Cet accouplement monstrueux signe la persistance dâun projet politique aussi ancien que pervers, consistant en la mise en Ćuvre dâune politique ancrĂ©e sur des dogmes ayant pour but de nier la libertĂ© des individus au profit dâun ordre social et Ă©conomique figĂ© et donc sans perspective de changement. Ce projet est parfaitement explicitĂ© par une figure des Anti- LumiĂšres, Ernest Renan. Dans « Lâavenir de la science » publiĂ© en 1890, il appelait de ses vĆux « un gouvernement scientifique, oĂč des hommes compĂ©tents et spĂ©ciaux traiteraient les questions gouvernementales comme des questions scientifiques et en chercheraient rationnellement la solution. » .
Rappelons quâĂ cette Ă©poque la dictature de Porfirio Diaz, qui allait ĂȘtre balayĂ©e par la RĂ©volution Mexicaine , avait pris ce modĂšle en sâappuyant sur « los CientĂficos » câest Ă dire un conglomĂ©rat de personnages richissimes utilisant la technocratie et les statistiques pour exploiter une population rĂ©duite Ă la misĂšre.
Une telle idĂ©ologie scientiste sâest trĂšs rapidement heurtĂ©e Ă la pensĂ©e scientifique moderne, dĂ©s 1865, Claude Bernard Ă©crivait un premier avertissement vis-Ă -vis de lâĂ©mergence des Ă©tudes statistiques en matiĂšre mĂ©dicale et surtout de leur tendance Ă transformer des probabilitĂ©s en certitudes et ces certitudes en fantasmes.
« Quant Ă la statistique, on lui fait jouer un grand rĂŽle en mĂ©decine, et dĂšs lors elle constitue une question mĂ©dicale quâil importe dâexaminer ici. La premiĂšre condition pour employer la statistique, câest que les faits auxquels on lâapplique soient exactement observĂ©s afin de pouvoir ĂȘtre ramenĂ©s Ă des unitĂ©s comparables entre elles. Or, cela ne se rencontre pas le plus souvent en mĂ©decine. Tous ceux qui connaissent les hĂŽpitaux savent de quelles causes dâerreurs grossiĂšres ont pu ĂȘtre empreintes les dĂ©terminations qui servent de base Ă la statistique. TrĂšs souvent le nom des maladies a Ă©tĂ© donnĂ© au hasard, soit parce que le diagnostic Ă©tait obscur, soit parce que la cause de mort a Ă©tĂ© inscrite sans y attacher aucune importance scientifique, par un Ă©lĂšve qui nâavait pas vu le malade, ou par une personne de lâadministration Ă©trangĂšre Ă la mĂ©decine. Sous ce rapport, il ne pourrait y avoir de statistique pathologique valable que celle qui est faite avec des rĂ©sultats recueillis par le statisticien lui mĂȘme. Mais dans ce cas mĂȘme, jamais deux malades ne se ressemblent exactement ; lâĂąge, le sexe, le tempĂ©rament, et une foule dâautres circonstances apporteront toujours des diffĂ©rences, dâoĂč il rĂ©sulte que la moyenne ou le rapport que lâon dĂ©duira de la comparaison des faits sera toujours sujet Ă contestation. Mais, mĂȘme par hypothĂšse, je ne saurais admettre que les faits puissent jamais ĂȘtre absolument identiques et comparables dans la statistique, il faut nĂ©cessairement quâils diffĂšrent par quelque point, car sans cela la statistique conduirait Ă un rĂ©sultat scientifique absolu, tandis quâelle ne peut donner quâune probabilitĂ©, mais jamais une certitude » ( Dans introduction Ă la mĂ©decine expĂ©rimentale).
Ce passage qui garde toute son actualitĂ© est peut-ĂȘtre destinĂ© Ă rester dans lâoubli tant il est Ă©vident quâil ne peut que dĂ©plaire Ă un systĂšme basĂ© sur lâaccumulation de donnĂ©es au profit des industriels du numĂ©rique. Au pire, il leur sera facile de dĂ©boulonner Claude Bernard, fondateur de la mĂ©decine expĂ©rimentale, au motif quâil a largement pratiquĂ© la vivisection. Mais il nâen demeure pas moins quâen affirmant cette vĂ©ritĂ© fondamentale que « jamais deux malades ne se ressemblent exactement », il remet dĂ©jĂ en cause une mĂ©decine fondĂ©e sur les big data et dĂ©fend pour chaque patient en tant quâĂȘtre unique le droit de ne pas ĂȘtre traitĂ© comme un numĂ©ro. Câest pourquoi la mĂ©decine pensĂ©e comme connaissance de lâhumain dĂ©bute toujours par un colloque singulier et direct entre la praticien et son patient.
