Emmanuel Macron trouve « absurde de dire que Charles Maurras ne doit plus exister », semblant dégager d’un revers de main la question de l’antisémitisme, tout en précisant « condamner l’antisémitisme » (1)… Charles Maurras a été le principal penseur du monarchisme français au XXe siècle, longtemps ostracisé en raison de son antisémitisme virulent et de son soutien au régime de Vichy. A y regarder de plus près, on ne peut pas dire que certaines idées forces de Maurras ne continuent pas d’être véhiculées, largement relayées par les médias et par une partie de la classe politique. La rhétorique maurrassienne semble, actuellement, dépasser la seule extrême droite. Il en va ainsi des « racines chrétiennes » et « royales de la France ». Ainsi, Emmanuel Macron semble atteint par la nostalgie monarchique et regretter le bon vieux temps de la royauté. Alors Ministre de l’Economie, il déclarait, en juillet 2015, à l’hebdomadaire le 1 que l’inconscient politique français était traversé depuis deux siècles par l’absence du roi : « Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du roi dont je pense […] que le peuple français n’a pas voulu la mort ». Pour un futur président de la République, cette déclaration en dit long sur le personnage… Marion Maréchal a du apprécier, elle qui déclarait en 2016 : « La France c’est mon pays, la République est un régime, l’essentiel de l’histoire de France s’est faite sous la monarchie ». Emmanuel Macron relaye ainsi cette vision de l’histoire selon laquelle la nation française existerait depuis le plus haut moyen-âge, qu’elle serait par essence chrétienne et que sa cohésion historique serait due au long travail de construction politique des rois et des élites. Parmi les principaux éléments de sa méthode d’analyse, il en est un qui de nos jours fait florès à droite comme à gauche, à savoir : Pays légal.Pays réel. Charles Maurras n’a pas la paternité de la formule qui date de la monarchie de Juillet. Le terme pays réel repris et introduit dans le vocabulaire politique par Maurras se définit surtout par opposition par opposition au pays légal, ce dernier englobant le monde politicien et toutes les structures étatiques, bureaucratiques ou administratives découlant de la démocratie. Le pays réel est ce sur quoi vit en parasite le pays légal. « La distinction entre le pays légal et le pays réel en France est inséparable de l’analyse de la démocratie […]. L’Etat démocratique agit comme un organe arbitrairement enté sur la nation » (2) Du côté des Républicains, Nicolas Sarkozy, cornaqué par Patrick Buisson, n’a pas été en reste. En novembre 2015, il dénonçait : « Le décalage […] profond entre le pays virtuel tel qu’il est décrit depuis longtemps à longueur d’articles et le pays réel ». Jean-François Copé tenait des propos similaires dans les colonnes du Monde le 2 août 2012. En 2018, Laurent Wauquiez saluait deux victoires des Républicains lors d’élections législatives partielles en ces termes : « Le pays réel a parlé ». A gauche, Julien Dray a considéré que le pays réel n’était pas représenté dans le débat politique. Lors du débat sur la réforme des retraites, la France insoumise a déposé de très nombreux amendements, pour justifier cette acte, la députée Clémentine Autain a déclaré que c’est : « Une méthode d’interpellation pour faire écho au pays réel ». La République en marche n’est pas en reste. Benjamin Griveaux a justifié la visite de ministres sur le terrain par cette phrase : « C’est le pays légalqui rencontre le pays réel ». Devant les député-e-s de la majorité, réuni-e-s à l’Elysée, Emmanuel Macron, pour appuyer sa démonstration, a repris le concept maurrassien : « Le problème qu’on a politiquement, c’est qu’on a pu donner le sentiment à nos concitoyens qu’il y avait un pays légal et un pays réel ». Il admettait qu’il y a bien l’existence d’un sentiment de déconnexion entre « le peuple » et « les élites ». Quelques rappels me semblent nécessaires.
Le gouvernement, devant les protestations avait dû faire marche arrière et renoncer à commémorer, en 2018, les 150 ans de la naissance de Charles Maurras. Le cent cinquantenaire de sa naissance a vu la publication d’un recueil de textes intitulé « l’Avenir de l’intelligence » dans la collection Bouquins aux éditions Robert Laffont. Cet ouvrage est publié sous la direction de Jean-Christophe Buisson, ancien responsable des jeunes de l’Action française à la fin des années 80, journaliste au Figaro–Magazine et animateur de l’émission « Historiquement-show » sur la chaîne Histoire dont l’ex directeur était Patrick Buisson, ancienne plume de Nicolas Sarkozy..
