« Ă propos dâĂ©tudes, reprit-elle, il va ĂȘtre temps que jây aille. Jâai un examen demain.
â Dâaccord, fis-je en attrapant le sachet. Merci beaucoup.
â Je peux demander Ă Morgue de te raccompagner. Ăa tâĂ©vitera de croiser des dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s du mĂȘme genre que ceux qui nous ont emmerdĂ©es tout Ă lâheure.
â Je ne sais pas. Ăa ne lâembĂȘte pas ? »
Vu ma premiĂšre rencontre avec la vampire, je nâĂ©tais pas sĂ»re dâĂȘtre beaucoup plus rassurĂ©e en sa compagnie, mais je nâosai pas le dire.
« Je ne pense pas. Elle peut mĂȘme ĂȘtre gentille quand on la connaĂźt un peu.
â Vraiment ?
â Pour une certaine dĂ©finition de « gentille », en tout cas. »
Elle me fit signe de la suivre et je me levai, avant de lâaccompagner dans une piĂšce Ă lâentrĂ©e du bar, sur la porte de laquelle il Ă©tait Ă©crit « privĂ© » en grosses lettres gothiques.
Ă lâintĂ©rieur, Morgue Ă©tait affalĂ©e sur un canapĂ©, une biĂšre Ă la main, en train de regarder la tĂ©lĂ©vision.
« Je dois y aller, lança Valérie.
â DĂ©jĂ ? demanda la vampire sans dĂ©tourner les yeux de lâĂ©cran.
â Jâai rendez-vous avec Sigkill pour rĂ©viser un examen.
â Dâaccâ. Ă plus.
â Tu pourrais raccompagner Cassandra chez elle ? »
Morgue me jeta un regard inquisiteur avant de se tourner vers son amie.
« Je ne suis pas baby-sitter.
â Je te demande juste de faire taxi, rĂ©pliqua ValĂ©rie. On sâest fait emmerder par des connards, je prĂ©fĂ©rerais quâelle nâait pas Ă les croiser Ă nouveau. »
La vampire arbora un grand sourire carnassier.
« Et si on les recroise, je peux les manger ?
â Fais ce que ta conscience te dicteâŠ
â Depuis quand jâai une conscience ? »
ValĂ©rie sâapprocha dâelle et elles sâembrassĂšrent sur les lĂšvres.
« à demain, dit-elle avant de sortir de la piÚce.
â Au revoir, lui fis-je.
â Ă plus. Porte-toi bien. »
Je restai quelques secondes sur le pas de la porte, puis Morgue tourna la tĂȘte vers moi.
« Tâes pressĂ©e ? demanda-t-elle. Jâaimerais bien voir la fin de lâĂ©pisode.
â Non, rĂ©pondis-je. Il nây a rien dâurgent.
â Assieds-toi, alors. Ne tâen fais pas, je ne vais pas te mordre. »
Je souris, parce que je trouvais que la phrase Ă©tait lĂ©gĂšrement en contradiction avec lâattitude quâelle avait eue en arrivant.
« Alors, les vampires peuvent boire de la biÚre ?
â Oui. Tu en veux ?
â Non, merci. »
Nous restùmes silencieuses quelques instants, à regarder un groupe de motards voyager en meute sur une route américaine.
« Donc, tu viens ici pour chercher des hormones, Cassie ? demanda Morgue, sans doute pour entamer la conversation.
â Oui. Depuis que jâai quittĂ© le Royaume-Uni, je nâarrive plus Ă mâen procurer.
â Et pourquoi quelquâun de sain dâesprit ferait-il une chose pareille ? » demanda-t-elle.
Je soupirai. La question mâavait Ă©tĂ© posĂ©e tant de fois que jâavais dĂ©jĂ une rĂ©ponse toute prĂȘte.
« Il sâagit de mettre mon corps en accord avec mon identitĂ©. »
La vampire me dévisagea quelques secondes, perplexe.
« Je parlais de venir en France.
â Oh, fis-je en me sentant un peu bĂȘte. Ma mĂšre vient dâici et je me suis un peu brouillĂ©e avec la famille de mon pĂšre. Il nâa pas voulu accepter ce que jâĂ©tais. »
Morgue hocha la tĂȘte. Elle semblait Ă©tonnamment compatissante.
« Je peux te poser une autre question personnelle ?
â Allez-y.
â Et ne me vouvoie pas, pitiĂ©. Je suis vieille, mais jâai lâair jeune. Bref, tâes gouine ? »
Je souris, un peu surprise par la franchise de la question.
