
Kiev, le 20 avril 2022. Il y a deux mois, la ville sâest vidĂ©e de ses habitants et de ses commerces. En dĂ©pit de sa splendeur, lâabsence de vie la rend froide et angoissante.
La cĂ©lĂšbre place MaĂŻdan est silencieuse. Les larges boulevards pavĂ©s sont parsemĂ©s dâobstacles antichars qui ne gĂȘnent que quelques voitures. Ă la beautĂ© de cette ville, il manque la vie, les embouteillages, la lĂ©gĂšre nervositĂ©, les gens solitaires qui se hĂątent Ă leurs occupations, ces milliers dâitinĂ©raires qui se croisent en sâignorant. Ce jour-lĂ , alors que je marche dans la ville, la foule me manque.
Pourtant, les habitants reviennent progressivement Ă Kiev. On y fait ses courses facilement. Quelques cafĂ©s commencent Ă ouvrir Ă nouveau. Le danger ne se fait plus sentir. Le centre-ville est Ă©pargnĂ© des destructions. Ce sont surtout les quartiers autour de la ville qui ont Ă©tĂ© visĂ©s. LâarmĂ©e russe sâest trouvĂ©e Ă une dizaine de kilomĂštres avant dâabandonner son objectif pour se replier dans le Donbass.
SergueĂŻ, volontaire
Jâai rendez-vous avec SergueĂŻ, membre dâun centre de volontariat. Une centaine de ces centres se sont implantĂ©s dans toutes les villes dâUkraine. Ils sont composĂ©s de civils. Leur rĂŽle est dâorganiser lâaide dâurgence (produits de premiĂšre nĂ©cessitĂ©) ou dâacheminer du matĂ©riel militaire. Ces centres se distinguent de la « dĂ©fense territoriale » dont le but est, au cĂŽtĂ© de lâarmĂ©e, de protĂ©ger par les armes la ville.
Ces centres de volontariat sont dâune importance considĂ©rable. La rĂ©sistance ukrainienne aurait sans doute Ă©tĂ© rapidement Ă©crasĂ©e si les civils ne sâĂ©taient pas massivement mobilisĂ©s pour faire face Ă lâinvasion de leur territoire par les Russes. La population se dresse dans lâurgence et dans la terreur du feu.
SergueĂŻ me reçoit dans le quartier gĂ©nĂ©ral (QG) du groupe qui rĂ©unit une quarantaine de personnes. Câest un sous-sol dâune centaine de mĂštres carrĂ©s oĂč sont entreposĂ©s des dizaines de cartons de gilets par balles, de jumelles ou dâautres Ă©quipements. Il y a aussi un dortoir, une piĂšce pour fumer et une cuisine. Il y a tout ce quâil faut pour y vivre. Câest un endroit banal et modeste mais qui tĂ©moigne de la vitalitĂ© de tous ces tissus de rĂ©sistance.
Ce jour-lĂ , ils sont sept ou huit Ă sâactiver pour faire les cartons, rĂ©colter les adresses de livraison et contacter les transporteurs. SergueĂŻ a le visage fatiguĂ© des nuits sans sommeil. Il passe lâentiĂšretĂ© de ses journĂ©es et de ses nuits dans ce local. Il est grand et sec, le visage osseux et barbu. Il a tout juste 24 ans. Quand il ne se concentre pas sur sa tĂąche, il semble absent, ailleurs. Il est rare en paroles. Il ne parle que quand cela est utile. Si ma question est prĂ©cise, il me rĂ©pond limpidement. Le reste du temps, il est dĂ©tachĂ© de ma prĂ©sence, affairĂ© Ă ses occupations. Il a tant Ă faire.
Les forces politiques lors de la révolution de Maïdan
SergueĂŻ a grandi Ă Donetsk. Alors quâil avait 16 ans, en 2014, il a soutenu le mouvement de MaĂŻdan. Il se dit de gauche. Autant dire quâĂȘtre de gauche pendant ces temps-lĂ Ă©tait une rude Ă©preuve. Aujourdâhui encore, ils sont peu nombreux et ils ne disposent pas dâinfrastructure consistante. Ils ne sont soutenus par aucune force sociale significative. La droite et les nationalistes ont le monopole de lâagenda des prĂ©occupations politiques.