Charles Maurras, monarchiste, fondateur de l’Action française, contre-révolutionnaire, grand pourfendeur du « poison démocratique et de la République », « La Gueuse » ou « La femme sans tête », xénophobe, antisémite, fidèle du Maréchal Pétain, partisan d’un « antisémitisme d’Etat » et des Statuts des Juifs promulgués par Vichy, fut condamné à la Libération pour « intelligence avec l’ennemi », condamnation qu’il a qualifiée de « revanche de Dreyfus ».
Le nationalisme de Maurras a fourni le premier support à son antisémitisme. La xénophobie en a constitué le complément naturel ainsi le « protestant » ou le « juif » symbolisent-ils l’étranger, donc l’ennemi de la France au même titre que le « métèque » c’est-à-dire « l’Anti France ». Le nationalisme intégral de Maurras se nourrit de l’antisémitisme. C’est cette « xénophobie intégrale » (3) qui permettait à Xavier Vallat, premier Commissaire aux Questions Juives, d’écrire « Je suis antijuif parce que xénophobe » (4). L’Action française, née des retombées de l’affaire Dreyfus, a su exploiter et développer l’antisémitisme, une des pièces maîtresses du système maurrassien, comme fonds de commerce : une « divine providence ». Dans l’Action française du 28 mars 1911 Maurras écrivait que « tout parait impossible ou affreusement difficile sans cette providence de l’antisémitisme. Par elle, tout s’arrange, tout s’aplanit, se simplifie. Si l’on n’était antisémite par volonté patriotique, on le deviendrait par simple sentiment d’opportunité ». Le 23 février 1911 dans l’Action française, il se livrait à un « subtile distinguo » : « Le Juif d’Algérie, le Juif d’Alsace, le Juif de Roumanie sont des microbes sociaux, le Juif de France est microbe d’Etat : ce n’est pas le crasseux individu à houppelande prêtant à la petite semaine, portant ses exactions sur les pauvres gens du village : le Juif d’ici opère en grand et en secret ». Cet antisémitisme apparaît comme un élément fédérateur du « sursaut national » contre la société révolutionnaire, une arme de combat de « la reconquête de la France par elle-même » contre « une plaie (les Juifs) qui infecte le pays » (5). En témoignent, par exemple, les attaques d’Edouard Drumont à l’encontre de Marat : « La folie de Marat, c’est la névrose juive » et contre la Constituante qui en 1790-1791, avait proclamé l’émancipation des Juifs. Chez Maurras, le rejet du parlementarisme trouve ses justifications dans l’idée qu’un tel système est le fruit d’une conjuration, celle des « Quatre Etats Confédérés » (protestants, juifs, francs-maçons, métèques) qui auraient méthodiquement conçu, depuis la Révolution, « l’occupation » et « l’appropriation du pays ». Déjà, en 1909, un des chants de l’Action française proclamait que la France était aux mains du « Juif immonde, coureur de grand chemin ». Maurras développe une vision manichéenne du monde qui se diviserait entre les défenseurs de « l’ordre national, fédéral et royal » et d’autre part « les fanatiques de la destruction et les sectaires de la mort ». Cet antisémitisme qui considère que « le judaïsme est le mal ultime » est le prolongement conforme, pour Maurras et ses disciples, des traditions de l’Europe chrétienne, et se nourrit, en fait, de fantasmes anciens, comme l’a montré Victor N’ Guyen (6). Il tient au « Martyre de la France », fille aînée de l’Eglise… Xavier Vallat entretenait l’idée d’une doctrine antijuive de l’Eglise s’appuyant notamment sur Saint Paul : « Les Juifs ne sont agréables à Dieu et sont les ennemis des autres hommes » (7) et sur Saint Thomas. Ainsi, écrivait-il : « Le pouvoir civil a le droit d’empêcher (le Juif) d’obtenir une influence trop grande sur la société, d’où le droit pour les pouvoirs publics d’interdire aux Juifs l’exercice des fonctions publiques, le droit de réglementer leurs entrées dans les professions libérales ou dans les universités » (8). Pour les propagandistes de ce courant, il était donc nécessaire et vital de se protéger des Juifs « responsables d’horreurs anciennes et qui préparent les horreurs à venir ». En 1936, un article de L’Action françaisemettait en garde les Français et menaçait les Juifs : « Le Juif veut votre peau. Vous ne la lui donnerez pas ! Mais nous l’engageons à prendre garde à la sienne, s’il lui arrive de nous faire accéder au massacre universel » (9). D’où le slogan de Maurras : « Ni Hitler, ni les Juifs ». La volonté de se garder des Juifs « comme les ennemis du dehors » et « de