« Je choisis la France, car câest un endroit propice aux affaires [âŠ]. Nous sommes trĂšs heureux de voir lâĂ©nergie dĂ©ployĂ©e par le gouvernement et ses ministres pour accueillir les entreprises internationales. Cela me permet dâannoncer en toute confiance mille millions dâeuros dâinvestissements en France. Nous espĂ©rons que cette collaboration perdurera de nombreuses annĂ©es. Coca Cola choisit la France ! »
Parmi les 200 chefs dâentreprises prĂ©sents lors de la 3e Ă©dition de Choose France, Ă©vĂ©nement organisĂ© par le gouvernement et se jouant Ă huis clos en janvier 2020 au chĂąteau de Versailles pour valoriser « lâattractivitĂ© » â on reviendra sur ce terme â de la France, câest cette dĂ©claration de James Quincey, P.-D.G. de Coca-Cola, qui rĂ©sume le mieux le sentiment de peur qui anime nos dĂ©cideurs politiques depuis des annĂ©es. Et je ne parle pas dâune peur passagĂšre, mais plutĂŽt de celle qui vous obsĂšde le jour et vous rĂ©veille en sursaut la nuit. Je parle de la menace dâun⊠dĂ©classement productif du pays !
Avant dâarriver Ă notre destination finale, Ă savoir la lutte qui se joue actuellement sur la zone du Carnet â une zone sauvage de 395 hectares dâune beautĂ© sans Ă©gale â situĂ©e en bord de Loire, nous allons devoir faire quelques arrĂȘts, voire quelques dĂ©tours, pour comprendre les mĂ©canismes antidĂ©mocratiques et autoritaires dont lâĂtat use pour livrer « clĂ©s en main » nos territoires aux entreprises privĂ©es.
Je vais prendre des dĂ©partementales, donc mettez-vous Ă lâaise, je laisse ma fenĂȘtre entrouverte pour ceux qui veulent sâen griller une. Pas trop serrĂ©s Ă lâarriĂšre ? Jâavance un peu mon siĂšge. En route !
Le départ
Un peu de contexte : dâautres pays (appelĂ©s « concurrents de la France ») ont lancĂ© il y a quelques annĂ©es un programme de renforcement de leurs industries [1] ainsi que des chantiers pour exploiter les marchĂ©s Ă©mergents (transition Ă©cologique et secteur technologique en tĂȘte de gondole). La Chine a son programme « Made in China 2025 », lâAllemagne son « New High Tech Strategy », la CorĂ©e du Sud son « ComitĂ© pour la 4e rĂ©volution industrielle ». Nous, ce sera le « Pacte Productif [2] ». Ăa en jette, je sais.
Et la France peut sâappuyer sur quatre secteurs : lâaĂ©ronautique et le spatial (2e producteur mondial avant lâarrivĂ©e du COVID), lâautomobile (qui compte 200 000 emplois), lâindustrie pharmaceutique (toujours en excĂ©dent commercial) et le luxe (parmi les 100 premiĂšres marques mondiales de luxe, 24 sont françaises).
Ajoutez Ă cela la « qualitĂ© de nos infrastructures », notre position de « 2e au classement du G20 pour [notre] qualitĂ© et [notre] quantitĂ© » â comprendre un rĂ©seau routier et ferroviaire trĂšs dense ainsi quâun potentiel dâexploitation des grands ports maritimes⊠(coucou Saint-Nazaire !).
Ce genre dâinformations macroĂ©conomiques permet probablement Ă nos diplomates de se la raconter dans les salons feutrĂ©s, mais elles sont insuffisantes pour dĂ©finir avec certitude les bases dâune relance Ă©conomique de la 7e puissance mondiale. Il va donc falloir produire des graphiques, des tendances, des courbes, des chiffres. Beaucoup de chiffres. Et qui de mieux que le ministre de lâĂconomie et des Finances associĂ© au ministre de lâEnseignement supĂ©rieur, de la Recherche et de lâInnovation pour mener Ă bien cette mission ? Enfin, pour mandater leurs petits copains du privĂ© pour le faire Ă leur place, devrais-je dire.
