Carmen câest un livre de ProspĂšre MĂ©rimĂ© dont un chapitre va ĂȘtre adaptĂ© en opĂ©ra par Henri Meilhac sous la direction de Bizet. Nous partirons de cette version, de loin la plus connue. Bizet est un rĂ©publicain convaincu, ce nâest pas un hasard sâil reprend la nouvelle de MĂ©rimĂ©e en 1875 pour lâadapter en opĂ©ra. Si pendant la commune, se trouvant loin de paris, il avait eu une opinion nĂ©gative sur les communards et leur action, son retour en ville lâamena rapidement Ă reconsidĂ©rer sa position. Il est particuliĂšrement horrifiĂ© par la rĂ©pression Versaillaise et dĂ©clare Ă ce propos : « Les circulaires de M. Thiers sont, Ă mon sens, de vĂ©ritables monstruositĂ©s tant au point de vue politique quâhumanitaire » . Il rĂ©prouve tant la gestion de la commune que la pĂ©riode de crispation morale et militariste qui la suit. Câest sĂ»rement cette envie de sâextraire de lâimaginaire Ă©triquĂ© qui rĂšgne alors qui le dĂ©cide Ă se lancer dans la reprise dâune histoire qui a pour hĂ©ros un dĂ©serteur devenu contrebandier et fou amoureux dâune gitane. « Bizet sâest donc ingĂ©niĂ© Ă montrer tout ce que la bonne sociĂ©tĂ© de M. Thiers voulait occulter : les marginaux, les voleurs, les gitans, lâAutre quoi et la Carmen de Bizet en fout un coup Ă la morale, Ă la religion et Ă lâarmĂ©e. » [1]. Le rĂ©cit se concentre sur le dĂ©but de leur relation et sa fin.
La Carmen dont il est question, câest une lumpen-prolĂ©taire badass qui habite SĂ©ville. Elle possĂšde de nombreux talents et travaille Ă la fabrique de cigare. Elle est connue dans toute la ville et tous la courtisent et rĂȘvent de la sĂ©duire. Il faut dire quâen plus dâavoir la classe, câest une femme magnifique et libre qui collectionne les amants. Sa vie va dĂ©raper quand elle va croiser le chemin de Don JosĂ©. Lui câest un petit caporal qui rĂȘve de faire carriĂšre et de retourner au village aurĂ©olĂ© de gloire. LĂ -bas, il y a sa mĂšre quâil aime par-dessus tout et sa promise quâil aime parce quâil le faut bien. Elle, câest Michaela, aussi lisse que belle, elle est la personnification de la morale. Mais quand il a vu Carmen pour la premiĂšre fois, tout sâest envolĂ©. Comme tous les autres nigauds, il est subjuguĂ© par la grĂące de Carmen qui, dans un premier temps, semble tout juste le remarquer. Mais Ă la suite dâune rixe Ă lâusine de cigare entre Carmen et une de ses collĂšgues, câest Ă la garde de Don JosĂ© quâelle est laissĂ©e. Celle-ci, sĂ»rement sans trop y croire, commence Ă charmer le militaire en lui demandant de la laisser fuir. Il nâen fallait pas plus Ă notre nigaud amourachĂ© pour quâil ne se sente pousser des ailes et commence Ă faire nâimporte quoi. Carmen le pousse, il se laisse faire. Pour elle la libertĂ©, pour lui le cachot et la dĂ©gradation. Elle tente bien de lâaider Ă sâĂ©chapper en lui faisant parvenir de lâargent et une lime. Mais il va finalement accepter de purger sa peine pendant que Carmen attendra, rongĂ©e par le dĂ©sir. Quand il revient enfin et va Ă la rencontre de Carmen un gradĂ© qui fait du rentre-dedans Ă Carmen surgit pendant la conversation. Notre nigaud jaloux ne peut sâempĂȘcher de se battre avec lui, ce qui est une mauvaise idĂ©e puisque câest un officier et provoque la fuite de nos deux amoureux. Leur histoire dâamour va durer quelque temps jusquâĂ ce que le rĂ©cit reprenne alors que Carmen sâest rendu compte que Don JosĂ© est un type un peu terne qui lâĂ©touffe sous sa volontĂ© de contrĂŽle. Alors que Michaela, va surgir dâon ne sait oĂč, Carmen tentera de le renvoyer Ă son milieu naturel : un couple terne et bien rangĂ©. Pourtant, incapable dâaccepter une vie triste au cĂŽtĂ© de la personnification de la vertu il revient supplier Carmen de la reprendreâŠ
