Il y a toujours des gens pour prendre le train. MĂȘme au pire moment de lâhistoire du monde, toujours des gens pour prendre le train et partir en vacances.
Je pense Ă Robert Walser : est-ce que les arbres prennent des vacances ? Ce nâest pas un sujet nouveau mais il y a quand mĂȘme lieu de se demander, aujourdâhui. Pourquoi je prends le train. Un bĂ©bĂ© se met Ă pleurer Ă lâarriĂšre du wagon. Il fait encore nuit. Câest lâaube, et les gens sâinstallent Ă leur numĂ©ro, posent leurs bagages et disposent leurs vĂȘtements pour se faire des nids. Câest lâhiver. Le bĂ©bĂ© ne se calme pas. La sociĂ©tĂ© a changĂ© mais pas la pensĂ©e, pas certaines tendances de lâhumain Ă se mettre, Ă faire son nid, Ă se coucher. Les gens se couchent dans le train et dorment les uns contre les autres comme des petits chats. Ils donnent des coups de coude au voisin dâĂ cĂŽtĂ©. Ils jettent des regards noirs. Le nid et la haine, tout proches dans le train. Les gens ne sont pas tout Ă fait dans leur Ă©tat normal. Ils sont plus gentils que dâhabitude. Il y a une gentillesse et une attention inhabituelle, suspecte, des contrĂŽleurs aussi. Tout se passe bien, madame ? Câest angoissant cette attention. Câest peut-ĂȘtre la Suisse, je me dis. Jâavais dĂ©jĂ remarquĂ© la diffĂ©rence de comportement entre la Suisse et la France, la psychologie du contrĂŽleur, inverse Ă la nĂŽtre, une psychologie qui te donne envie dâĂȘtre en rĂšgle et content de lâĂȘtre. Mais je ne suis pas bien habituĂ©e et je me demande dâoĂč le coup va venir, tant dâattentions se payent ; je suis habituĂ©e Ă la violence des rapports français, je suis dans la violence des rapports, je pense Ă cela, Ă la violence et la non-violence dans le train. Je me demande pourquoi je pense Ă la violence quand tout le monde dort. Jâembrasse, en pensĂ©e, un bĂ©bĂ© imaginaire. Le haut-parleur annonce quâil faut remplir un formulaire pour rentrer en Suisse. Une attestation de traçabilitĂ©. Je cherche dans le tĂ©lĂ©phone Ă tĂ©lĂ©charger le formulaire quand mon tĂ©lĂ©phone sonne, câest chez moi, je rĂ©ponds en appuyant sur la pastille verte, je me lĂšve en souriant gĂȘnĂ©e Ă ma voisine qui fait la gueule : « – allo ? ça va ? – Oui, le plombier est lĂ . Il demande depuis combien de jours ta fuite ? – Trois jours. Trois quatre jours. – Ok. Alors apparemment la fuite ne vient pas de la salle de bain mais des parties communes. Tu vas devoir dĂ©clarer aux assurances, câest tout. – Dâaccord. Merci, Salut » Je raccroche. Les toilettes du train sont fermĂ©es. Je voulais aller aux toilettes avant de remplir le formulaire, ça va me prendre du temps. Je cherche le contrĂŽleur pour quâil ouvre les toilettes. Dans le miroir, je vois mes cernes de face, et il y a aussi ce grand miroir derriĂšre la cuvette mĂ©tallique du chiotte SNCF, et je pense aux autres gens qui se regardent lĂ -dedans aussi, dans un sens ou dans lâautre. Avant je rĂȘvais toujours dâune aventure dans les toilettes du train, et plus maintenant, je mâaperçois. Je me dis tiens, câest parti ce fantasme. Je pense : câest peut-ĂȘtre depuis quâils ont introduit un nouvel agent de service, lâhomme ou la femme qui passe dans le train pour nettoyer au fur et Ă mesure que les gens vont pisser. Câest arrivĂ© avec les trains low-cost qui devaient ĂȘtre propres pour arriver Ă quai et repartir direct ; câest restĂ© avec la maladie, lâhomme ou la femme de mĂ©nage est restĂ© et mon fantasme sâest dissipĂ©, dĂ©placĂ© dans cet intermĂ©diaire, cette personne du mĂ©nage qui passe toutes les vingt minutes. Jâimagine la vie de cette femme qui a pour seul bagage une valise de nettoyage et une perche avec une pince au bout pour attraper les papiers. Au local de la gare on lui remet tous les matins Ă 5h une valise Ă©quipĂ©e avec tout le matĂ©riel. Elle laisse dans un casier son sac, ses affaires, son manteau. Elle prend le train avec la blouse et la valise. Elle fait le voyage jusquâĂ GenĂšve, puis elle repart dans lâautre sens. Suivant la durĂ©e du trajet elle fait plusieurs aller-retours dans la journĂ©e. Câest suivant le planning. Elle nâa aucune marge pour le nĂ©gocier, le planning. Ă certains moments de la journĂ©e, elle ne sait pas du tout oĂč elle est. Elle est en Suisse, en Belgique, Ă Marseille, Ă Bordeaux, quelques heures sans bagages. Les mains sur le ventre ou les hanches avec la valise de mĂ©nage Ă roulettes Ă ses pieds. Un jour de neige elle a dĂ» rester dormir dans le train Ă quai. Quand elle finit sa tournĂ©e elle peut sâasseoir quelques minutes. Alors elle appelle sa sĆur ou sa copine pour discuter. Elle raconte ce quâelle a vu dans le train quand il sâest passĂ© des choses particuliĂšres. Une fois câest un enfant qui lâa comme ça sortie de la routine des wagons et des gens Ă©talĂ©s sur eux-mĂȘmes. Lâenfant lui a souri pendant que les parents dormaient. Il sâest levĂ© et a voulu la suivre. Elle a jouĂ© un moment avec lui dans le carrĂ© loisir, et puis elle lâa ramenĂ© Ă ses parents. Ses parents ils ne sâĂ©taient aperçus de rien. Le petit garçon avait pleurĂ© en quittant la femme du mĂ©nage, et elle aussi avait le cĆur serrĂ©. Ils sâĂ©taient reconnus dâune autre vie ensemble.