Car câest le cabinet Roland et Berger qui dĂ©finira les « secteurs clĂ©s » de la France, et les laurĂ©ats sont : le numĂ©rique, lâĂ©nergie, lâindustrie, lâagriculture, lâagroalimentaire et lâinnovation. SĂ»r, fallait payer une prestation Ă un cabinet spĂ©cialisĂ© pour les trouver !
Pour inciter les citoyens Ă se tourner vers ces secteurs, lâĂtat va ensuite confier Ă un autre cabinet (McKinsey) une mission dâidentification des compĂ©tences recherchĂ©es afin « dâadapter les formations initiales au lycĂ©e et dans lâenseignement supĂ©rieur pour former aux mĂ©tiers de 2025 », mais aussi de « crĂ©er [des] formations continues pour accompagner les emplois qui auront Ă©tĂ© transformĂ©s ou dĂ©truits par la robotisation et la numĂ©risation de notre systĂšme productif ».
Ne manque plus quâun comitĂ© de pilotage. Il sera prĂ©sidĂ© par Bruno Lemaire et composĂ© des diffĂ©rents ministres en charge des secteurs citĂ©s ci-dessus, qui se chargeront de lancer une consultation auprĂšs des acteurs suivants : France StratĂ©gie, le Conseil national du numĂ©rique, les chambres consulaires, les acteurs et rĂ©seaux de lâinnovation et de la formation, les organisations syndicales et les fĂ©dĂ©rations professionnelles. Petite sĂ©lection non exhaustive : MEDEF, Bpifrance, Business France, FNSEA, Michelin, Orange, FO et autres collectivitĂ©s dĂ©partementales.
Et la population dans tout ça ? Les gens comme vous et moi, va falloir un minimum les convaincre. Or, en cette pĂ©riode de dĂ©fiance vis-Ă -vis des gouvernants, ça nâest pas avec le pauvre argument de lâaugmentation du PIB quâon va rameuter les foules. Trop abstrait, trop chiant. Non, ce quâil nous faut, câest un cap, une direction et, pourquoi pas ?, un rĂȘve Ă atteindre.
Je dois reconnaĂźtre quâils ont fait fort sur ce coup-là ⊠PrĂȘts ?
« Le Pacte Productif vise Ă construire un nouveau modĂšle français respectueux de lâenvironnement pour atteindre le plein emploi. »
PAW ! Tâas bien lu mon cochon : tout le monde au turbin et en prime on sauve les ours polaires. Imparable.
Il est intĂ©ressant de noter que nos « concurrents » utilisent quasiment la mĂȘme rhĂ©torique : la CorĂ©e, pour ne prendre que cet exemple, va dâabord invoquer la peur de voir son retard se creuser sur lâEurope dans le secteur de lâIA ou des « usines intelligentes », pour ensuite promettre de verser des torrents de pognon (430 000 milliards de wons, soit 330 milliards dâeuros) sur ses citoyens. Sans oublier le petit chantage Ă lâemploi Ă destination des dĂ©tracteurs, avec lâannonce de la crĂ©ation de 800 000 dâentre eux [3].
La prĂ©sentation grossiĂšre du Pacte Productif, câest fait.
