Il ne fait dĂ©sormais plus aucun doute que le marchĂ© de la surveillance est en plein essor. Des sociĂ©tĂ©s vendent aux Ătats des systĂšmes dâidentification des populations, Ă des fins de contrĂŽle, pour des marchĂ©s se comptant en milliards dâeuros. En France, de plus en plus de villes mettent en place des systĂšmes invasifs, quâil sâagisse dâĂ©riger des portiques de reconnaissance faciale dans les lycĂ©es (comme Ă Nice et Marseille [1]), de dĂ©ployer des drones (en dĂ©pit de la faune locale qui ne les apprĂ©cie que peu, comme Ă Paris [2]) ou de forcer les habitants Ă sâidentifier sur des services en ligne pour interagir avec leur administration â comme lâillustre notamment le site Technopolice.
Il y a Ă©galement un autre marchĂ© plus insidieux, que lâon suppose parfois moins nuisible que celui, brutal, de la surveillance par les Ătats. Câest celui de lâĂ©conomie de lâattention, de la marchandisation de nos comportements et de nos identitĂ©s. Ne nous trompons pas de sujet, la plupart des multinationales hĂ©gĂ©moniques du numĂ©rique (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft â GAFAM par la suite) parlent [3] de vente et dâexploitation de donnĂ©es personnelles et non de comportement, car la donnĂ©e est abstraite et omniprĂ©sente. Il est difficile de sâopposer Ă une collecte de donnĂ©es personnelles ou de mĂ©tadonnĂ©es. La donnĂ©e est abstraite, une modĂ©lisation mathĂ©matique, et peut-ĂȘtre isolĂ©e, car il est difficile dâen percevoir lâeffet au quotidien. Pourtant si lâon parle des comportements que dĂ©crivent ces donnĂ©es, alors il devient beaucoup plus Ă©vident de sâopposer Ă cette collecte et Ă leurs marchandisations.
Parler de capitalisme des comportements, de capitalisme des identitĂ©s, de capitalisme identitaire, au lieu de capitalisme de surveillance ou de lâĂ©conomie de lâattention, permet de rendre concret et palpable ce que font rĂ©ellement les GAFAM. Ils analysent nos comportements dans le but de nous forcer Ă nous comporter de certaines façons. De plus, cela permet de mettre en lumiĂšre le fait que les pratiques de surveillance des Ătats et ce capitalisme du comportement sont en fait souvent les deux faces dâune mĂȘme piĂšce de cette surveillance. Dâautant que les acteurs de ces deux formes de surveillance sont, de fait, souvent les mĂȘmes. Palantir, par exemple, la sociĂ©tĂ© qui a obtenu un marchĂ© dâanalyse de grandes quantitĂ©s de donnĂ©es pour la DGSI [4] en France, est fondĂ©e par Peter Thiel. Qui est Ă©galement le fondateur de PayPal, le premier financeur externe de Facebook et qui, via le fonds dâinvestissement duquel il fait partie, investit Ă©galement dans Airbnb, Lyft, Space X (le programme spatial dâElon Musk) et Spotify.
Palantir est loin dâĂȘtre le seul exemple. La sociĂ©tĂ© Amesys, ancienne filiale du groupe Bull, sâest fait connaĂźtre par la vente dâun systĂšme de surveillance Ă Mouammar Kadhafi [5]. Ou encore Amazon, qui hĂ©berge le cloud de la CIA (un petit contrat Ă 600 millions de dollars tout de mĂȘme). Ou Google qui, via le projet Maven (officiellement abandonnĂ© en 2019 suite Ă des pressions des employé·es de Google), entraĂźne les drones Ă faire de la reconnaissance de cible [6]. Câest un phĂ©nomĂšne global qui touche Ă©normĂ©ment dâentreprises du numĂ©rique, comme le documentent, par exemple, Transparency Toolkit et Privacy International [7].
Ces capitalistes identitaires tirent leur richesse du travail que nous leur fournissons gratuitement en alimentant leurs gigantesques collections de donnĂ©es comportementales. Chaque fois que vous lisez quelque chose en ligne, que vous regardez une vidĂ©o, que vous la repartagez avec dâautres ou non, chaque action minime que vous entreprenez sur Internet, permet Ă ces ogres gargantuesques de sâenrichir encore plus, dâaccumuler encore un peu plus de contrĂŽle tout en Ă©vitant de sây soumettre, renforçant toujours plus lâasymĂ©trie propre aux systĂšmes capitalistiques. Cela engendre Ă©galement une forme de prolĂ©tariat. Une dĂ©possession des travailleu·ses dans ces systĂšmes de leurs outils de production, pour ne se voir Ă©valuer quâen fonction de leur « crĂ©dit social ». Quâil sâagisse du nombre dâĂ©toiles du chauffeur supposĂ© indĂ©pendant, mais aliĂ©nĂ© Ă Uber (ou Lyft), ou le nombre de vues de votre profil Facebook ou de contenus sur Instagram, le « score p » de votre chaine Youtube [8], votre valeur dans ce systĂšme capitaliste est celle que les plateformes de gestion de contenus vous donnent.
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P.-S.
Cet article a Ă©tĂ© Ă©crit dans le courant de lâannĂ©e 2019 et participe dâun dossier rĂ©alisĂ© pour Ritimo âFaire dâinternet un monde meilleurâ et publiĂ© sur leur site, Ă lire dans son intĂ©gralitĂ© sur le site de la Quadrature du Net ici.
[3] Quand ils nâĂ©vitent pas tout bonnement le sujet oĂč nâutilisent des tournures encore plus alambiquĂ©es.
En complĂ©ment…
Source: Lenumerozero.info