Rien ne me prĂ©disposait Ă siĂ©ger Ă la Commission dâExpulsion. Je remplissais jusque lĂ les fonctions de conseiller social Ă la DASS de Paris depuis janvier 1982 Ă titre de contractuel. Jây Ă©tais chargĂ© essentiellement des dossiers de regroupement familial et, Ă partir dâoctobre 1986, des enquĂȘtes relatives Ă la dĂ©claration de nationalitĂ© par mariage. Le dĂ©part Ă la retraite dâun collĂšgue et le manque de personnel me placĂšrent dans cette situation.
Cette commission, qui est ouverte au public, est fondĂ©e sur lâArt. 24 de lâOrdonnance du 2/11/1945 modifiĂ©e, relative au sĂ©jour des Ă©trangers. Elle se rĂ©unit, Ă Paris, tous les mardis matin sous les lambris de la XVIĂšme Chambre du Tribunal de Grande Instance, au Palais de Justice. Y comparaissent habituellement une dizaine de dĂ©tenus en provenance de diffĂ©rentes maisons dâarrĂȘt, ainsi que quelques personnes qui y sont convoquĂ©es par le 8Ăšme Bureau de la Police GĂ©nĂ©rale de la PrĂ©fecture de Police, ayant fait antĂ©rieurement lâobjet de condamnation. On y Ă©voque Ă©galement le cas de pesronnes qui rĂ©clament, Ă partir de lâĂ©tranger, lâabrogation dâun arrĂȘtĂ© dâexpulsion pris Ă leur encontre. Le nombre de dossiers dĂ©passe rarement treize par sĂ©ance.
JâĂ©voquerai ici essentiellement le cas de personnes libres. En ce qui les concerne, la PrĂ©fecture de Police doit joindre au dossier un rapport socio-Ă©ducatif, et a recours dans ce but aux services de la DASS. Il se trouve quâil mâincombait gĂ©nĂ©ralement aussi la tĂąche dâeffectuer les enquĂȘtes sociales nĂ©cessaires Ă ces rapports ce qui me permettait dâacquĂ©rir une connaissance personnelle et concrĂšte des dossiers. Dans leur trĂšs grande majoritĂ© câest en rĂ©fĂ©rence Ă lâArt. 26b de lâOrdonnance, dans sa version modifiĂ©e par la loi Pasqua du 24/8/1993, que ces gens, protĂ©gĂ©s de lâexpulsion Ă diffĂ©rents titres en vertu de lâArt. 25 de ladite Ordonnance, comparaissaient devant la Commission. Câest pourquoi il convient dâexaminer dâabord cet article et le commentaire quâen fait la circulaire dâapplication du 8/2/1994, signĂ©e aussi de Charles Pasqua. Nous verrons par la suite comment la PrĂ©fecture de Police sây prend pour supprimer de fait toutes les protections apportĂ©es par lâArt. 25, Ă la seule exception de celle concernant les mineurs.
Lâarticle 26b de lâOrdonnance du 2 novembre 1945
Cet article a pour but de supprimer six des sept cas oĂč un Ă©tranger ne peut faire lâobjet dâun arrĂȘtĂ© dâexpulsion en raison de ses liens profonds avec le pays, de par ses attaches familiales ou lâanciennetĂ© du sĂ©jour. Le mineur reste inexpulsable dans tous les cas.
Lâarticle est ainsi rĂ©digĂ© : « Lâexpulsion peut ĂȘtre prononcĂ©e : a) en cas dâurgence absolue… b) lorsquâelle constitue une nĂ©cessitĂ© impĂ©rieuse pour la sĂ»retĂ© de lâEtat ou la sĂ©curitĂ© publique, par dĂ©rogation Ă lâArt. 25 ». La circulaire dâapplication du 8/2/1994 souligne, dans le cas de lâArt. 26b, que « la commission dâexpulsion doit ĂȘtre consultĂ©e » et prĂ©cise un peu plus loin : « Jâinsiste sur la nĂ©cessitĂ© … que vous produisiez Ă lâappui de vos propositions dâexpulsion relatives Ă des Ă©trangers protĂ©gĂ©s, un rapport socio-Ă©ducatif de lâadministration pĂ©nitentiaire, et qui fera le point sur lâĂ©volution du comportement du dĂ©tenu, le maintien des liens familiaux et les perspectives et les chances de rĂ©insertion ».