Cette critique du rĂ©ductionnisme mathĂ©matique va sâĂ©largir un siĂšcle plus tard. Dâabord sous les coups de Bachelard qui dĂ©nonce dans « lâengagement rationaliste » la superstition scientifique des formalistes et des logiciens dĂ©bitant une dialectique qui « peut conduire peut-ĂȘtre Ă une morale et Ă une politique gĂ©nĂ©rales. » mais absolument pas « Ă un exercice quotidien des libertĂ©s dâesprit, » contre ce rationalisme Ă©triquĂ© et bourgeois qui « prend alors un petit goĂ»t scolaire. ..Ă©lĂ©mentaire et pĂ©nible, gai comme une porte de prison, accueillant comme une tradition. » Bachelard Ă©crit que « pour penser, on aurait dâabord tant de choses Ă dĂ©sapprendre ! Il propose ce quâil nomme une dĂ©marche surrationnaliste.
« Le risque de la raison doit dâailleurs ĂȘtre total. Câest son caractĂšre spĂ©cifique dâĂȘtre total . Tout ou rien. Si lâexpĂ©rience rĂ©ussit, je sais quâelle changera de fond en comble mon esprit. Je fais une expĂ©rience de physique pour changer mon esprit. Que ferais-je, en effet, dâune expĂ©rience de plus qui viendrait confirmer ce que je sais et, par consĂ©quent, ce que je suis. Toute dĂ©couverte rĂ©elle dĂ©termine une mĂ©thode nouvelle, elle doit ruiner une mĂ©thode prĂ©alable. Autrement dit, dans le rĂšgne de la pensĂ©e, lâimprudence est une mĂ©thode. Il nây a que lâimprudence qui peut avoir un succĂšs. Il faut aller le plus vite possible dans les rĂ©gions de lâimprudence intellectuelle. Les connaissances longuement amassĂ©es, patiemment juxtaposĂ©es, avaricieusement conservĂ©es, sont suspectes. Elles portent le mauvais signe de la prudence, du conformisme.. »
En 1975, ce discours contre une mĂ©thode figĂ©e et que les politiciens voudraient hĂ©gĂ©monique est amplifiĂ© par Feyerabend qui va Ă©crire son essai « Contre la mĂ©thode » avec en sous-titre Esquisse dâune thĂ©orie anarchiste de la connaissance.
Pour Feyerabend, il sâagit avant tout de pointer ce quâil nomme le chauvinisme scientifique , câest Ă dire un corpus de savoirs sâappuyant sur une mĂ©thode ad-hoc et dont lâĂtat favorise la prolifĂ©ration. Pour lui, il faut sĂ©parer la science de lâĂtat, comme on a sĂ©parĂ© lâĂtat de la religion, de façon Ă ce chaque individu soit en mesure de choisir librement ce quâil doit penser. En tous les cas on assiste plus souvent au renouvellement de la connaissance quâĂ son dĂ©passement au sens Ă©tymologique du terme. Ainsi Copernic renouvelle Aristarque et la physique du XX Ăšme siĂšcle renouvelle lâintuition des atomistes grecs. La prĂ©tention scientiste Ă renvoyer les connaissances passĂ©es aux poubelles de lâhistoire et Ă mĂ©priser des connaissances extra occidentales est nuisible Ă lâimaginaire nĂ©cessaire au renouvellement de la pensĂ©e scientifique et donc Ă son progrĂšs.
Ce quâon a appelĂ© la crise sanitaire a mis en Ă©vidence cette bataille sĂ©culaire entre un savoir au service du systĂšme dominant et une science libre et ouverte. Version moderne de la croisade positiviste dâAuguste Comte pour qui la science devait ĂȘtre au service de lâordre bourgeois contre lâesprit des EncyclopĂ©distes responsables Ă ses yeux des troubles de la RĂ©volution Française. Nâoublions jamais en tous cas que contrairement Ă ce quâĂ©crivait Shakespeare, le pouvoir nâa jamais peur dâun temps oĂč des « des idiots dirigent des aveugles ».
Source: Cntaittoulouse.lautre.net