Pour consulter en dĂ©tail ce document, câest par ici : https://www.economie.gouv.fr/pacte-productif
Mais je vous prĂ©viens, lire ce genre de document revient peu ou prou Ă manger un grec avariĂ© tout en essayant de le digĂ©rer dans un grand huit. Et si vous pensez que jâexagĂšre, je tiens pour preuve des phrases du type : « Lorsque le secteur aĂ©ronautique ou automobile produit un euro de valeur ajoutĂ©e, il entraĂźne plus de quatre euros de crĂ©ation de valeur gĂ©nĂ©rĂ©s par la production de services et de biens utilisĂ©s par le secteur pour produire ses vĂ©hicules. » Ou encore : « Ă intensitĂ© sectorielle inchangĂ©e, si notre industrie avait le mĂȘme poids et la mĂȘme structure que lâAllemagne, notre dĂ©pense de R&D serait plus Ă©levĂ©e de 1,33 point de PIB, soit 30 MdâŹ. »
Cette lecture dĂ©shumanisĂ©e du monde prend racine dans le secteur privĂ©. Pour convaincre un industriel dâinjecter ses capitaux dans ton pays, il faut parler son langage et rĂ©pondre Ă ses dĂ©sirs, il faut rĂ©organiser le pays comme une entreprise, câest-Ă -dire sĂ©curiser les secteurs porteurs et dĂ©laisser les moins performants ; mais aussi analyser, rationaliser, segmenter, puis dĂ©couper les territoires pour ensuite les servir sur un plateau aux plus offrants. Et lĂ , on tient lâobjectif (Ă peine voilĂ©) du gouvernement.
Je te propose dâanalyser leur mĂ©thode, calquĂ©e sur celle du privĂ©, en se mettant Ă leur place, comme dans un jeu de rĂŽles. Prends le jeu de cartes qui traĂźne dans la boĂźte Ă gants, tu seras gentil.
Le jeu du capital
Quand un industriel souhaite ouvrir son capital auprĂšs dâinvestisseurs Ă©trangers ou tout simplement revendre son affaire, il commence par rĂ©aliser un audit comptable de ses activitĂ©s, ensuite il va crĂ©er la matrice suivante : forces/faiblesses/opportunitĂ©s/menaces pour agir en fonction des rĂ©sultats obtenus. Puis il sĂ©lectionne certains de ses « clients vitrines » sur lesquels ses commerciaux sâappuieront pour en attirer de nouveaux. Il complĂšte enfin ces dĂ©marches en occupant lâespace mĂ©diatique, en se payant un passage TV sur BFM business ou en organisant des Ă©vĂ©nements Ă sa propre gloire.
En ce qui concerne la France, la matrice donnerait :
â Forces : certaines de ses industries et sa main-dâĆuvre qualifiĂ©e.
â Faiblesses : sa compĂ©titivitĂ© sur le plan international en baisse.
â OpportunitĂ©s : son instabilitĂ© Ă©conomique politique et sociale (propice Ă faire passer des lois et des programmes Ă©conomiques ambitieux).
â Menaces : un dĂ©classement productif.
Je fais un rapide crochet pour revenir sur la notion dâattractivitĂ© des territoires.
Elle se dĂ©finit comme une unitĂ© de mesure qui prend en compte les infrastructures (permettant la circulation des marchandises et des personnes), la fiscalitĂ© (qui doit ĂȘtre la moins contraignante possible), les compĂ©tences (avec, dans lâidĂ©al, un bassin dâingĂ©nieurs spĂ©cialisĂ©s en IA), les contraintes juridiques (une capacitĂ© Ă dĂ©molir le code du travail ou Ă accorder aux prĂ©fets le droit de dĂ©roger au code de lâenvironnement comme bon leur semble) et la stabilitĂ© politique (si tâas des gilets jaunes qui dĂ©glinguent tout sur leur passage chaque samedi, tu perds des points ; en revanche, si tâarrives Ă Ă©craser un mouvement social quitte Ă arracher des mains, crever des yeux et jeter des gens par paquets de dix en prison, lĂ , tu en marques. Facile.). Le climat, le nombre de grandes Ă©coles et leur prestige, la proximitĂ© de ressources naturelles en grande quantitĂ© viennent complĂ©ter le tableau.
Tout semble en place. Il ne manque plus quâune petite sauterie pour faire savoir au monde entier que la France est Ă vendre.
Un gros banquet Ă huis clos sur une journĂ©e, au cĆur du chĂąteau de Versailles pour en foutre plein les mirettes Ă ceux que ça impressionne, et le tour est jouĂ©. LâĂ©vĂ©nement Choose France est nĂ© [4].
Et quand on regarde la liste des invitĂ©s, on se dit que si lâĂ©vĂ©nement sâappelait « Comment exterminer le vivant en dix ans », ça marcherait aussi. FlorilĂšge desdits invitĂ©s et de leurs annonces pour cette Ă©dition 2020 :
â Coca Cola et son milliard dâinvestissements promis.