On peut remarquer que la circulaire ne fait mention que de dĂ©tenus, ce qui nâa rien de surprenant puisque le paragraphe qui explicite la notion de nĂ©cessitĂ© impĂ©rieuse se termine par lâalinĂ©a suivant dont je souligne lâimportance : « En opĂ©rant une distinction entre nĂ©cessitĂ© impĂ©rieuse et urgence absolue, il vous est donnĂ© le moyen dâinstruire une proposition dâexpulsion en cours dâexĂ©cution de peine, sans avoir Ă attendre comme le passĂ©, lâapproche dâune libĂ©ration qui rendait nĂ©cessaire la justification de lâurgence absolue. En ce cas, lâarrĂȘtĂ© dâexpulsion sera notifiĂ© en prison et exĂ©cutoire dĂšs la libĂ©ration du dĂ©tenue. » Dans les faits, comme nous le verrons, la PrĂ©fecture de Police invoque cet artice dans un tout autre but, celui de rendre nul et inopĂ©rant lâArt. 25 et les protections quâil garantit.
Dans la loi comme dans la circulaire demeure bien le parallĂ©lisme entre nĂ©cessitĂ© impĂ©rieuse et urgence absolue, le recours Ă cette derniĂšre nâĂ©tant justifiĂ© que devant « lâimminence de la menace », comme il est dit dans la circulaire au paragraphe prĂ©cĂ©dent Ă propos de lâurgence absolue : « Jâattire votre attention sur le fait que lâurgence absolue ne peut ĂȘtre valablement invoquĂ©e lorsque lâadministration a eu connaissance depuis un certain temps de faits justifiant lâexpulsion et quâelle est en mesure de saisir en temps utile la commission dâexpulsion ».
On peut lĂ©gitimement se demander, dĂšs lors, comment il est possible que la DASS soit sollicitĂ©e afin de fournir des rapports sociaux pour des personnes qui, selon la circulaire, sont censĂ©es ĂȘtre dĂ©tenues. Cela peut Ă©ventuellement se prĂ©senter quand il est nĂ©cessaire de dĂ©terminer une situation familiale ; il mâest arrivĂ© de rencontrer ce cas. Mais si la personne en question a Ă©tĂ© libĂ©rĂ©e et que son expulsion constitue une nĂ©cessitĂ© impĂ©rieuse, lâimminence de la menace – pour reprendre les termes de la circulaire – justifie dĂšs lors le recours Ă lâArt. 26a, Ă savoir lâurgence absolue, ce qui permet de ne pas consulter la commission d expulsion.
Comment se fait-il, alors, que tous le mardis, soient convoquĂ©es devant cette commission trois, quatre personnes, parfois davantage, qui ont Ă©tĂ© libĂ©rĂ©es depuis de mois, voire des annĂ©es, ou mĂȘme nâont subi de condamnation quâassertie de sursis ? On peut se poser la question de savoir sâil ne sâagit pas dâun dĂ©tournement de procĂ©dure avec lâaval des magistrats. LâĂ©tude des faits que nous allons maintenant exposer et de tous ceux que jâai examinĂ©s pendant plus de deux ans, ne peut que confirmer ce soupçon.
Les propositions dâexpulsion
La meilleure maniĂšre de mettre en lumiĂšre les procĂ©dĂ©s de lâAdministration est encore de citer les propositions prĂ©sentĂ©es par la PrĂ©fecture de Police dans quelques cas significatifs.