« Je ne sais pas, répondis-je. Je crois.
â Comment ça, tu crois ?
â Ben, je suis attirĂ©e par les filles et je me reconnais assez dans la culture lesbienne. Jâaime bien le terme « gouine ». Seulement, je nâai jamais vraiment eu dâexpĂ©rience et, vu mon corps, câest assez compliquĂ©.
â Ouais, ça a lâair, soupira la vampire. Tâes dĂ©jĂ pas capable de rĂ©pondre par « oui » ou par « non » Ă une question simple.
â Câest juste que jâai conscience que, pour beaucoup de gens, je ne peux pas ĂȘtre une vraie lesbienne parce que je suis trans. Et jâavoue que jâai du mal Ă imaginer qui pourrait tomber amoureuse dâune fille comme moi. »
Morgue jeta un coup dâoeil critique vers moi, de haut en bas puis de bas en haut.
« Une daltonienne, peut-ĂȘtre ? suggĂ©ra-t-elle.
â Merci pour le rĂ©confortâŠ
â Tâes pas moche. Juste mal fringuĂ©e. Ne tâen fais pas, il y a bien assez de gouines qui nâont aucun goĂ»t. Tâas tes chances.
â Votre dĂ©finition du goĂ»t, câest sâhabiller en noir et avec du cuir ? »
Elle sourit, puis avala une gorgée de biÚre avant de répondre.
« Ăa ne fait pas tout, mais câest un bon dĂ©but.
â Si je reviens, je ferai un effort.
â Pas la peine de faire un effort pour moi. Je suis une vampire, je ne vais pas tomber amoureuse. Mon cĆur ne bat plus et est tout dĂ©crĂ©pi.
â Jâen prends note.
â Ăvidemment, si tu veux que je te suce le sang, on pourrait sâarranger.
â Jây rĂ©flĂ©chirai. »
Le téléphone se mit à sonner et Morgue poussa un juron.
« Tu peux mâexpliquer pourquoi les gens mâappellent toujours quand je suis en train de regarder la tĂ©loche ? En plus, câest pas un DVD, je ne peux pas mettre sur pause. Chier. »
Je haussai les épaules, ne possédant pas la réponse à cette question existentielle.
« AllÎ ? aboya-t-elle aprÚs avoir décroché. Je ne sais pas, Jess, est-ce que tu considÚres « me faire chier pendant que je regarde ma troisiÚme série préférée » comme un dérangement ? Si oui, tu me déranges effectivement. »
Je souris, ravie de constater que la vampire nâĂ©tait pas exĂ©crable quâavec moi.
« Quel genre de problĂšme ? » demanda-t-elle avec un ton plus sĂ©rieux, et jâen dĂ©duisis que les nouvelles nâĂ©taient pas trĂšs bonnes.
Morgue me regarda alors avec un air soucieux.
« Je suis censée faire du baby-sitting, mais je vais tùcher de me libérer.
â Je ne suis pas un bĂ©bĂ© ! » protestai-je, mais la vampire me fit signe de me taire.
Elle promit ensuite de se dĂ©pĂȘcher et raccrocha.
« Quâest-ce quâil se passe ? demandai-je.
â Tu connais le bar La Bryse ? Ă trois rues dâici ? »
Je hochai la tĂȘte. JâĂ©tais dĂ©jĂ passĂ©e devant, et il nây avait pas de filtre perceptif. Pour ce que jâen savais, il sâagissait dâune boĂźte lesbienne qui ne laissait rentrer que les filles. En tant que transsexuelle, je nâavais jamais osĂ© essayer dây aller.
« Elles ont eu quelques ennuis. Ăa tâembĂȘte si on passe y faire un tour avant que je te raccompagne ?
â Non, rĂ©pondis-je, mais ça ne va pas poser problĂšme ? »
Morgue me regarda avec un regard vide.
« Quâest-ce qui ne va pas poser problĂšme, exactement ?
â Moi, fis-je avec un geste vague pour me dĂ©signer. Je suis consciente que tout le monde ne me perçoit pas comme une fille. Câest avec ça que certaines personnes pourraient avoir un problĂšme. »
Morgue soupira dâun air las et sortit de la piĂšce sans me rĂ©pondre. Je dus lui courir aprĂšs et la rejoignis alors quâelle Ă©tait en train dâenfiler un blouson sur lequel Ă©tait inscrit en gros « Hell Bâ tches ».
« Vous pensez que câest une question idiote ?