â Toyota, qui souhaite injecter 400 M⏠sur le site de Valenciennes [5].
â Facebook, qui mise 10 millions dâinvestissements sur lâIA.
â Lâarmateur italo-suisse MSC, qui va construire des nouveaux paquebots pour un investissement total de 2 milliards.
â Ericsonn, qui promet la construction dâun centre de R&D sur la 5G.
â Pure Salmon qui va construire un site dâĂ©levage de saumons.
â Mais aussi Ikea, AstraZeneca (entreprise pharmaceutique), Google, J.P. Morgan (banque), Netflix, General Electric, ArcelorMittal, Bosch, Alibaba, SAP, Rolls Royce, Nokia, Samsung, etc.
Au total, 4 milliards dâinvestissements ont Ă©tĂ© promis par lâensemble des participants [6].
Si ces chiffres vous paraissent dĂ©mesurĂ©s, notez que ces entreprises ont toutes intĂ©rĂȘt Ă les crier haut et fort. Ce ne sont que des annonces, et contrairement Ă un contrat, ça ne les engage en rien.
De plus, le gouvernement a annoncĂ© en septembre dernier un plan de relance Ă©conomique (nommĂ© « France Relance ») dâun montant de 100 milliards dâeuros pour « rĂ©pondre Ă la crise sanitaire », qui a pour but de « complĂ©ter les mesures Ă©conomiques dâurgence et les plans de soutien sectoriels » ; on mettra donc massivement nos impĂŽts Ă contribution pour rassurer ce beau monde. Ă quatre pattes ou Ă plat ventre, on ne sait plus trop dans quelle position se trouve le gouvernement face aux industriels.
Câest Ă prĂ©sent au tour des commerciaux de rentrer dans la danse. Ils vont aller chercher des contrats avec les dents et essayer de mordre dans de belles commissions. Le groupe Business France servira de liant entre les institutions et les investisseurs Ă©trangers pour promouvoir lâattractivitĂ© des territoires. Issu dâune fusion en 2015 entre Ubifrance et lâAFII (Agence française pour les investissements internationaux), ce groupe de 1 500 collaborateurs rĂ©partis dans 70 pays se dĂ©finit comme « lâagence nationale au service de lâinternationalisation de lâĂ©conomie française ». Son produit phare est une liste de sites (industriels) promis « clĂ©s en main » issus des consultations Ă©voquĂ©es prĂ©cĂ©demment. Soixante-dix-huit sites ont Ă©tĂ© recensĂ©s, dont 12 font plus de 50 hectares. Voici la liste des heureux gagnants :
â Axioparc, Drusenheim et Herrlisheim (Bas-Rhin/Grand Est)
â MOSL Parc, MĂ©gazone dâIllange-Bertrange (Moselle/Grand Est)
â EuropĂŽle de Sarreguemines, Hambach (Moselle/Grand Est)
â Grand Port Maritime de Dunkerque, zone Grande Industrie (Nord, Hauts-de-France)
â PĂŽle dâActivitĂ©s de Haute-Picardie (Nord/Hauts-de-France)
â Parc dâactivitĂ©s de La BoitardiĂšre, Amboise (Indre-et-Loire/Centre-Val de Loire)
â PĂŽle dâInnovation des Couronnes [7], Petit-Couronne (Seine-Maritime/Normandie)
â Grand Port maritime de Marseille, PIICTO (Bouches-du-RhĂŽne/Provence-Alpes-CĂŽte dâAzur)
â Induslacq & ChemâpĂŽle 64 Chemical Parks (PyrĂ©nĂ©es-Atlantique/Nouvelle-Aquitaine)
â Le Carnet, Frossay (Loire-Atlantique/Pays de la Loire)
â Parc Industriel de la Plaine de lâAin, Saint-Vulbas (Ain/Auvergne-RhĂŽne-Alpes)
â PĂŽle dâexcellence industrielle Rennes-La Janais (Ille-et-Vilaine/Bretagne)
Comme tout bon commercial, Business France dispose dâune proposition claire, intĂ©grant son catalogue produit (ci-dessous, au hasard, la fiche produit du Carnet [8]), et surtout, dâune adresse mail, de prĂ©fĂ©rence trĂšs engageante : [email protected], ça ne sâinvente pas… La chasse est ouverte !