Si lâopĂ©ra raconte la fin de la vie de Carmen, une femme indĂ©pendante et courageuse qui va affronter les pĂ©ripĂ©ties de son histoire sans se plaindre [2], pourtant câest bien le rĂ©cit du terne Don JosĂ© qui compose cette Ćuvre. Carmen nâest pas le sujet de son histoire mais simplement lâobjet qui va venir transformer la vie dâun de ses amants. Ce nâest sĂ»rement pas un hasard si câest par le regard dâun homme, son bourreau, que la vie de Carmen nous est contĂ©e. Les versions de Carmen sont Ă©crites dans une pĂ©riode, inaugurĂ©e par le Premier Empire, particuliĂšrement dure pour la condition des femmes en France. Elles prĂ©sentent pourtant lâhistoire dâune femme qui en tout point semble marquer sa supĂ©rioritĂ© sur les autres personnages du rĂ©cit. Que ce soit le rĂ©sultat dâune paresse dâĂ©criture, voulant quâun homme sâen tienne Ă raconter dâun point de vue quâil connaĂźt, oĂč un choix rĂ©flĂ©chi de MĂ©rimĂ©e puis Bizet, le rĂ©sultat est le mĂȘme. Raconter cette histoire du point de vue de lâhomme qui lâaime, permet dâattĂ©nuer la portĂ©e subversive du personnage. Ainsi, ce ne sont pas les sentiments et les Ă©motions de Carmen qui composent le cĆur de lâintrigue, ce qui aurait ouvert la voie Ă une identification du spectateur Ă lâhĂ©roĂŻne de la piĂšce. Ici, câest vers les malheurs du pauvre Don JosĂ© rencontrant une femme trop brillante pour lui que notre empathie est orientĂ©e. Cette perspective masculine, au cĆur dâune Ă©poque particuliĂšrement machiste, va ĂȘtre source des nombreuses incomprĂ©hensions entre Carmen et notre hĂ©ros. Avec Don JosĂ© nous ne comprendrons pas les motivations de Carmen et avec lui, nous apprenons donc Ă nous agacer de son comportement. Car si câest bien dâune lumineuse figure de libertĂ© que Don JosĂ© va tomber amoureux, il nâa pas Ă sa disposition les idĂ©es qui lui permettraient de comprendre cela mĂȘme dont il tombe amoureux. Le dĂ©calage entre lâidĂ©e que se fait Don JosĂ© des rapports de genre et la rĂ©alitĂ© des rapports que Carmen entretien avec lui est un point dĂ©terminant du rĂ©cit, pas seulement parce que câest ça qui fait de cette histoire une magnifique tragĂ©die intemporelle, mais bien aussi parce quâil conditionne la perception quâa le spectateur de Carmen et de son comportement.
Ce choix dâun point de vue masculin nâest pas le seul par lequel Carmen est rĂ©duite Ă lâĂ©tat dâobjet de sa propre histoire. LâĆuvre originale sâinscrit en pleine pĂ©riode orientaliste et en prĂ©sente un certain nombre de traits. En effet, si elle ne prend pas place au royaume des milles et une nuit, faire de Carmen une gitane nâest pas un choix anodin. La nouvelle de MĂ©rimĂ©e se dĂ©roule dans un livre oĂč considĂ©ration anthropologique sur les peuples Rroms se mĂȘlent Ă la fiction. Dans lâouvrage, Carmen est rĂ©guliĂšrement qualifiĂ©e dâĂ©gyptienne, MĂ©rimĂ©e croyant savoir que les gitans descendent dâun lointain peuple dâĂgypte. Comme dans de nombreuses Ćuvres Orientalistes, lâunivers dĂ©crit est plus issu de lâimaginaire de son auteur que des rĂ©alitĂ©s sociales dont il traite. Dans lâopĂ©ra, qui Ă©vacue le cĂŽtĂ© description anthropologique, cette origine nâest plus lĂ que comme archĂ©type. Parler de gitane dans ce cadre, est une maniĂšre bien paresseuse de transposer son rĂ©cit dans un ailleurs oĂč les signes sont chargĂ©s Ă lâavance de sens. Elle est Gitane, donc elle est libre, donc câest une sorciĂšre, donc elle nâa pas dâattache⊠Câest un personnage qui reprĂ©sente le grand Autre, ce qui nous est tout Ă fait Ă©tranger. Ă une Ă©poque oĂč lâidĂ©ologie dominante est celle de la rationalitĂ© triomphante, les nombreuses considĂ©rations mystiques auxquelles Carmen est liĂ©e permettent de marquer cette appartenance Ă un autre monde. On peut y voir un procĂ©dĂ© analogue Ă celui de la science-fiction qui en rendant possible la description de mondes tout Ă fait autre, perd au passage une partie de sa force subversive Ă cause de la distance instaurĂ©e avec cet autre monde. Si Carmen peut se comporter comme elle le fait, câest parce que le rĂ©cit se passe dans une ville lointaine et quâelle-mĂȘme est une gitane. LâĂ©tranger fascine, mais câest parce quâil est Ă©tranger quâil peut arpenter des chemins qui nous sont interdits. LĂ encore Carmen nâest pas un personnage avec une histoire qui permette de sâattacher ou de sâidentifier, mais un objet qui remplit une fonction dans un rĂ©cit.