Le premier est celui dâun AlgĂ©rien nĂ© en France en 1955 et qui y a toujours vĂ©cu. Il comparaĂźt devant la commission en mars 1995. La proposition fait dâabord lâĂ©numĂ©ration de toutes ses condamnations non amnistiĂ©es ; il y en a quatorze de 1973 Ă 1991 pour des dĂ©lits de vol gĂ©nĂ©ralement, pour lesquels il a purgĂ© des peines dâun an, un an et trois mois ; la derniĂšre, en 1991 se limitait Ă dix mois de prison. En vertu de lâArt. 25, 3° de lâOrdonnance il ne peut faire lâobjet dâune expulsion puisquâil rĂ©side en France depuis plus de 15 ans et quâil nâa jamais Ă©tĂ© condamnĂ© Ă une peine de prison ferme au moins Ă©gale Ă cinq ans, selon les stipulations de la loi Pasqua. (On ne peut pas prendre en compte la somme cumulĂ©e des peines.) Aucun dĂ©lit ne lui est reprochĂ© par la suite. Comment peut-il donc se retrouvĂ© devant la commission ? En juillet 1993 son titre de sĂ©jour de dix ans arrive Ă expiration et il en demande le renouvellement. A partir du mois de septembre suivant « il est maintenu au sĂ©jour sous souvert dâautorisations provisoires de sĂ©jour » selon les termes de la proposition. Ce titre ne lui confĂšre par lâautorisation de travailler ! Depuis le mois de juillet prĂ©cĂ©dent il avait Ă©lu domicile auprĂšs dâune association respectable dont il obtient un soutien efficace et qui lui dĂ©livrera dâailleurs un rapport qui lui est trĂšs favorable. Manifestement lâintĂ©ressĂ© a tournĂ© la page et se sentira tout honteux quand sera lue en public devant la commission la litanie de ses dĂ©lits. Mais il vaut mieux laisser la parole Ă la PrĂ©fecture de Police pour apprĂ©cier Ă sa juste valeur la façon dont elle justifie en mars 1995 la nĂ©cessitĂ© impĂ©rieuse de lâexpulsion :
« LâintĂ©ressĂ© est entrĂ© trĂšs jeune dans la dĂ©linquance, il est connu des archives de police depuis 1972. Et depuis lors il a fait lâobjet dâune trentaine dâenquĂȘtes qui ont donnĂ© lieu Ă de nombreuses condamnations dont quatorze figurent encore Ă son casier judiciaire. Or il a fait lâobjet de clĂ©mence de la part de lâAdministration franaçise, puisquâil a bĂ©nĂ©ficiĂ© de lâabrogation dâun arrĂȘtĂ© ministĂ©riel dâexpulsion : malgrĂ© cela il a continuĂ© sur la voie de la dĂ©linquance et nâa aucunement manifestĂ© la volontĂ© de sâintĂ©grer paisiblement : entre la notification de lâarrĂȘtĂ© ministĂ©riel dâexpulsion et son abrogation, il a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă quatre ans de prison (peines cumulĂ©es), et aprĂšs lâabrogation, il a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă 6 ans et 11 mois de prison (peines cumulĂ©es). De plus il a fait preuve dâune grande instabilitĂ© sociale – pas moins de dix adresses diffĂ©rentes sont mentionnĂ©es Ă son dossier ; sans emploi depuis toujours, il nâest fait mention quâune fois dans un jugement quâil exerce la profession de vendeur, il nâa jamais justifiĂ© de ressources lĂ©gales : il touche actuellement le RMI que lui octroie gĂ©nĂ©reusement la SociĂ©tĂ© Française, malgrĂ© le peu de cas quâil fait de ses lois. Enfin il est cĂ©libataire sans enfant. Il y a donc peu de chance pour quâil change dâattitude Ă brĂšve Ă©chĂ©ance et adopte un mode de vie respectant nos lois et rĂšglements. Dans ces conditions son expulsion apparaĂźt bien comme une nĂ©cessitĂ© impĂ©rieuse pour la sĂ©curitĂ© publique au sens de lâArt. 26b de lâOrdonnance du 2/11/45. »
VoilĂ un bel exemple de ce quâon peut appeler un rĂ©quisitoire. Jamais il nâest fourni la moindre preuve que lâindividu constitue « hic et nunc » un danger particuliĂšrement grave pour la sociĂ©tĂ©. On nâa cure de lâincohĂ©rence du rĂ©quisitoire avec lâĂ©noncĂ© qui le prĂ©cĂšde. On lance des affirmations aussi rigoureuses que le proverbe « qui vole un oeuf vole un boeuf ». Comment ne pas relever la mauvaise foi quand on dĂ©clare quâil ne risque pas de changer dâattitude alors quâil ne peut lui ĂȘtre reprochĂ© aucun dĂ©lit depuis quatre ans et quâune association sâen porte garant. Quelle hypocrisie de lui reprocher le manque de volontĂ© de sâintĂ©grer paisiblement alors quâon lui retire lâautorisation de travail ! Cette façon de procĂ©der par affirmations catĂ©goriques sans fournir de preuves dignes de ce nom est souvent dĂ©noncĂ©e par la dĂ©fense, quand il y a un avocat compĂ©tent, qui se plaint que ce soit Ă elle quâil incombe de fournir la preuve du contraire ce qui est inadmissible en droit.