Le nationalisme est une solide rĂ©alitĂ©. Cependant, câest un nationalisme rĂ©actif et entiĂšrement dirigĂ© vers une Ă©mancipation vis-Ă -vis de lâimpĂ©rialisme russe. Les aspirations gĂ©nĂ©rales poursuivent moins un programme idĂ©ologique prĂ©cis quâun dĂ©sir indĂ©terminĂ© de libertĂ©, une vie promise Ă des possibilitĂ©s plus denses et une quĂȘte dâune vie matĂ©rielle qui ĂŽte le souci des lendemains. LâĂ©conomie de marchĂ© ne mâa jamais Ă©tĂ© dĂ©crite comme un problĂšme.
En dĂ©pit de ce contexte dĂ©favorable, pendant MaĂŻdan, SergueĂŻ sâest efforcĂ© de se mobiliser. « Les gens de gauche nâĂ©taient pas prĂȘts », me dit-il avec Ă©vidence. La prĂ©sence massive de lâextrĂȘme droite a dissuadĂ© les quelques bonnes volontĂ©s :
« Oui, lâextrĂȘme droite Ă©tait forte. Ils tenaient massivement les barricades. Mais sâils avaient cette position, câest parce quâils Ă©taient prĂ©parĂ©s. Ils Ă©taient entraĂźnĂ©s physiquement. Beaucoup dâentre eux Ă©taient des ultras (supporters de foot). Ils ont une culture du combat. Leurs rĂ©seaux sont solides et le soutien populaire non nĂ©gligeable. MĂȘme les oligarques se sont appuyĂ©s sur eux, car ils Ă©taient lâune des rares forces rĂ©ellement actives. Mais MaĂŻdan nâĂ©tait pas que cela. Il y avait beaucoup de gens ordinaires. Ils Ă©taient dans la rĂ©volte. On ne pouvait pas ignorer quâil sâagissait dâun profond mouvement populaire sans direction politique prĂ©cise si ce nâest la quĂȘte dâune vie meilleure, lâaspiration europĂ©enne et le rejet dâĂȘtre sous le giron russe ».
LâextrĂȘme droite sâest essentiellement Ă©panouie car elle est lâune des rares forces politiques actives. Elle a occupĂ© les vides de lâespace politique.
La guerre nous tombe dessus
En 2014, dÚs le début de la guerre, il a quitté le Donbass pour rejoindre Kiev :
« On Ă©tait de nombreux rĂ©fugiĂ©s. LâĂtat nâavait rien prĂ©vu. Ce sont les volontaires qui mâont accueilli et aidĂ©. Les militaires, eux aussi, Ă©taient dĂ©pourvus de tout. Ils avaient du vieux matĂ©riel. Leurs gilets pare-balles pesaient 15 kg (6 kg aujourdâhui). »
Dans les manquements dâun Ătat imprĂ©parĂ©, les volontaires ont formĂ© par eux-mĂȘmes cette « culture de la rĂ©sistance ». Le rĂ©cit de SergueĂŻ confirme que le volontariat est une force Ă©clatante, indispensable Ă lâĂtat et fondamentale pour qui veut comprendre la rĂ©sistance inouĂŻe de lâUkraine dans une guerre radicalement asymĂ©trique dâun point de vue militaire.
Personne nâattend la guerre. On la pressent. On la sait possible. Mais, un jour, elle vous tombe dessus. Câest la violence du rĂ©el qui sâempare de tout :
« Je mâinformais beaucoup. Je voyais bien toutes ces alertes. Elles venaient progressivement Ă moi, mais je ne me figurais rien de concret. »
En fĂ©vrier, la menace Ă©tait tout aussi proche quâirrĂ©elle. MĂȘme lorsquâon en est proche, face Ă lâactualitĂ© redoutable et insaisissable, on est toujours en retard. La guerre pose un dilemme tout aussi grossier quâirrĂ©el. En 2022, rares Ă©taient ceux capables de sâimaginer une guerre si banale dans sa forme et si stupĂ©fiante dans son temps historique. 100 000 hommes qui se pressent aux frontiĂšres, des tranchĂ©es qui se creusent, des tanks, chars et autres artilleries qui pilonnent des villes et tentent de conquĂ©rir un territoire.
Lâhistoire a beau se rĂ©pĂ©ter, on ne se faisait quâune vague idĂ©e de ce qui se tramait. La gĂ©opolitique et ses implications militaires est lâun des sujets qui se pense et se dĂ©cide sans concertation, qui se soustrait Ă toute approbation dĂ©mocratique. Cela nâest possible que parce que la connaissance en la matiĂšre est retranchĂ©e du regard commun.
Quelques jours avant le dĂ©but de la guerre, SergueĂŻ se retrouve avec une dizaine dâamis. Ils discutent de leurs rĂ©actions si les Russes engagent la guerre. Dans ce moment dâĂ©bullition, nombre dâentre eux promettent courageusement de prendre les armes et de dĂ©fendre leurs villes. Donner sa vie est une Ă©vidence.