Cette fonction quâelle est rĂ©duite Ă endosser au sein de son histoire, câest une fonction qui est donnĂ©e depuis longtemps Ă des femmes dans les rĂ©cits qui peuplent les imaginaires de lâhumanitĂ©. On pourrait mĂȘme dire que câest la premiĂšre fonction quâon ait jamais confiĂ©e Ă une femme. Carmen, comme Eve ou Pandore, mais Ă une toute autre Ă©chelle, câest celle qui amĂšne le malheur dans la vie des hommes. Ăvidement les pĂ©ripĂ©ties changent dâune histoire Ă lâautre, mais toujours on nous prĂ©vient : mĂ©fier vous des femmes qui veulent faire comme elles veulent, mĂ©fiez-vous des femmes tout court. On retrouve, coupable Ă chaque fois, une femme qui va entraĂźner un homme sur la mauvaise voie. Si ses deux illustres prĂ©dĂ©cesseurs avaient ouvert Ă lâhumanitĂ© entiĂšre le chemin de la souffrance, Carmen se contentera de la vie de Don JosĂ©. Au moment oĂč sa vie bascule aprĂšs quâelle eut Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©e pour lâagression de sa collĂšgue, lâamour interdit entre le militaire et la criminelle sous sa garde va entraĂźner la fin de la carriĂšre de Don JosĂ©. Ă ce moment du rĂ©cit, lâamour est Ă la foi le fruit de la dĂ©chĂ©ance et sa source. La consommation de lâinterdit que constitue le couple ainsi formĂ© entraĂźnera une punition de nature divine. Dans cette piĂšce elle prend la forme dâune prĂ©diction que dit avoir fait la Gitane :« jâai lu plusieurs fois dans les cartes que nous devions finir ensemble. ». Il nây a pas dâĂ©chappatoire. Et câest lĂ que lâhistoire dĂ©vie vraiment de celle des rĂ©cits des premiĂšres femmes. Chez Eve et chez Pandore, il y a un interdit clair dont il est annoncĂ© que la transgression entraĂźnera une punition de nature divine : la perte de lâĂden ou lâintroduction de mille maux. Dans cette histoire la punition est bien sĂ»r-naturelle, puisque prĂ©dit comme inĂ©luctable, mais lâimmolation, est bien plus floue. Ce nâest pas dieu qui applique une sanction mais Don JosĂ© qui commet un meurtre. Cette situation crĂ©e une ambivalence quâil nây a pas quand câest directement dieu qui applique le chĂątiment. Ce nâest plus directement une entitĂ© de nature divine qui applique le jugement, mais un humain semblable Ă nous. Câest celui dont nous avons Ă©tĂ© amenĂ©s Ă endosser le point de vue qui commet devant nous un meurtre. Parce que nous avons Ă©tĂ© amenĂ©s Ă endosser son point de vue, il nous est facile de comprendre son geste, celui dâun homme dĂ©sespĂ©rĂ© qui a perdu tout ce quâil lui restait en perdant lâamour. Pour la mĂȘme raison, il nous est facile de comprendre son geste, celui dâun Ă©goĂŻste incapable dâaccepter que le monde ne se plie pas Ă sa volontĂ©. Dans ce coup de couteau, il y a Ă la fois la condamnation du comportement de Carmen et de celui de Don JosĂ©. Ici sans originalitĂ© nous avons pris le parti de Carmen car la vision de lâamour dont elle est porteuse est infiniment plus dĂ©sirable que les inclinaisons morbides de son amant.
Aimer aimer, ou lâamour de la libertĂ©.