Voici maintenant un cas aussi Ă©difiant qui permet de comparer deux rĂ©dactions successives dâun mĂȘme rĂ©quisitoire. A la demande de la dĂ©fense la comparution avait Ă©tĂ© repoussĂ©e dâun mois. Il sâagissait dâun AlgĂ©rien de 25 ans arrivĂ© en France avec sa mĂšre Ă lâĂąge de 2 ans pour rejoindre le pĂšre. Six frĂšres et soeurs nĂ©s en France aprĂšs lui sont français. Il avait fait lâobjet dâune condamnation Ă 5 mois de prison pour violence en 1992, et Ă un an de prison en 1994 pour affarie de stupĂ©fiants, dâailleurs pas trĂšs claire. La conclusion de la proposition dâexpulsion prĂ©parĂ©e pour la premiĂšre convocation en janvier 1995 est la suivante :
« ConsidĂ©rant la nature et la gravitĂ© des dĂ©lits pour lesquels il est condamnĂ© – violences volontaires dâune part et offre de stupĂ©fiants dâautre part – il apparaĂźt que sa prĂ©sence en France constitue une menace grave pour lâordre public et son expulsion une nĂ©cessitĂ© impĂ©rieuse pour la sĂ©curitĂ© publique ; cette mesure, eu Ă©gard Ă son absence manifeste dâintĂ©gration dans la sociĂ©tĂ© française, ne portant pas Ă sa vie privĂ©e et familiale une atteinte disproportionnĂ©e aux buts en vue desquels elle serait prise. »
LâenquĂȘte sociale nâayant pu ĂȘtre faite, le mois de dĂ©lai imparti par le report permit de la mener Ă bien et de joindre le rapport au dossier en temps voulu. Quelle ne fut pas ma surprise, lors de la nouvelle audition, de lire et dâentendre la conclusion suivante en lieu et place de la prĂ©cĂ©dente :
« Depuis cinq ans, en se livrant Ă des actes de violence qui ont quand mĂȘme valu Ă sa victime 35 jours dâincapacitĂ© totale de travail, ainsi quâĂ la vente dâhĂ©roĂŻne, drogue particuliĂšrement meurtriĂšre, Ă plusieurs personnes et depuis un temps indĂ©terminĂ©, il a donnĂ© de sa personnalitĂ© des aspects particuliĂšrement inquiĂ©tants pour la sĂ©curitĂ© publique, et qui suffisent Ă justifier que soit prise Ă son encontre une mesure dâĂ©loignement. Bien sĂ»r, lâAdministration nâignore pas la situation personnelle et familiale de lâintĂ©ressĂ©. Elle constate toutefois quâil est sans emploi, donc disponible pour de nouveaux actes de dĂ©linquance et que son entourage familiale mĂȘme dense et bien enracinĂ© est sans influence sur son comportement. Plus grave encore, Ă©tant lâaĂźnĂ© dâune famille de sept enfants, il importe que son exemple ne soit pas suivi par ses frĂšres et soeurs plus jeunes, ajoutant encore au malaise que connaissent nos banlieues. Ce nâest donc pas comme une sanction ou une punition mais bien pour ce quâelle est, câest-Ă -dire une simple mesure de police, un bienfait pour la sociĂ©tĂ© et un moindre mal pour lâindividu, que la mesure dâexpulsion est proposĂ©e en application de lâArt. 26b… »
Les bons apĂŽtres ! Est-ce la palme de lâhypocrisie ou celle de la mauvaise foi quâils mĂ©ritent ? Comment des responsables osent-ils Ă©crire de telles insanitĂ©s, et pour une lecture publique ! Ce qui mâa le plus rĂ©voltĂ© est que lâon rĂ©pliquait ainsi Ă lâenquĂȘte sociale dont les conclusions Ă©taient Ă©videmment aux antipodes. Encore une fois des lieux communs et des affirmations gratuites tiennent lieu dâargumentation. Ce nâest pas sans raison que la dĂ©fense Ă©voque parfois la forfaiture. Jâai du moins Ă©tĂ© satisfait de voir que la Commission, dans ce cas, nâa pas suivi la PrĂ©fecture de Police contrairement au cas prĂ©cĂ©dent.
