Une fois encore, nous sommes rendus au silence, chacun muet sous sa cloche martelĂ©e par le flux tapageur dâinformations cryptiques censĂ©es nous renseigner sur ce mal qui tue et toujours glisse, entre les doigts du discours.
Les prĂ©cautions nous les connaissons, et on meurt, les connaissant. Parfois lâon cĂšde Ă chercher des coupables, Ă se sentir coupable aussi, dans cette paralysie oĂč les pensĂ©es tournent aussi mauvaises que chacun tourne entre ses murs. Alors on parle avec les proches, au tĂ©lĂ©phone ou par messages avec ceux quâon aime, lorsquâon a lâopportunitĂ© dâĂ©changer avec eux, se rendant vite compte, seulement parfois effleurĂ©e entre les mots, que câest la prĂ©sence silencieuse de lâautre qui manque. Son ĂȘtre-lĂ -tout-court, que jamais ne rattrape cette compagnie dĂ©guisĂ©e, et pourtant dĂ©jĂ tellement prĂ©cieuse de lâĂ distance.
Entre notre silence, et le vacarme des chiffres, des pistes, et des calculs, que rĂ©seaux et ondes relaient au galop, se situent aussi nos rĂ©pliques intĂ©rieures, qui ne savent plus bien si elles sont rĂ©ponses ou duplicatas de ce quâelles reçoivent. Toujours Ă chaud, puisque toujours prises de court par des renseignements et des obligations renouvelĂ©s, nos pensĂ©es Ă©clatent en tous sens. « Nous pensons trop vite, (âŠ) mĂȘme lorsquâil sâagit de penser aux choses les plus sĂ©rieuses » Ă©crivait Nietzsche Ă la fin du XIXe siĂšcle devant le terrible et fascinant spectacle de la modernitĂ©, concluant : « Câest comme si nous portions dans notre tĂȘte une machine dâun mouvement incessant, qui continue Ă travailler mĂȘme dans les conditions les plus dĂ©favorables » [1]. AspirĂ©s dans le tourbillon du surgissement de lâHistoire qui frappe au dĂ©pourvu, nous tournons immobiles sur nous-mĂȘmes, comme des mobiles perpĂ©tuels, sans repos, sans voix et sans rĂ©ponse.
Dans cette disposition oĂč lâinquiĂ©tude fiĂ©vreuse balance avec la nĂ©cessitĂ© intempestive de se changer les idĂ©es, ou le jugement Ă lâemporte piĂšce oscille avec le refus de se prononcer, ou prendre son mal en patience nâest devenu possible quâĂ condition de nâĂȘtre encore malade, nây aurait-il pas autre maniĂšre dâapprocher le silence et lâimmobilitĂ© oĂč nous sommes livrĂ©s ? Car immobiles contre nos murs, nous sommes, comme lâurne grecque du poĂšte John Keats, des « enfants adoptifs du silence et du temps long » devant lesquels lâhomme du futur sâinterrogera : quâĂ©voquent–ils ?
â certainement comme les figures de Keats, « des airs privĂ©s de voix » [2]
Câest quâil existe un silence du mouvement, de lâaction, un silence qui est une voix, une prĂ©sence. Câest un silence qui se fraye une voie dans lâassourdissant tumulte alentour, une partition pleine de notes invisibles, un livre qui sâĂ©crit Ă lâencre magique. Le compositeur italien Salvatore Sciarrino qui, dans son Ćuvre, travaille sur les dynamiques sonores de lâinfime pour inviter son auditeur Ă lâexpĂ©rience de ce qui sonne dans le silence, de ce qui en Ă©merge, ce qui nâen est dĂ©jĂ plus, et ce qui le redevient, « comme pour capter le bref message dâun nuage », dit-il, nous parle « dâĂ©cologie de lâĂ©coute » â concept musical dont il est lâinventeur. Son idĂ©e : permettre Ă lâoreille de celui qui veut bien la tendre, et qui accepte de se laisser entourer de silence, de faire silence, de laisser monter et venir Ă lui ce dernier, de « percevoir lâimperceptible » et dâentendre « comme pour la premiĂšre fois » [3].
Nâest-ce pas aussi comme cela que nous pourrions peut-ĂȘtre, dĂ©tournant alors le regard du vacarme des sommations contradictoires, tendre silencieusement lâoreille ? Nietzsche quant Ă lui invite en creux Ă cette stratĂ©gie lorsquâil Ă©crit dans Ainsi Parlait Zarathoustra : « Les plus grands Ă©vĂšnements â ce ne sont pas les plus bruyants, mais nos heures les plus silencieuses. » [4] Et face Ă cette situation qui isole et laisse sans voix, dans ces sombres heures que nous vivons ensemble et seuls Ă la fois, Ă coup sĂ»r, des choses se prĂ©parent, Ă©mergent dĂ©licatement, explosent en secret, autant que dâĆuvres, de pensĂ©es, de musiques et de danses Ă venir. Alors mĂȘme si nous ne les voyons pas encore, tĂąchons peut-ĂȘtre dâentendre, entre les portĂ©es vides des passages piĂ©tons dĂ©sertĂ©s, au dedans comme au dehors, qui jaillissent partout, Ă lâombre des douleurs et des doutes, ces Ă©ruptions silencieuses.
Guillaume Herment-Berrebi
Source: Lundi.am