Dans Carmen, lâamour nâest pas un Ă©tat des choses figĂ© et immuable, câest un processus. Ne cĂ©dant pas Ă la facile explication du coup de foudre, on voit naĂźtre dans la piĂšce lâamour de Carmen pour don Jose. Câest au dĂ©but du premier acte que prend place le cĂ©lĂšbre refrain oĂč lâon apprend que lâamour est enfants de bohĂšme. Alors que le chĆur des soldats appelle Carmen, celle-ci va apparaĂźtre pour la premiĂšre fois sur scĂšne pour Ă©conduire ses courtisans. Ă ceux qui lui demandaient quand finirait-elle par les aimer elle rĂ©pond, « Quand je vous aimerai ?⊠ma foi, je ne sais pas⊠Peut-ĂȘtre jamais, peut-ĂȘtre demain ; Mais pas aujourdâhui, câest certain ! ». La fameuse chanson est ainsi introduite. Cet air est lĂ pour appuyer le refus que les soldats viennent dâessuyer, mais câest aussi le moment oĂč Carmen remarque Don JosĂ© pour la premiĂšre fois. Il y a donc deux discours qui se chevauchent dans le texte, un qui sâadresse aux soldats et lâautre Ă Don Jose. Celui-ci ne fait pas partie du cĆur qui courrait aprĂšs Carmen et câest comme ça quâil arrive Ă se faire remarquer. Quand Carmen dit au dĂ©but « Lâun parle bien, lâautre se tait, Et câest lâautre que je prĂ©fĂšre ; Il nâa rien dit, mais il me plaĂźt. », lâautre, câest Don JosĂ©. Il le souligne lui-mĂȘme Ă la fin de la chanson « Tout ça, parce que je ne faisais pas attention Ă elle !⊠Alors, suivant lâusage des femmes et des chats, qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on ne les appelle pas, elle est venue⊠». Cette chanson marque la rencontre entre nos deux amants, mais elle nâest rien de plus. Pas dâamour au premier regard, juste une personne qui en remarque une autre. DĂšs notre premiĂšre rencontre avec lâhĂ©roĂŻne de la piĂšce, elle nous fait comprendre que pour elle lâamour est un jeu. Un jeu, oĂč le moment de la poursuite est plus intĂ©ressent que la capture. Si lâamour est enfant de bohĂšme et nâa jamais connu de loi, surtout « Lâamour est loin, tu peux lâattendre Tu ne lâattends plus, il est lĂ . Tout autour de toi, vite, vite. Il vient, sâen va, puis il revient ». Loin de se rĂ©aliser par lâamour et son rĂ©sultat le mariage, Carmen prend la chose avec lĂ©gĂšretĂ© et dĂ©fie lâordre moral sur un air entraĂźnant.
Il faut attendre lâarrestation de Carmen et surtout sa fuite pour que notre hĂ©roĂŻne commence Ă sâintĂ©resser vraiment Ă Don JosĂ©. Ă ce moment, si elle tombe amoureuse de lui câest parce que celui-ci se rĂ©vĂšle. En acceptant de se mettre en jeu pleinement pour son amoureuse, il montre quâil est prĂȘt Ă se transformer pour elle. Ce geste insensĂ© a un effet de rupture sur la perception de Carmen au sujet de Don Jose. En rĂ©vĂ©lant la folie qui le consume, il parvient Ă devenir un objet de dĂ©sir. Le bon petit soldat se rĂ©vĂšle un instant comme bandit. Câest prĂ©cisĂ©ment de ce mouvement que Carmen tombe amoureuse. Pour elle Ă ce moment il change et fait ainsi, de la plus Ă©clatante des maniĂšres, la dĂ©monstration de son amour. Cette dĂ©monstration est dâautant plus Ă©clatante quâelle tranche avec le personnage terne du caporal. Tout ça, on ne le saura quâĂ la sortie de prison de Don JosĂ© quand Carmen refusera en lâattendant de quitter SĂ©ville pour une mission lucrative. Et finalement câest peu de temps aprĂšs quand Don JosĂ© refusera de rester auprĂšs de Carmen alors que le clairon du retour au camp aura sonnĂ© que le premier nuage apparaĂźt sur le cĆur de Carmen. Ă ce moment elle perçoit de nouveau en lui le petit soldat obĂ©issant. LâĂ©lan de libertĂ© quâelle avait admirĂ© disparaĂźt alors quâil reprend sa place au cĂŽtĂ© de ses camarades. Et finalement alors que plus tard il Ă©touffe Carmen de son attention, câest son incapacitĂ© Ă continuer Ă changer avec elle qui causera la rupture. P. ValĂ©rie parle du sentiment amoureux comme dâune volontĂ© de deux personnes de se transformer lâun lâautre. Ce nâest pas dâautre chose dont il est question ici. Ce que Carmen aime Ă travers Don JosĂ©, câest le sentiment amoureux lui-mĂȘme. Elle nâaime Don JosĂ© que car celui-ci se transforme Ă son contact. La stabilitĂ© du couple ne lâintĂ©resse pas, elle se montre vite ennuyĂ©e dans le quotidien dâune contrebandiĂšre maquĂ©e. Le discours amoureux nâa que peu de prise sur Carmen. Elle fait le choix de vivre selon ses dĂ©sirs. Quand ceux-ci changent, elle accepte de changer avec eux. Lui refusera de changer, il ne deviendra jamais vraiment un autre par Carmen. Son amour est dâun tout autre genre. Il nâaime pas Carmen mais câest lâidĂ©e quâil se fait dâelle qui est lâobjet de son amour. Câest vers une image que sont tendus ses sentiments. Ce quâil veut câest une version de Carmen qui ne change pas, une version de couple de Carmen, stable et rassurante. La libertĂ© mais dans une boite, câest le programme de Don JosĂ©.