Le troisiĂšme exemple concerne une Marocaine condamnĂ©e en 1991 Ă quatre ans de prison pour une affaire de drogue oĂč Ă©tait impliquĂ© principalement son concubin. La cour dâAppel lâavait relevĂ©e de la peine complĂ©mentaire dâinterdiction du territoire. Deux condamnations figuraient seulement au casier judiciaire, prĂ©cisait la proposition dâexpulsion qui concluait de la sorte : « Quand on considĂšre les frĂ©quentes fractions Ă nos lois dont elle sâest rendue coupable depuis son arrivĂ©e en France et notamment la nature et la gravitĂ© du dernier dĂ©lis commis, il apparaĂźt que sa prĂ©sence en France constitue une menace grave et permanente pour lâordre public et que son expulsion constitue une nĂ©cessitĂ© impĂ©rieuse pour la sĂ©curitĂ© publique au sens de lâArt. 26b de lâOrdonnance. ConsidĂ©rant par ailleurs le peu dâintĂ©rĂȘt quâelle accorde Ă lâĂ©ducation de ses enfants, dont un majeur, Ă©levĂ© par leurs grands-parents, et la qualitĂ© douteuse de son entourage immĂ©diat – on peut rappeler Ă cet Ă©gard que son concubin et ses frĂšres sont tous dĂ©favorablement connus des services de police et font lâobjet de mesures dâĂ©loignement – il ne semble pas quâune mesure dâexpulsion porterait Ă sa vie privĂ©e et familiale une atteinte disproportionnĂ©e aux buts en vue desquels elle serait prise. »
Lâaffirmation concernant les enfants est gratuite et mensongĂšre comme a permis de le constater lâenquĂȘte sociale. Au moment de lâincarcĂ©ration de leur mĂšre, les trois enfants devaient avoir respectivement 18 ans, 10 ans et 3 ans. Aucun nâa la nationalitĂ© marocaine de leur mĂšre puisque le Maroc en reconnaĂźt la nationalitĂ© que par filiation paternelle. Les deux aĂźnĂ©s sont français. La mĂšre avait prĂ©fĂ©rĂ© les confier Ă la grand-mĂšre maternelle plutĂŽt quâĂ la DASS. La sĂ©paration avait dâailleurs provoquĂ© un vĂ©ritable traumatisme chez les deux plus jeunes. DĂšs la libĂ©ration de leur mĂšre ils sont retournĂ©s vivre avece elle et celle-ci a depuis lors continuĂ© Ă sâoccuper activement dâeux. Faut-il relever aussi la dĂ©licate ( !) allusion Ă son entourage ?
