĂŽtĂ© de la barre, les avocats dĂ©noncent un vĂ©ritable procĂšs du travail dĂ©tachĂ©. Me Depatureaux, avocat de la SARL Le Clos des Herbes, sâoffusque : « Câest un procĂšs politique et syndical ! Câest une chose de dĂ©noncer le travail dĂ©tachĂ© mais lĂ , on prend les exploitants pour des boucs-Ă©missaires, voire des voyous ! » Pour Nadia El Bouroumi, avocate de Laboral Terra, « on se trompe de procĂšs ».
Jointe par tĂ©lĂ©phone car absente Ă chacune des audiences, elle rĂ©affirme : « si ça [leur] convient pas cette directive europĂ©enne, il faut pas venir au tribunal, il faut aller voter aux Ă©lections europĂ©ennes au lieu de nous faire tout un cinĂ©ma ». Pour les avocats et avocates de la dĂ©fense, le cadre lĂ©gal a Ă©tĂ© respectĂ© en tous points et ils en appellent aux difficultĂ©s rencontrĂ©es par les agriculteurs français aujourdâhui : « En recourant Ă ces travailleurs, ils essayent seulement de joindre les deux bouts, de rĂ©pondre Ă lâappel des arbres et Ă celui des caddies des consommateurs », poursuit un confrĂšre qui dĂ©fend la sociĂ©tĂ© Coccolo. Les sociĂ©tĂ©s utilisatrices rĂ©futent alors une partie des accusations et tentent de remettre les torts sur lâagence intĂ©rim. Mais Me Farid Faryssy, lâavocat des deux plaignantes, dĂ©nonce, lui, le recours Ă ces ETT comme Ă des « sociĂ©tĂ©s-Ă©crans » derriĂšre lesquelles se retranchent les exploitants français en cas de plaintes pour abus ou de contrĂŽle de lâinspection du travail.

Difficile donc de sanctionner ces entreprises, qui, dâun cĂŽtĂ© comme de lâautre, se renvoient la balle, jouant avec la lĂ©gislation trouble et les brĂšches permises par le dĂ©tachement. Pourtant, interrogĂ© pendant la mission dâenquĂȘte menĂ©e en janvier dernier par les juges dâinstruction dans les locaux vides de Laboral Terra Ă Avignon, le responsable local de lâETT, Karim Ghorbal, a lui-mĂȘme admis que les contrats Ă©taient signĂ©s en France et mĂȘme, quâune partie des travailleurs rĂ©sidaient dĂ©jĂ lĂ lors de leur recrutement. « Dans ces conditions, câest le droit français qui est applicable, pas le droit espagnol, ni celui du dĂ©tachement », martĂšle Me Farid Faryssy.
Le lendemain de lâaudience, Yasmine est interpellĂ©e par un voisin : « Câest vous qui ĂȘtes dans lâaffaire au tribunal ? Je vous ai vue dans le journal ce matin ! » Yasmine est mortifiĂ©e, car ĂȘtre identifiĂ©e et localisĂ©e peut constituer un risque. Ces femmes ont dĂ©jĂ essuyĂ© plusieurs « avertissements » menaçants. Quand on lui demande si elle ne craint pas pour sa vie, elle rĂ©pond : « non, jâai dĂ©jĂ tout perdu, mĂȘme ma santĂ©. Maintenant, lâessentiel, câest que les entreprises payent pour ce quâelles nous ont fait et ce quâelles continueront Ă faire Ă dâautres si on ne les arrĂȘte pas. » Le jugement est attendu le 4 juillet prochain.”
Ecrit par Tifenn Hermelin et HélÚne Servel
CODETRAS – Collectif de dĂ©fense des travailleurs Ă©trangers dans lâagriculture
Source: Mars-infos.org