réduire leur influence » apparaissait clairement à travers certains courants de la vie politique, littéraire, journalistique dans la France des années 30 et chaque crise voyait resurgir avec violence la désignation des Juifs comme boucs émissaires. Pour reprendre l’expression de Michel Winock, l’antisémitisme faisait partie des « passions locales » (10), il était courant de dénoncer « l’invasion juive » et une littérature spécifique fleurit (Rebatet, Drieu La Rochelle, Céline). La France a connu « un moment antisémite », pour reprendre l’expression de Pierre Birnbaum, sous le Front populaire. L’Action française titrait, le 5 juin 1936 : « Le cabinet juif est fait ». Léon Blum se voyait qualifié de « Juif allemand naturalisé, détritus humain à traiter comme tel ». Léon Daudet considérait que son nom (Blum) était semblable au « bruit que font douze balles dans la peau d’un traitre ». Maurras laissait le choix a sujet du sort réservé à Blum : « A fusiller dans le dos, à tuer avec un couteau de cuisine ». Xavier Vallat, futur Commissaire aux Questions Juives sous Vichy, se posait, à l’Assemblée nationale la question de savoir si « le Talmud inspirait désormais le gouvernement français ? ». Jean-Pierre Maxence, fondateur avec Thierry Maulnier (Action Française) de L’Insurgé, publication qui se réclame de Drumont, écrivait : « M. Blum par toutes ses fibres représente l’étranger » (11) et lors d’un meeting, en 1936, déclarait : « Si jamais nous prenons le pouvoir, voici ce qui se passera : à six heures suppression de la presse socialiste, à sept heures la Franc Maçonnerie est interdite. A huit heures on fusille Blum » (12). Robert Brasillach, ancien de l’Action française, réclamait dans les colonnes de Je suis partout un statut et une révision des naturalisations des Juifs. Deux numéros de Je suis partout furent consacrés aux Juifs : Les Juifs et Les Juifs en France, réimprimés en 1938 et 1939 à la suite du succès remporté auprès des lecteurs. La débâcle de 1940 a entrainé un examen de conscience général et par voie de conséquence une recherche des responsabilités. Il fallait trouver des coupables pour expliquer la catastrophe. Nombre d’antisémites sont prêts à saisir l’occasion de débarrasser les milieux politiques et économiques français des Juifs en les désignant à la vindicte populaire. La propagande aidant, le bruit se répandit que si le pays avait été battu, c’était parce qu’il n’était plus aux mains des Français mais dans celles des Juifs qui voulaient la guerre et qui l’avaient perdue : « Une guerre pour la joie des Juifs » (13) : un complot juif avait amené la guerre et la défaite.
Charles Maurras se défendait de vouloir « persécuter les Juifs » mais sa problématique était de savoir comment « se garantir contre eux », ce qui l’a conduit à développer la notion d’Antisémitisme d’Etat et, logiquement, à soutenir le Statut des Juifs promulgué par Pétain le 3 octobre 1940, rédigé par Raphaël Alibert (ancien de l’Action française), qui institutionnalisait cet antisémitisme d’Etat… Maurras considérait que « le statut n’est pas une lésion aux droits sacrés de la personne humaine… Nous avons le droit de faire nos conditions aux nomades que nous recevons sous nos toits ». Ce statut répondait à une vieille revendication qui avait pris naissance pendant l’affaire Dreyfus et qui permettait à Maurras d’opérer une distinction entre « A bas les Juifs » et « Mort aux Juifs ». Le premier synthétisait, à ses yeux, l’expression d’un antisémitisme d’Etat permettent de se garantir contre l’influence « d’une sangsue de la Mer Morte », alors que le second traduisait, selon lui, l’antisémitisme de peau appliqué par les Nazis. L’Action française salua la nomination de Xavier Vallat (14) au poste de Commissaire aux Questions Juives en ces termes « Il faut que les Juifs comprennent qu’ils ont fini d’abuser » et voyait la création du Commissariat comme « Un monument consacré à la défaite de l’ennemi intérieur ». Maurras souhaitait, comme le rappel Pierre Pujot dans l’hebdomadaire Aspects de la France en 1967 « que l’on remit ces Juifs à leur place de minorité étrangère » et donc, en leur retirant la nationalité française, de les transformer en étrangers mis à l’écart de la nation française catholique. Fidèle disciple de Maurras, Pierre Pujot définissait ainsi l’antisémitisme maurrassien : « Notre antisémitisme n’a jamais visé que l’influence des Juifs installés dans notre pays et non assimilés. Il