La propositiond âexpculsion que je vais maintenant commenter date de 1994. Elle concerne un AlgĂ©rien condamnĂ© Ă 3 ans de prison pour trafic de stupĂ©fiants, en lâoccurence du cannabis. Sa femme algĂ©rienne est arrivĂ©e en France Ă lâĂąge de cinq ans et le couple a deux enfants français. Il nâavait fait lâobjet dâaucune autre condamnation ni en AlgĂ©rie ni en France. Je cite : « toutefois considĂ©rant la gravitĂ© des faits qui lui sont reprochĂ©s, son arrivĂ©e rĂ©cente sur le territoire national et le fait quâil nâait jamais exercĂ© dâactivitĂ© lĂ©gale, la nationalitĂ© de lâĂ©pouse, ressortissante algĂ©rienne et le jeune Ăąge des enfants, ces membres de famille Ă©tant en mesure de rĂ©intĂ©grer avec lâintĂ©ressĂ© leur pays dâorigine, le fait que le trafic des marchandises prohibĂ©es se soit effectuĂ© au domicile conjugal, je propose lâexpulsion… »
En lâoccurence la personne est protĂ©gĂ©e de lâexpulsion par lâArt. 25 5°, Ă©tant pĂšre dâenfatns français. Lâaffirmation concernant son absence dâactivitĂ© lĂ©gale est mensongĂšre car il a fourni des justificatifs de son emploi chez Peugeot. Mais il faut surtout considĂ©rer lâargumentation. En proposant lâexcpulsion de lâintĂ©ressĂ© câest pratiquement celle de la mĂšre aussi qui est demandĂ©e. Une fois perdus ses droits au sĂ©jour, il ne lui sera plus loisible, de fait, de les rĂ©cupĂ©rer. Mais on rĂ©clame aussi le banissement de deux petites filles françaises. MalgrĂ© cela la commission sâest dĂ©shonorĂ©e en accĂ©dant Ă la demande. On acquiesce non seulement Ă la double peine, mais on admet de fait la responsabilitĂ© collective. Lâallusion au domicile conjugal est particuliĂšrement odieuse car elle insinue une complicitĂ© de lâĂ©pouse alors que celle-ci nâa jamais Ă©tĂ© mise en cause ni par la police, ni par la justice.
Certains dossiers se caractĂ©risent par leur vacuitĂ©. Lâexemple suivant illustre ces cas. Il concerne un rĂ©fugiĂ© statutaire russe qui, explique la proposition dâexpulsion, « a dĂ©favorablement attirĂ© lâattention pour sâĂȘtre rendu coupable dâextorsion par violence, menace ou contrainte, de signature, promesse, secret, fonds, valeur ou bien, violence volontaire avec usage ou menace dâune arme suivie dâune interruption temporaire de travail infĂ©rieure ou Ă©gale Ă huit jours, vol agravĂ© par deux circonstances, vol avec violence ayant entraĂźnĂ© une incapacitĂ© totale de travail infĂ©rieure ou Ă©gale Ă huit jours, sĂ©questration ou dĂ©tention arbitraire suivi dâune libĂ©ration avant le septiĂšme jour, recel dâobjet provenant dâun vol et dĂ©tention sans autorisation de munitions ou dâarme de 1Ăšre ou 4Ăšme catĂ©gorie. Faits pour lesquel il a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă un an dâemprisonnement avec sursis et 10 000F dâamende. » Oui ! vous avez bien lu ! Le dĂ©nonciateur ne sâest mĂȘme pas prĂ©sentĂ© Ă lâaudience. On peut se poser des questions sur le fonctionnement de la justice française !
La PrĂ©fecture de Police, elle, ne sâen pose pas et argumente ainsi sa demande : « Ce statut de rĂ©fugiĂ© aurait dĂ» lui inspirer une attitude pacifique et respectueuse de nos lois. Au lieu de cela il sâest livrĂ© Ă des actes qui relĂšvent du banditisme mafieux comme lâexplique le jugement. Un tel comportement est lâexpression dâune mentalitĂ© propre Ă menacer gravement lâordre public et Ă considĂ©rer son expulsion comme une nĂ©cessitĂ© impĂ©rieuse pour la sĂ©curitĂ© publique. » Au comique involontaire de son style, le 8Ăšme Bureau ajoute la malhonnĂȘtetĂ© car le jugement ne retient pas le chef de port dâarme ni dâassociation de malfaiteurs, ce quâont soulignĂ© le dĂ©fendeur et son conseil.