Si le dĂ©ploiement de tels moyens peut impressionner, il reste nĂ©anmoins insuffisant. Car derriĂšre leur fiche produit â qui nâa rien Ă envier Ă celle dâun aspirateur â se cache une volontĂ© dâaccĂ©lĂ©rer les processus de mise Ă disposition des parcelles de territoires. Le dĂ©putĂ© LREM Guillaume Kasbarian, dans son rapport remis en septembre 2019 au Conseil national de lâindustrie, dĂ©clarait : « Ouvrir une usine ressemble parfois aux douze travaux dâAstĂ©rix selon les industriels, avec des lenteurs inexplicables et des dĂ©lais de rĂ©ponses qui engendrent eux-mĂȘmes leurs dĂ©lais de rĂ©ponses [9]. »
Eh oui, obtenir un permis de construire, faire des Ă©tudes dâimpacts Ă©cologiques, puis avoir les autorisations environnementales adĂ©quates, viabiliser le site, subir dâĂ©ventuels recours juridiques dâassociations, ou faire face aux riverains mĂ©contents, Ă une presse curieuse, tout ça, lâinvestisseur, ça lâemmerde. Il prĂ©fĂšre encore aller sâinstaller en Chine.
Alors je vous laisse imaginer la gueule dâun industriel ayant signĂ© tous les papiers pour dĂ©zinguer un terrain comme bon lui semble, quand une ZAD dĂ©barque sans lui demander son reste !
On a dĂ©jĂ bien roulĂ©, il est temps de faire une pause. En attendant, je vous invite Ă inspecter la liste des sites « clĂ©s en main » dĂ©taillĂ©s dans la carte ci-aprĂšs [10] ; cela vous permettra de vĂ©rifier sâil en existe un prĂšs de chez vous pour Ă©ventuellement questionner votre Ă©lu local sur le type dâindustrie pressentie (et, si ce nâest pas le cas, de vous tenir au courant).
Le site du Carnet
Si vous avez attentivement regardĂ© la carte, vous distinguerez sur la partie ouest, au niveau de Nantes, un petit point rouge. Câest le site « clĂ©s en main » du Carnet, un projet « de dĂ©veloppement du Grand Port Maritime (GPM) de Nantes-Saint-Nazaire ». Lâhistoire qui sây dĂ©roule vaut le dĂ©tour. Mets ta ceinture, ça risque de secouer.
Tout se passait comme sur des roulettes pour notre gouvernement et ses amis investisseurs en cette fin de mois dâaoĂ»t 2020, les travaux allaient gentiment commencer quand, dâun coup, sans crier gare, dâirrĂ©ductibles dĂ©fenseurs du vivant ont dĂ©boulĂ© pour dire non Ă la bĂ©tonisation en entrant en rĂ©sistance et en investissant le lieu de lâĂ©cocide programmĂ©, crĂ©ant barricades et tranchĂ©es pour dĂ©fendre la zone, mais aussi des lieux de vie pour accueillir celles et ceux qui souhaitaient passer du temps sur site. Le tout en se payant le luxe dâexpĂ©rimenter une autre façon de vivre.
Et quand je vous parle dâĂ©cocide, ce nâest pas une figure de style : 395 hectares dont 51 de zone humide (pour te donner une idĂ©e, un terrain de foot câest 0,7 hectare), oĂč vivent 116 espĂšces animales et vĂ©gĂ©tales protĂ©gĂ©es dont certaines menacĂ©es dâextinction. Cette zone est aussi lâun des plus grands corridors dâEurope, permettant aux oiseaux migrateurs de rejoindre les pays du Sud lâhiver. Sans parler du rĂŽle vital que joue la zone humide dans la biodiversitĂ© locale (restauration de la qualitĂ© de lâeau et des milieux aquatiques, rĂ©gulation des crues).