Se trouver un local, un nom, un logo
AprĂšs lâeffervescence des orgueils qui rivalisent les uns avec les autres, ils conviennent quâils nâen ont pas la compĂ©tence. Ils se redirigent alors sur les aspects logistiques de la rĂ©sistance : organiser le ravitaillement, la solidaritĂ© dans les quartiers exposĂ©s et rĂ©colter des fonds. La guerre ne consiste pas seulement en une lutte armĂ©e. Il nâest pas suffisant dâobserver la progression des lignes de front sur des cartes, dâĂ©valuer la puissance des machines militaires pour comprendre la direction quâelle prend. Elle est aussi une question dâaffects collectifs et dâorganisation gĂ©nĂ©rale qui dĂ©passe largement les aspects militaires en mĂȘme temps quâelle les soutient.
Ils ont trouvĂ© le QG la veille de lâinvasion russe, le 23 fĂ©vrier. Ce jour-lĂ , ils lâinaugurent. « La veille, on Ă©tait une dizaine. On a parlĂ© jusquâĂ une heure du matin. On sâest mĂȘme trouvĂ© un nom de groupe et un logo. » Il est fascinant de constater lâattachement commun au symbolisme. Ils nâĂ©taient pas en train de rĂ©colter des armes. Quelques heures avant lâhorreur, ils se cherchaient un logo et un nom. Ils Ă©prouvaient le besoin de quelque chose qui dĂ©signe les contours dâun « nous ». Dans ces moments-lĂ , appartenir Ă quelque chose calme le sentiment de dĂ©sorientation et le vertige face Ă lâhistoire Ă venir.
Ă lâissue de la rĂ©union, SergueĂŻ rentre Ă pied chez lui. Il se sent confus. MalgrĂ© les promesses faites Ă ses amis, il se demande encore ce quâil ferait si la guerre Ă©clatait ; faut-il partir ? Fuir ? Rester pour se battre ? Retourner au travail comme nâimporte quel jour ordinaire ? Ă 3h du matin, il sâendort, la tĂȘte encombrĂ©e de pensĂ©es contradictoires et sans issues claires. Deux heures plus tard, Ă 5h du matin, les sirĂšnes puis les premiĂšres explosions retentissent partout dans la ville :
« Je me suis rĂ©veillĂ© brutalement. Ăa yâest, ça commence ! [âŠ] jâĂ©tais avec Daria, ma petite amie. Jâai prĂ©parĂ© un thĂ© puis je lui ai demandĂ© de faire ses bagages et dâappeler sa famille. On a convenu quâils partent Ă Lviv. Tout cela sâest fait en quelques minutes. »
Ce que lâhumanitĂ© laisse derriĂšre elle
Au premier son des bombes, on est Ă©treint par un sentiment presque surnaturel dâincrĂ©dulitĂ© et par une peur effroyable comme si, autour de soi, plus rien nâa de soliditĂ©, que tout ce qui environne est menaçant. LĂ , lâimmeuble pourrait sâĂ©crouler sur moi, ici la route sâĂ©ventera et mâemportera dans son sein, plus loin encore, une roquette explosera et ses Ă©clats dâacier perforeront ma chair.
Ce nâest quâau bout dâun certain temps quâon lit lâespace urbain de façon plus nuancĂ©e. On Ă©value le danger en fonction de la distance de lâexplosion, on reconnaĂźt ce qui assure une certaine protection et ce qui laisse Ă dĂ©couvert. Les rĂ©vĂ©lations surgissent Ă mesure que les puissances de destruction de lâhomme se rendent sensibles. En quelques jours seulement, le son des bombes devient familier.
Dans les premiers jours de la guerre, beaucoup dâhabitants de Kiev ont fui. La belle-mĂšre de SergueĂŻ leur a causĂ© quelques soucis. Elle habite dans lâEst :
« Je lui demandais de faire sa valise. Sa fille Ă©tait dĂ©jĂ partie Ă Lviv. Elle sâexĂ©cutait. Puis, je la rappelais. Elle ne rĂ©pondait plus. Le soir, enfin, jâarrivais Ă la joindre. Elle nâĂ©tait pas partie. Elle avait toujours une excuse ou quelque chose Ă faire pour retarder son dĂ©part. Chaque matin elle faisait sa valise puis la dĂ©faisait le soir. Finalement, alors que les Russes sont arrivĂ©s dans sa ville, elle a sautĂ© dans le tout dernier bus et a pu quitter la ville in extremis. »
La belle-mĂšre de SergueĂŻ nâarrivait pas Ă se dĂ©cider. Elle se demandait ce quâelle laisserait ici, ces « quelques choses » qui, bientĂŽt, seront derriĂšre elle. Lâexil est une Ă©preuve redoutable. Aujourdâhui, lorsquâon visite les appartements subitement abandonnĂ©s, on voit ce que les hommes et les femmes laissent derriĂšre eux : Ă peu prĂšs tout.