On pourrait dĂ©velopper sur des pages ce tissus dâabsurditĂ©s et de mensonges. Je me limiterai quand mĂȘme aux trois cas suivants. Le premier concerne un AlgĂ©rien condamnĂ© Ă 20 mois de prison avec sursis pour violences sexuelles. La plaignante ne sâĂ©tait mĂȘme pas prĂ©sentĂ©e au tribunal et son avocat avait mĂȘme retirĂ© la plainte. « On observe toutefois, lit-on dans la proposition dâexpulsion, que sâil bĂ©nĂ©ficie de la protection de lâArt. 25, ce nâest que par une sorte dâusurpation de qualitĂ©. En effet, il a obtenu une carte de rĂ©sident au titre du regroupement familail pour rejoindre la femme quâil avait Ă©pousĂ©e quelques mois plus tĂŽt. Or deux mois aprĂšs avoir reçu la carte, le couple se sĂ©parait. Par ailleurs, considĂ©rant que les faits dont lâintĂ©ressĂ© est lâauteur sont dâune extrĂȘme gravitĂ© tant par leur nature que par les circonstances de leur dĂ©roulement et quâils traduisent un comportement de nature Ă menacer grandement lâordre public, le PrĂ©fet de Police estime que son expulsion constitue une nĂ©cessitĂ© impĂ©rieuse pour la sĂ©curitĂ© publique. Il est clair, au demeurant, compte tenu de sa situation matrimoniale actuelle, que mĂȘme sâil vit en concubinage avec une autre femme, la polygamie nâĂ©tant pas reconnue en France, cette mesure ne opterait pas atteinte Ă sa vie familiale ».
Nous disposons dans ce cas Ă©galement dâune autre version car la dĂ©fense avait obtenu un report dâaudience. Dans la nouvelle le 8Ăšme Bureau nâhĂ©site mĂȘme pas Ă requalifier le dĂ©lit. LĂ , je cite de mĂ©moire : « car si nous prenons la dĂ©finition du Petit Robert, il sâagit bien dâun viol. » LâenquĂȘte sociale avait Ă©tabli que le couple actuel jouissait dâune grande estime dans lâimmeuble caractĂ©risĂ© par son calme mais aussi par la caisse de rĂ©sonnance que constituait sa cour intĂ©rieure. Un viol commis dans les circonstances indiquĂ©es par la plaignante au rez-de-chaussĂ©e sur cour, nâaurait pas manquĂ© de provoquer une commotion considĂ©rable dans tout le bĂątiment.
Le cas suivant est celui dâun ZaĂŻrois arrivĂ© en France en 1970 Ă lâĂąge de neuf ans. Il a fait lâobjet de quatre condamnations mineures. Pris en aoĂ»t 1993 en train de fumer du cannabis, il est condamnĂ© Ă 2000F dâamende, un point câest tout. Mais la PrĂ©fecture de Police nâest jamais prise de court : « Il sâavĂšre que lâindividu est un dĂ©linquant notoire et de longue date puisquâil a attirĂ© lâattention des services de police depuis 1982 ; quâil est enclin Ă lâusage des stupĂ©fiants ; que les condamnations et avertissements sont sans influence sur son comportement. » Jâavais relevĂ© dans mon rapport lâillĂ©galitĂ© de la procĂ©dure en rĂ©fĂ©rence Ă la loi Pasqua et Ă la circulaire dâapplication, dĂ©passant Ă lâĂ©vidence mon rĂŽle, ce que nâa pas manquĂ© de me signaler en apartĂ© le fonctionnaire de la PrĂ©fecture de Police. Mais lâintĂ©ressĂ© nâavait pas de dĂ©fenseur. Mon plaidoyer Ă©crit nâeut malheureusement aucune influence sur la commission.
Le dernier cas est celui dâune jeune Portugaise arrĂȘtĂ©e en compagnie de son ami impliquĂ©, lui, dans une affaire de stupĂ©fiants qui ne devait pas ĂȘtre de premiĂšre importance car on lui donna le chox entre la prison et lâexpulsion. ArrĂȘtĂ©e dans un hĂŽtel en sa compagnie elle est supposĂ©e ĂȘtre complice, alors quâelle nâavait jamais touchĂ© ni de prĂšs ni de loin Ă la drogue. Elle relevait juste dâune interruption de grossesse et Ă©tait en plus sous lâinfluence dâune forte bronchite. Cette situation et les conditions abominables de sa garde Ă vue avaient donnĂ© lâocasion dâexercer sur elle un chantage pour lui faire avouer sa complicitĂ©. Elle fut condamnĂ©e Ă 15 mois de prison avec sursis et mise Ă lâĂ©preuve de trois ans. Il lui Ă©tait donc interdit de quitter la France. Aucune autre condamnation ni interpellation ne pouvait ĂȘtre invoquĂ©e. Quâimporte ; lâimagination y suplĂ©era : « Le jugement […] Ă©tablit formellement quâelle sâest livrĂ©e pendant plusieurs mois Ă un trafic de drogue dure, avouant mĂȘme en consommer occasionnellement. Il ressort par ailleurs de lâexamen du dossier que, sans attache Ă Paris, sans ressources suffisantes, et compte tenu de son jeune Ăąge, elle est susceptible de retomber tout moment dans lâengrenage du trafic des stupĂ©fiants, ce flĂ©au national contre lequel police et justice sont mobilisĂ©es. Dans ces conditions, le PrĂ©fet de Police estime que son expulsion constitue, tant pour la sĂ©curitĂ© publique que pour sa sauvegarde personnelle, une nĂ©cessitĂ© impĂ©rieuse. »
Quels tartuffes ! lâenquĂȘte sociale a pu manifester une fois encore la faussetĂ© de ces affirmations de la police. La commission nâa dâailleurs pas fait droit aux propositions de la PrĂ©fecture mais comme cela ne lâengage pas….