Et tu verrais comme câest beau. Un mĂ©lange de roseaux, dâherbes hautes, mares saumĂątres, de prĂ©s salĂ©s et de roseliĂšres, sans aucune pollution sonore ni lumineuse ou presque, le tout longĂ© par lâestuaire de la Loire. Une fois sur place, tu te jetterais sans hĂ©siter le couteau entre les dents sur le premier bulldozer qui oserait toucher un cheveu du lieu.
Allez, assez rĂȘvassĂ©, concentre-toi, la suite se corse un peu.
Je nâapprendrai rien Ă personne en vous disant que le camp qui soutient le dĂ©veloppement du GPM est puissant et nombreux. Il compte parmi ses rangs le prĂ©fet de la rĂ©gion, le gestionnaire de Nantes-Saint-Nazaire Port (Ă©tablissement public possĂ©dant la maĂźtrise fonciĂšre de nombreux terrains le long de lâestuaire et composĂ© de la RĂ©gion des Pays de la Loire, le DĂ©partement 44, lâAgglo de Saint-Nazaire et de Nantes MĂ©tropole, des multinationales telles que YARA, ENGIE, TOTAL, CARGILL). Sans oublier certaines associations de protection de lâenvironnement qui sont aussi de la partie. Et elles ont de trĂšs bonnes cartes en main.
Encore un jeu, vous allez me dire ! Oui, mais Ă une diffĂ©rence prĂšs : il nous est imposĂ© et les rĂšgles sont truquĂ©es. Elles Ă©taient pourtant claires, ces rĂšgles, on les retrouve mĂȘme dans le code de lâenvironnement (article L411-1) oĂč elles prĂ©voient un systĂšme de protection stricte des espĂšces de faune et de flore sauvages.
Quant au prĂ©fet, lui, il a tous les jokers (appelĂ©s aussi dĂ©crets et qui lui permettent sur dĂ©cision unilatĂ©rale de dĂ©roger Ă toutes les rĂšgles environnementales et de santĂ© publique qui pourraient ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme dâintĂ©rĂȘt public). https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000041789766/
Les associations, elles, sont plus sournoises encore. Elles vont te faire croire quâelles sont dans ton Ă©quipe, mais quâelles nâont que des cartes pourries. Alors quâelles disposent en vĂ©ritĂ© de tous les as et rois du jeu et veulent tâĂ©liminer au plus vite. On les compte au nombre de trois (BRETAGNE VIVANTE, FRANCE NATURE ENVIRONNEMENT, LPO Loire-Atlantique) et, dâaprĂšs le collectif Stop Carnet, elles auraient rĂ©cemment effectuĂ© une jolie volte-face. RĂ©ticentes au dĂ©part, elles ont fini par accepter dâaccompagner le projet industriel en nĂ©gociant des « mesures de compensation » et de « prĂ©servation/restauration » sur les 285 ha restants du Carnet.
Pour apprĂ©hender leur logique, il me faut rappeler la rĂšgle de la sĂ©quence ERC (Ă©viter, rĂ©duire, compenser). Prenons un cas pratique, comme lâimplantation dâune Ă©olienne (puisquâil en existe un prototype sur lâĂźle du Carnet). Un promoteur, avide de gros pognon, veut implanter un parc Ă©olien dans un endroit oĂč il y a du vent. Il va alors faire appel Ă un bureau dâĂ©tudes (idĂ©alement avec qui il dĂ©jeune souvent) pour effectuer une Ă©tude dâimpact (spoil : il y en a toujours) et rĂ©colter suffisamment de donnĂ©es pour mesurer lâimpact sur lâavifaune, les chauves-souris, les riverains, le patrimoine culturel, etc. Vu que lâimplantation dâune Ă©olienne nâest jamais neutre pour le vivant, le promoteur et son bureau dâĂ©tudes devront, en thĂ©orie, appliquer la fameuse sĂ©quence ERC, Ă savoir : est-ce que je peux Ă©viter les impacts ? Si non, puis-je les rĂ©duire, et si oui, comment ? Et dans le cas oĂč rien de tout ça nâest possible, comment compenser ?