Il y a comme ça des bifurcations des vies dans les trains. Tu sais que chacun des gens, parents, du couple, du pĂšre et de la mĂšre, et mĂȘme de lâenfant, ne rĂȘve que dâune chose : fuir. Au cĆur mĂȘme de la plus chaude union, il y a ce dĂ©sir en chacun, de fuite, de sĂ©paration. On en rĂȘve exactement au moment oĂč lâon sâembrasse, et dans le sentiment mĂȘme de lâunion. La fidĂ©litĂ© se mesure exactement Ă lâendroit de la trahison, au lieu de cette pensĂ©e possible, de la fuite, de la fugue, de lâabandon. Tout cela que tu vois dans le wagon, dans lâenfermement du voyage.
Le contrĂŽleur suisse mâapporte un formulaire de traçabilitĂ©. Je suis de la viande maintenant. On veut savoir dâoĂč je viens avant de me conduire Ă lâabattoir en toute sĂ©curitĂ©. Câest pour ça quâon est angoissĂ©s dans ce wagon. On est toujours pour lâabattoir dans un wagon de toute façon. Chacun le sait, mais chacun conjure le fantasme en se couchant dans son pull, en se faisant le nid, fantasme qui est aussi la conscience intacte quâon ait pu un jour sâentasser les uns les autres pour se tuer en cours de route. Je ne maitrise pas trĂšs bien le fil de mes pensĂ©es. Je dois me concentrer sur le formulaire. Je dois Ă©crire mon nom, mon prĂ©nom, ma date de naissance ; mon lieu de naissance ; mon adresse en France. JâĂ©cris deux fois ma date de naissance car jâai mal lu et je me suis trompĂ©e dâendroit. Toujours je me trompe dans le remplissage du formulaire. Ăa dure depuis le dĂ©but. DĂšs le premier formulaire jâai tremblĂ©. Jâai un problĂšme avec ça : le nom, la date de naissance, lâidentitĂ©. Quand il faut la remplir.
Je rends le formulaire au contrĂŽleur qui le prend sans jeter un Ćil dessus. Il part dans lâallĂ©e du wagon avec toute une pile de papiers dans les bras. Quâest-ce quâils vont faire de tous ces papiers, de tous ces formulaires, de toutes ces donnĂ©es, de tous ces noms. Jâimagine des piles de papier abandonnĂ©s. Des formulaires remplis pour ne pas ĂȘtre lus. Le seul exercice du formulaire pour rien. Je revois la professeur de français de troisiĂšme Ă la fin de la rĂ©daction avec sa pille de papiers dans les bras. Et ses talons. Elle avait une tĂȘte affreuse mais de trĂšs belles jambes fines et de beaux collants. Je regardais ses collants pour trouver les derniers mots de la dissertation. Jâentends des bruits de papier aluminium derriĂšre moi. Il est 10h, les gens commencent Ă avoir faim. Câest un autre sujet important avec les vacances, dans le train : la nourriture. Ă chaque fois je me demande. Je me demande comment câest possible autant, avec autant dâagressivitĂ© parfois, mĂȘme avec rage. Les wagons restaurants sont fermĂ©s depuis des mois. Quâest-ce qui se passe quand quelquâun sort son sandwich du sac, pourquoi câest inquiĂ©tant ça aussi, pourquoi câest agressif. Pourquoi les gens sont fiers de leur pique-nique, souvent, tu as remarquĂ©. Pourquoi les enfants ne pensent quâĂ bouffer. La question revient. Une crise explose Ă quelques fauteuils du mien. Lâenfant veut plus que deux BN et il a dĂ©cidĂ© de ne pas obĂ©ir Ă sa mĂšre, qui est seule. Ăa aussi, câest un sujet du train qui mâintĂ©resse : les mĂšres qui partent avant. Papa nous rejoint mercredi. Papa ne peut pas venir avant. Donc la mĂšre et lâenfant seuls dans le train avec la bouffe et les jeux. Pourquoi les enfants ne pensent quâà ça. Souvent on dit parce quâils sont gĂątĂ©s, et parfois câest vrai. LĂ dans le train je pense complĂštement lâinverse. Je pense que les enfants ne pensent quâĂ bouffer parce quâils ont gardĂ© la mĂ©moire de la prĂ©caritĂ© humaine, de la pauvretĂ©, des voyages qui durent trois jours, des exodes, des dĂ©portations. Ils redoutent la pauvretĂ© de leurs parents, ils savent que le train peut sâarrĂȘter en pleine voie pendant 6h et ne jamais repartir. Ils savent quâon peut se perdre pour toujours. Il suffit quâils lâaient su une fois, quâils aient commencĂ© Ă le penser. Câest un savoir sur lâhumanitĂ© quâils finissent par cacher aux adultes. Alors ils mangent tout le temps. Les enfants sont des SDF, des cloches. Pour ça quâils se cachent sous les fauteuils et quâils ont peur des clochards. Ils ont peur des clochards parce quâils sont fascinĂ©s par leur libertĂ©, et leur façon dâhabiter la vĂ©ritĂ©. Le clochard est le rĂȘve de lâenfant, et câest un grand secret.
Mathilde Girard
Source: Lundi.am