Ce qui va perdre Carmen câest quâelle a pour ce nigaud des sentiments sincĂšres. DĂšs la premiĂšre scĂšne oĂč elle nous parle de ses sentiments pour lui, la chose est Ă©noncĂ©e. Le roman, comme lâopĂ©ra, ne laisse aucun doute sur ce sentiment. En cela, Carmen se dĂ©marque des figures libertines qui lâont prĂ©cĂ©dĂ©e, ici câest bien dâune toute autre chose dont il est question. Il nây a pas chez elles comme chez Don Juan une volontĂ© de possession. Ce nâest pas dans la conquĂȘte de lâautre mais dans les transformations quâil produit quâelle trouve satisfaction. Elle ne collectionne pas les amants mais les amourettes. Câest, ici aussi, une expression de lâamour de lâamour. Ainsi on pourrait considĂ©rer Carmen comme une des premiĂšres figure de lâamour libre. Câest un personnage qui nâest pas Ă la poursuite de lâamour qui dure toujours. Nul prince charmant, elle ne croit pas en lâamour nuptial et prĂ©fĂšre profiter des plaisirs de la vie avec qui elle lâentend. Elle nâattendait pas Don JosĂ© tel une princesse dans sa tour dâIvoire et leur histoire nâest que le fruit de la malchance. Ă sa maniĂšre, elle est totalement amoureuse de Don Jose comme elle aurait pu lâĂȘtre de nâimporte qui dâautre. Ce qui se joue de particulier avec Don JosĂ© câest quâelle partage avec lui des transformations radicales de son mode de vie. Ils ont perdu leur position sociale dans la mĂȘme action et ont reconstruit autre chose Ă deux. Elle est attachĂ©e Ă lui aussi par ce quâils ont crĂ©e ensemble tous les nouveaux chemins quâelle est amenĂ©e Ă arpenter. Finalement, elle qui se rĂȘvait libre se trouve prise dans les filets de Don JosĂ© : un couple bĂȘte et mĂ©chant. Quand elle se rendra compte quâil refuse de changer avec elle, il sera dĂ©jĂ trop tard et les dĂ©lires de celui-ci les condamneront. Câest le sentiment sincĂšre dâattachement que Carmen Ă©prouve Ă lâĂ©gard de Don JosĂ© qui va la mettre Ă la merci de la jalousie de son amant. Et comme souvent avec de telles situations, pour Carmen la rupture va ĂȘtre synonyme de mort. Câest un brutal mais banal retour de lâordre moral.
Les critiques Ă©mises dans la premiĂšre partie de ce texte ne doivent pas amener Ă minorer la charge subversive dont lâĆuvre est porteuse. Bien sĂ»r elle est marquĂ©e par le sexisme de son temps mais peu de fiction peuvent se targuer dây avoir Ă©chappĂ©. MalgrĂ© les travers dâĂ©critures, Carmen est une figure puissante mĂȘme selon nos critĂšres modernes. Elle continue plus de deux cents ans aprĂšs son invention Ă nous dire quelque chose de nous mĂȘme. Si elle y parvient, câest quâelle est Ă la fois une histoire dâamour dont les intrigues sont prises dans les mĆurs de son temps, et une histoire qui parle de nos Ă©motions et de comment elles nous mettent en mouvement.
Source: Rebellyon.info