Je continue Ă me demander comment on compense la mort dâune espĂšce menacĂ©e dâextinction, mais ça câest un autre sujet.
Le collectif Stop Carnet a Ă©crit fin aoĂ»t 2020 une lettre ouverte aux trois associations, et leurs questions ont le mĂ©rite dâĂȘtre claires :
â Pourquoi soutenez-vous le projet destructeur du GPM ?
â Pourquoi trahir Ă ce point votre mission de protection de la biodiversitĂ© ?
â Que pensent les adhĂ©rents qui vous font confiance de ces liens Ă©troits que vous entretenez avec le GPM ?
â Quel est votre positionnement sur lâĂ©tude dâimpact du projet commandĂ© par le GPM13 indiquant que les mesures de compensation ne suffiront pas Ă compenser la perte des habitats de nombreuses espĂšces protĂ©gĂ©es du site ?
â Pourquoi dĂ©clarer, vous les dĂ©fenseurs de la nature, que la destruction du site du Carnet est un « Ă©piphĂ©nomĂšne » ?
Je vous invite Ă aller sur le site de Stop Carnet pour voir combien leurs questions sont construites autour dâune argumentation Ă©tayĂ©e :
https://stopcarnet.fr/le-projet-du-grand-port/la-loire-en-danger-le-carnet-un-site-naturel-a-proteger/lettre-ouverte-aux-assos-environnementales-accompagnant-le-carnage-prevu-au-carnet/
Face Ă une attaque aussi directe, on se dit que la rĂ©ponse des associations va ĂȘtre foudroyante !
Eh bien, vous allez ĂȘtre sacrĂ©ment déçus. La faiblesse de leurs contre-arguments destinĂ©s Ă maintenir le projet met presque mal Ă lâaise. Vraiment. Cela se rĂ©sume au fait « quâil sera difficile de gagner sur le plan lĂ©gal » Ă cause des prĂ©cĂ©dentes dĂ©faites, quâun « projet dâamĂ©nagement global est prĂ©fĂ©rable Ă une multiplication de projets ponctuels » et, pour finir, quâil y aurait une « progression des espĂšces invasives [11] ».
Concernant ce dernier point, Stop Carnet a conviĂ© des naturalistes sur site pour vĂ©rifier leurs allĂ©gations. Aucun envahissement significatif nâaurait Ă©tĂ© observĂ©
Je viens de voir la pancarte indiquant Frossay ; on arrive au Carnet !
There is no planet B
Tout le monde descend, prends ton K-way.
On ne va pas se mentir, la notion de confort est somme toute relative en plein hiver. Mais il suffit de se munir dâune paire de bottes, de plusieurs paires de chaussettes, dâune tente (une grande partie de la zone Ă©tant bien drainĂ©e, le sol est plutĂŽt sec) et dâun petit surnom (sĂ©curitĂ© oblige), et nous voilĂ parĂ©s pour la dĂ©couverte du lieu. Sachez quâil y a aussi des dortoirs amĂ©nagĂ©s et un free-shop bien garni pour se saper comme jamais.
La population est éclectique : des curieux, des voyageurs, des riverains, des citadins, des Marx + 8, des étudiants et quelques gentils toutous.
On est tout de suite frappĂ© par la bienveillance qui rĂšgne sur place. MĂȘme si des tensions se font et se dĂ©font avec le temps comme dans toute vie de groupe, le cĂąlin rĂšgne en maĂźtre. LâĂ©change et les affinitĂ©s jouent un rĂŽle de garde-fou pour dĂ©mĂȘler les Ă©ventuels dĂ©saccords, et câest une volontĂ© assumĂ©e que de tenter de les rĂ©gler ensemble, par la mĂ©diation entre autres, ou en faisant appel Ă une aide extĂ©rieure en dernier recours. Lutter contre toute forme dâautoritarisme (pas une mince affaire) est une rĂšgle dâor.
