Coline Picaud, Personne ici ne sait qui je suis, Ă©ditions Le monde Ă lâenvers, novembre 2020
Sur le site de son Ă©diteur, les ouvrages de Coline Picaud (elle en a publiĂ© quatre chez Le monde Ă lâenvers, maison aux attaches libertaires et anticapitalistes sise Ă Grenoble) sont classĂ©s Ă la rubrique « Romans graphiques ». Je nâai pas lu ses trois prĂ©cĂ©dents, mais celui qui nous intĂ©resse ici relĂšve plus de la « bande dessinĂ©e de reportage », ainsi que lâauteure elle-mĂȘme a intitulĂ© son blog. Quoique⊠Mais jây reviendrai.
« Cela fait maintenant 6 ans que je travaille dans un centre social quâon appelle ici Ă Grenoble âMaison des habitantsâ (MDH) » : tel est le texte que lâon trouve en haut de la premiĂšre page du livre, entiĂšrement occupĂ©e par la reprĂ©sentation de lâimmeuble que lâon suppose dĂšs lors abriter cette MDH, et dont lâentrĂ©e est situĂ©e entre les devantures dâune pharmacie et dâun fleuriste. « Je mâoccupe des ateliers sociolinguistiques (ASL) : des cours de français Ă destination dâĂ©trangers adultes. Leur objectif est dâaider les personnes Ă se sentir mieux dans la sociĂ©tĂ© française, par lâapprentissage de la langue, notamment », poursuit la voix off juste en dessous de lâimage. Un peu plus loin dans le livre, Coline Picaud explique le fonctionnement administratif des MDH qui sont en fait des Ă©manations de la Ville et qui ont pour fonctions le lien et lâanimation avec les personnes ĂągĂ©es et les familles, lâanimation et la vie du territoire et bien sĂ»r lâaccueil des habitant·e·s, quels que soient leur statut ou leur nationalitĂ©. Lâauteure est « coordinatrice ASL » et Ă ce titre « recrute et forme les animateurs bĂ©nĂ©voles, donne des cours, monte des projets, propose et alimente le contenu pĂ©dagogique ». « Cette annĂ©e [2019, si jâai bien compris], 23 bĂ©nĂ©voles donnent des cours Ă la MDH. Cela permet dâaccueillir du monde (environ 200 personnes Ă lâannĂ©e) et de faire des groupes de nive au. Marc, un salariĂ©, et moi, donnons Ă©galement des cours. » Bon, rassurez-vous : ces prĂ©cisions plutĂŽt prosaĂŻques ne prennent pas beaucoup de place dans lâensemble du rĂ©cit â je devrais dâailleurs Ă©crire : des rĂ©cits, puisque Coline Picaud donne beaucoup de place aux rĂ©cits de vie des personnes quâelle rencontre dans le cadre de son activitĂ©. Câest ce qui fait tout lâintĂ©rĂȘt de cette « bande dessinĂ©e de reportage » : câest quâelle nâen est pas vraiment une, justement, ou alors quâelle est beaucoup plus. Par « reportage », jâentends le matĂ©riau rapportĂ© et mis en forme, parfois de façon virtuose, par un·e journaliste depuis tel ou tel « terrain » oĂč se dĂ©roulent (ou pas) des Ă©vĂ©nements plus ou moins spectaculaires. Rien de tel ici. Lâauteure raconte son quotidien, entiĂšrement occupĂ© par lâaccueil, lâĂ©coute et si possible la joie partagĂ©e avec des personnes « dĂ©placĂ©es » et souvent marquĂ©es par les violences subies avant de quitter leur pays natal, pendant leur voyage vers les terres promises de lâEurope et encore aprĂšs leur arrivĂ©e sur les rives de ce qui ressemble souvent plus Ă lâenfer quâau paradis. En fait, si lâon devait parler de reportages, alors ce serait au pluriel, puisque Coline Picaud nous donne Ă voir et Ă lire, entrecoupĂ©s par la description des diffĂ©rentes activitĂ©s de la vie quotidienne de deux MDH oĂč elle intervient â lâaccueil de gens qui dĂ©barquent du monde entier en quĂȘte de cours de français, mais aussi et surtout, probablement, dâune compagnie bienveillante, de sourires et de gentillesse, les cours de français, dâalphabĂ©tisation, les sorties organisĂ©es Ă la mer (Marseille, qui a beaucoup plu aux participant·e·s) ou Ă la montagne, les fĂȘtes, le « CafĂ© international » oĂč lâon parle de tout en français plus ou moins approximatif, mais câest ainsi que lâon progresse le mieux â elle nous rapporte, donc, les rĂ©cits de Sutha la Sri-Lankaise, Zabihullah lâAfghan, Meri la BrĂ©silienne, Abdelrahman le Somalien, Rahel lâĂthiopienne, Maha la Syrienne, Golindya lâĂrythrĂ©en et TĂ©lĂ©milĂ© le GuinĂ©en. Bien sĂ»r quâelle a choisi quelques parcours parmi beaucoup dâautres, mais comment faire autrement, sinon Ă retomber dans des gĂ©nĂ©ralitĂ©s statistiques ? Et puis on sent bien quâavec celles-ci et ceux-lĂ , Coline Picaud a vraiment pris du temps, et quâils et elles ont sympathisĂ©. Elle laisse parfois transparaĂźtre une sorte de culpabilitĂ©, dâĂȘtre nĂ©e du bon cĂŽtĂ© de la planĂšte, lorsquâelle entend les horreurs quâont subies certain·e·s de ses interviewé·e·s. Mais elle ne tombe jamais dans lâemphase ni dans le pathos. Chacun, chacune raconte comment il ou elle est partie et pourquoi. Et puis la route, les passeurs, les frontiĂšres, parfois la Libye et souvent la MĂ©diterranĂ©e⊠Et une fois franchis tous ces obstacles, lâEurope, la France, Grenoble oĂč lâauteure les a rencontré·e·s.
Je me prends Ă rĂȘver que ce genre de bouquin serve de matĂ©riel pĂ©dagogique en cours de gĂ©ographie dans les Ă©coles françaises. Car, comme le dit Coline Picaud, « il existe peu de lieux tels que les ateliers de français oĂč se mĂȘlent, plusieurs heures par semaine, universitaires sud-amĂ©ricains et GuinĂ©ens privĂ©s dâĂ©cole, Ă©clopĂ© et professeur de salsa, prostituĂ©es nigĂ©rianes et religieuses malgache. Le monde est lĂ . »
La grande rĂ©ussite de lâouvrage est de nous le faire (presque) toucher du doigt, ce monde qui bruisse de milliers de rĂ©cits. Jâavoue quâĂ premier abord, je nâĂ©tais pas trĂšs sĂ©duit par le dessin de Coline Picaud. Mais la force de ses images est telle que jâai trĂšs vite oubliĂ© mes prĂ©ventions. Câest pourquoi je ne peux que recommander vivement cette lecture et, comme je lâai dĂ©jĂ dit, mais bis repetita placent, souhaiter que des instits ou des profs sâen saisissent â sĂ»rement que dans les quartiers populaires, certain·e·s Ă©lĂšves y reconnaĂźtraient des figures familiĂšres et quâailleurs, pour ĂȘtre moins connues, ces mĂȘmes figures sortiraient de lâexotisme ou de lâaltĂ©ritĂ© vaguement menaçante oĂč elles sont trop souvent relĂ©guĂ©es.
Source: Antiopees.noblogs.org