Je devenais tout aussi fou quâutile
SergueĂŻ et dâautres se sont mis Ă travailler. Ils ont activĂ© leurs rĂ©seaux partout en Ukraine et en Europe. Ils sâefforcent de rĂ©colter de lâargent et du matĂ©riel. Au dĂ©but, ils ne savaient pas comment sây prendre. Par exemple, ils nâavaient aucune idĂ©e de lâendroit oĂč sâachĂštent un gilet pare-balles, des jumelles ou dâautres Ă©quipements militaires. Les magasins de surplus militaires Ă©taient pris dâassaut.
Progressivement, ils se sont trouvĂ© des fournisseurs fiables venant de Turquie, des Ătats-Unis, de Chine, de Pologne et de toute lâEurope. Un fournisseur fiable est Ă©valuĂ© en fonction du prix, de la qualitĂ© et du dĂ©lai de livraison des marchandises. En moyenne, les commandes mettent dix jours Ă arriver. Il leur reste ensuite Ă trouver le moyen de les transporter. Les voitures, vans, ou camionnettes sont de grande valeur. Beaucoup se sont fait prĂȘter les vĂ©hicules des personnes qui avaient fui la ville.
Pendant les quatre premiers jours, SergueĂŻ nâa quasiment pas dormi :
« je devenais fou, mais tout Ă©tait Ă crĂ©er. Et puis, les gens Ă©taient paniquĂ©s. Il fallait travailler et en mĂȘme temps il fallait calmer les gens. »
La vie de SergueĂŻ, comme celle de tant dâautres, est brusquement lancĂ©e dans une direction inattendue et inquiĂšte. Elle a radicalement Ă©tĂ© altĂ©rĂ©e. Câest aussi dans cet Ă©tat dâaltĂ©ration quâil sâest dĂ©couvert quelques qualitĂ©s. Alors quâavant la guerre, il vivait le travail comme une nĂ©cessitĂ© bien plus dĂ©courageante quâheureuse, il est dĂ©sormais capable de sâadonner avec fermetĂ© et rĂ©gularitĂ© Ă ce quâil entreprend :
« jâai appris Ă faire Ă©normĂ©ment de choses. MĂȘme au niveau Ă©motionnel, jâai changĂ©. Je me contrĂŽle davantage. Jâapprends Ă vivre avec des gens dont les valeurs sont tout Ă fait diffĂ©rentes. Avant, cela mâĂ©tait difficile. Je vivais mal que mes attentes ne rejoignent pas la rĂ©alitĂ©. »
Un nouveau champ de possibilités
Lâhistoire de SergueĂŻ est banale. Ici, alors que jâai quittĂ© Kiev pour Kharkiv (Est), je rencontre chaque jour des vies semblables. Leurs mots ne cessent de tĂ©moigner de lâeffondrement brutal de lâhabituel. Les menues routines, nĂ©cessaires, encombrantes et lassantes en temps de paix, sont regrettĂ©es.
Mais, avec quelques remords ou une difficultĂ© Ă se lâavouer, ils tirent quelques satisfactions de cette nouvelle vie. Cette « joie » dans la guerre sâexplique essentiellement parce que sâouvre un nouveau champ de possibilitĂ©s qui engage lâentiĂšretĂ© de leur quotidien. La vie se fait plus expressive : ils tiennent un rĂŽle considĂ©rable dans le monde.
Pour la premiĂšre fois de leur vie, SergueĂŻ et dâautres font lâexpĂ©rience ensemble dâun Ă©tat « astructurel », dâun effondrement des formes et des normes, dâune sorte de chaotisation du monde. Cette expĂ©rience de dĂ©routinisation nâest pas que souffrance. Elle est aussi affaire de passions et dâintensitĂ©s. Lorsque la guerre sera terminĂ©e, on entrevoit dĂ©jĂ la douleur de ne plus vivre une expĂ©rience pour elle-mĂȘme, câest-Ă -dire pour ce quâelle suscite comme dĂ©pense, don, voire perte de soi. La guerre est bien souvent tolĂ©rĂ©e par certains pour ce quâelle offre de vertige.
Source: Lundi.am