RĂ©sultat, on se sent plus en sĂ©curitĂ© en pleine nuit sur la ZAD que dans nâimporte quelle zone urbaine Ă la mĂȘme heure. La seule menace qui plane est finalement la mĂȘme quâen manif : les flics. Car la surveillance est de mise [12]. Un tag sur la seule route goudronnĂ©e le rappelle : « La police existe. »
Et elle dispose de moyens, la police : la surveillance par hĂ©licoptĂšres et drones est rĂ©guliĂšre. Un systĂšme de vidĂ©osurveillance a rĂ©cemment Ă©tĂ© retrouvĂ© sur un point de passage. Des camĂ©ras Ă©taient dissimulĂ©es dans des fausses pierres et des faux troncs dâarbres, le tout reliĂ© Ă des modems, des puces GPS et des batteries de grande capacitĂ©.
Seule une petite partie des alentours de la ZAD fait lâobjet dâun arrĂȘtĂ© interdisant de stationner ou de circuler, sauf pour les riverains. Mais un SMS via lâapplication Signal quelques heures avant dâarriver vous confirmera ou non leur prĂ©sence pour Ă©viter une amende (ou un grand dĂ©tour).
Si les flics se donnent du mal pour ficher la zone, il faut dire quâen face, on leur donne du fil Ă retordre. Les barricades paraissent infranchissables, les tranchĂ©es sont profondes et des gardes de nuit se relaient quotidiennement (un chouette moment pour discuter avec son binĂŽme).
La journĂ©e, impossible de sâennuyer. On a le choix entre aider Ă retaper un lieu (ou simplement passer un coup de nettoyage si vous ĂȘtes une bille en bricolage comme moi), faire Ă manger, ravitailler en eau les lieux de vie. On peut participer Ă diffĂ©rentes permanences pour apprendre des trucs en tout genre (celle appelĂ©e juridique est trĂšs utile pour connaĂźtre ses droits et se prĂ©parer en cas de GAV), ou lancer des initiatives (comme organiser une fĂȘte pour le solstice dâhiver, lâaccueil des riverains, etc.). La liste des tĂąches Ă disposition est infinie.
Si je nâai pas spĂ©cialement envie de vous en dire plus â lâexpĂ©rience de la ZAD est subjective â, cela fait longtemps que je nâavais pas ressenti autant dâespoir. On a beau se dire que lâon va dans le mur, que rien nâest fait pour endiguer lâinĂ©vitable Ă©croulement de notre modĂšle sociĂ©tal, il ne faut pas vivre le sentiment dâimpuissance face au dĂ©sastre Ă©cologique (visible dans notre quotidien ou via nos Ă©crans) comme une fatalitĂ©. Loin de moi lâidĂ©e de romancer la vie sur une ZAD, mais ces lieux, en plus dâĂȘtre un rempart efficace et direct contre lâartificialisation du monde, sont aussi des territoires dâexpĂ©rimentation nouvelle. Repenser nos rapports au vivant sans distinction (vĂ©gĂ©taux, animaux, humains), en Ă©jectant le patriarcat, le modĂšle marchand et toute forme dâoppression nâest pas une simple utopie. Que vous dĂ©cidiez ou pas de vous rendre sur le site du Carnet, que vous ayez ou non envie dâaller questionner vos Ă©lus sur les projets de sites « clĂ©s en main » dans vos rĂ©gions respectives, ou que vous envisagiez de monter votre propre ZAD, et ce malgrĂ© tous vos impĂ©ratifs (votre boulot, protĂ©ger vos proches, etc.), les pistes existent. Et rappelez-vous que le vivant, câest un ensemble, dont on fait bien partie. Donc quand il est attaquĂ©, on le dĂ©fend !
Ah, une derniĂšre chose avant de vous laisser. Devinez quel genre dâentreprises sont pressenties pour sâinstaller sur le site du Carnet une fois que le bĂ©ton sera coulĂ© ? Des entreprises Ă©cotechnologiques.
Source: Lundi.am