a dénoncé les agissements d’une communauté allogène avec ramifications internationales qui, sous nos Républiques, a joué un rôle funeste. » (15) Cependant, Maurras dénonça rapidement les « limites » du premier Statut des Juifs. Dans l’Action française du 19 octobre 1940, il estimait que le texte ne visait pas « les causes c’est-à-dire « l’Etat juif dans l’Etat français » écartés des fonctions militaires, administratives, universitaires, les Juifs (risquaient) de tout récupérer par l’argent ». L’action française réclamait donc un durcissement du Statut et, dans les faits, la confiscation des biens appartenant aux Juifs. Cet antisémitisme qui prétendait n’avoir pas pour objectif la « persécution des Juifs » mais la protection des « Français de souche » n’a pas empêché l’Action française de désigner certains Juifs à l’attention de la police. Lors de son procès, le 24 janvier 1945, Maurras, « Français de naissance, antisémite de raison d’Etat » déclarait au président de la Cour : « Quant à dire, comme vous le faites, qu’en février 1944 désigner un Juif à l’attention publique c’était le désigner, lui ou sa famille, aux représailles de l’occupant, à la spoliation et aux camps de concentration, peut-être à la torture et à la mort, non seulement j’ignorais ces belles choses, mais je savais le contraire, qu’il y avait une foule de pays dans lesquels les colonies juives étaient florissantes ». De telles positions ne pouvaient avoir comme conséquence que la persécution et l’élimination des Juifs. Michel Déon qui a collaboré à L’Action française, constatait que les imprécations de Maurras « avaient conduit beaucoup de Français à rester indifférents au Martyre juif pendant l’Occupation ». Cet antisémitisme d’Etat, appelé de ses vœux par Maurras et institutionnalisé par Vichy, a bel et bien été partie prenante de la « Solution finale ». Il n’y a pas, contrairement à ce qu’affirme Emmanuel Macron, deux Maurras, un auteur d’ouvrages philosophiques et de souvenirs et un auteur d’écrits politiques. Il y a un seul Maurras, réactionnaire, royaliste, xénophobe et antisémite. Il n’y a rien chez Maurras de Docteur Jekyl et Mister Hyde.
Jean-Paul Gautier
Jean-Paul Gautier, historien, spécialiste des extrêmes droites a publié aux éditions Syllepse : La Restauration nationale, un mouvement royaliste sous la 5e République, 2002 et Les extrêmes droites en France de la Libération à nos jours, 2009, nouvelle édition, 2017.
(1) Dans une tribune parue dans Le Monde le 8 janvier, Paul Salmona, directeur du Musée d’art et d’histoire du judaïsme rappelle au chef de l’Etat que « La vie et l’oeuvre de Maurras sont marquées du sceau de l’antisémitisme le plus violent ».
(2) Jean de Pénaros (pseudo de Jean Sévillia, journaliste Figaro-histoire), Aspects de la France
(3) Expression empruntée à Michel Winock, Histoire de l’extrême droite en France, Seuil, 1993.
(4) Vallat, Xavier, Le nez de Cléopâtre, préface de Charles Maurras, édition Les Quatre fils d’Aymon, 1957.
(5) L’Action française, 23 août 1933.
(6) N’Guyen, Victor Aux origines de l’Action française, Fayard, 1991
(7) Saint Paul, Première Epître aux Thessalonites.
(8) Brigneau, François, Xavier Vallat et la question juive. Mes derniers cahiers, 6e série, 1997. En 1911, Maurras réclamait pour les Juifs « qui sont des étrangers » un statut propre, car « les Français ne seront chez eux qu’à ce prix ».
(9) Charles Maurras, L’Action Française, 19 mai 1936.
(10) Winock, Michel, Le siècle des intellectuels, Seuil, 1997. Schor, Ralph, L’antisémitisme en France pendant les années Trente, Complexe, 1992.
(11) Maxence, Jean-Pierre, Histoire de dix ans : 1927-1937, Gallimard, 1939.
(12) Cité par Weber, Eugen, L’Action française, Fayard, 1985, p 401.
(13) Céline, L’Ecole des cadavres, Denoël, 1938.
(14) Après guerre, Xavier Vallat fut codirecteur avec Georges Calzant d’Aspects de la France (successeur d’Action Française) de 1960 à 1962, puis directeur d’Aspects de la France entre 1962 et 1966, directeur honoraire jusqu’en 1969.
(15) Pierre Pujot, Aspects de la France, 8 juin 1967. Pierre Pujot, fils de Maurice Pujot, un des fondateurs de l’Action française, a été président du Comité directeur de la Restauration national (ex AF) et directeurs d’Aspects de la France
(16) Déon, Michel, Parlons en, Gallimard, 1993.
(17) Même cas de figure concernant Céline, dont certains veulent séparer les écrits entre littéraires et antisémites…
Source: Raslfrontrouen.com