â Oui, rĂ©pondit-elle. Tu mâaccompagnes. Si quelquâun a un problĂšme avec toi, il ou elle aura un problĂšme avec moi. Peu probable Ă La Bryse. »
JâĂ©tais heureuse dâapprendre quâelle ne me laisserait pas me faire maltraiter, mĂȘme si je trouvais que son nouvel aspect protecteur Ă©tait un peu en porte-Ă -faux avec la façon quâelle avait eue de mâaborder.
« Je croyais que vous me considériez comme de la nourriture ?
â Raison de plus. Je nâaime pas quâon touche Ă ma bouffe. Câest pas hygiĂ©nique. »
Je souris, dĂ©cidant quâil sâagissait dâhumour mĂȘme si son expression indĂ©chiffrable pouvait laisser planer le doute.
« Ceci Ă©tant dit, reprit-elle, je vais te donner le mĂȘme conseil quâaux jeunes vampires qui viennent de subir leur transformation et qui ont une sale tendance Ă se lamenter sur le fait quâils sont des monstres et quâon les regarde bizarrement : oui, câest difficile au dĂ©but, oui, les gens sont des connards, mais, non, je ne suis pas la bonne personne auprĂšs de qui venir chercher du rĂ©confort ou Ă qui dĂ©clamer des poĂšmes qui illustrent la douleur de ton Ăąme tourmentĂ©e. »
Elle fit une pause aprÚs sa tirade, et je ne sus quoi répondre.
« Rassure-moi, fit-elle, tu nâĂ©cris pas de poĂšmes sombres et tourmentĂ©s ?
â Non.
â Parfait. »
Elle se tourna alors vers un miroir accroché au mur et commença à se recoiffer.
« Et avant que tu ne poses la question, oui, les vampires ont un reflet. Je ne sais pas comment je ferais sinon. »
Je souris et regardai plus en dĂ©tail son blouson. En plus du nom, il y avait un symbole lesbien mĂ©langĂ© avec des tĂȘtes de mort. CâĂ©tait assez dĂ©concertant.
« Câest quoi, Hell Butches ? demandai-je.
â Câest nous, rĂ©pondit-elle. Je suppose que tu peux dire quâon est un gang, mais comme on essaie dâĂȘtre plus respectables derniĂšrement, il vaut mieux parler dâassociation Ă thĂ©matique lesbienne. Tiens, prends ça et suis-moi. »
Elle me tendit un casque de moto et ouvrit une porte qui menait vers des escaliers.
« Tu sais ce quâest une butch ?
â Une lesbienne Ă lâallure plutĂŽt masculine, basiquement ? En France, je crois que vous dites aussi « camionneuse ».
â Dans les grandes lignes. Cela dit, ici, on est plutĂŽt branchĂ©es moto. Je suis impressionnĂ©e, la plupart des gens qui voient notre logo pour la premiĂšre fois disent plutĂŽt Hell Bitches.
â Ăa nâa pas le mĂȘme sens, admis-je.
â MĂȘme dans le groupe, il y en a qui prĂ©fĂšrent, rĂ©vĂ©la-t-elle sur un ton dĂ©daigneux. Les garous, principalement. Les chiennes de lâEnfer, ça leur parle. »
Elle alluma la lumiĂšre de la cave, et je dĂ©couvris un espace dâune cinquantaine de mĂštres carrĂ©s, au milieu duquel Ă©taient suspendus deux punching-balls.
« On fait parfois des sĂ©ances dâauto-dĂ©fense », expliqua Morgue en traversant la salle.
Mon regard se fixa sur quelques impacts visibles sur lâun des murs.
« Vous faites de lâauto-dĂ©fense Ă la Kalachnikov ? » demandai-je.
La vampire me fit un petit sourire alors quâelle ouvrait la porte qui menait au garage.
« La meilleure dĂ©fense, câest lâattaque. Et puis, on nâa pas toujours Ă©tĂ© aussi respectables quâon sâefforce de lâĂȘtre maintenant. Tu viens ? »
Je la suivis alors quâelle montait sur une magnifique Harley-Davidson noire et violette. La perspective de faire un tour sur cet engin ne me dĂ©plaisait pas.
« Câest une jolie bĂ©cane, commentai-je en enfilant mon casque.
â Merci. Je suis ravie de voir que tu as du goĂ»t, mĂȘme si tes fringues pourraient laisser croire le contraire. »
Je souris et mâinstallai derriĂšre elle alors que le puissant moteur dĂ©marrait. Finalement, je ne passais pas une si mauvaise soirĂ©e.
Source: Lmsi.net