Ces pages nâĂ©voquant quâun petite Ă©chantillon des cas dont jâai eu Ă traiter dans mes enquĂȘtes ou qui sont passĂ©s devant la commission oĂč je siĂ©gais. De lâensemble, il ressort que le recours Ă cette procĂ©dure est systĂ©matique. Chaque fois quâune carte de sĂ©jour est renouvelĂ©e Ă son expiration ou lors dâun changement de dĂ©partement, ou lorsque le dĂ©tenteur rĂ©clame le duplicata, le sĂ©jour lui-mĂȘme peut ĂȘtre mis en cause. On fouille alors le casier judiciaire et les fichiers de la police qui peuvent renfermer des Ă©lĂ©ments, de plaintes, par exemple dont lâintĂ©ressĂ© peut ne pas mĂȘme avoir connaissance mais qui apparaissent alors dans le rĂ©quisitoire afin dâappuyer la demande dâexpulsion. Tout paraĂźt ĂȘtre prĂ©texte Ă engager une procĂ©dure dâexpulsion. Si lâintĂ©ressĂ© est protĂ©gĂ© par lâArt. 25, quâĂ cela ne tienne, câest lâArt. 26b qui est invoquĂ©, comme sâil sâagissait dâune pure question de forme.
Parfois la PrĂ©fecture de Police tend un piĂšge. Pour telle ou telle raison elle dĂ©sire expulser quelquâun dĂ©tenteur dâune carte de 10 ans en cours de validitĂ©. La procĂ©dure lĂ©gale est de lui faire connaĂźtre par courrier quâune procdure est en cours pour demander son expulsion et lui annoncer quâil sera convoquĂ© devant la Commission ad hoc. Pour quâelle puisse le tenir en laisse la PrĂ©fecture le convoque au 8Ăšme Bureau « pour examen de situation administrative ». DĂšs quâon se prĂ©sente, le titre de sĂ©jour est retirĂ© et Ă©changĂ© contre un rĂ©cĂ©pissĂ© de trois mois qui sera renouvelĂ© aussi logntemps quâil sera nĂ©cessaire pour parvenir au terme de la procĂ©dure. Telle est la façon cavaliĂšre que la police a trouvĂ© pour maintenir les gens Ă sa merci de façon parfaitement arbitraire en situation prĂ©caire. Essayez de chercher un emploi stable dans ces conditions ! Tel Ă©tait le cas de lâAlgĂ©rien Ă©voquĂ© dans lâavant-dernier exemple. lui avait du moins la change dâavoir un employeur qui lâa soutenu fidĂšlement.
Jâai eu connaissance directement de lâutilisation du mĂȘme procĂ©dĂ© dans un cas qui pouvait ĂȘtre plus dramatique. Au cours de lâĂ©tĂ© 1995 je me suis prĂ©sentĂ© dans une famille pour une enquĂȘte rĂ©clamĂ©e par le 8Ăšme Bureau en vue dâune procĂ©dure dâexpulsion. La personne concernĂ©e, le pĂšre de famille, avait Ă©tĂ© condamnĂ© lourdement en 1985 mais libĂ©rĂ© depuis prĂšs de cinq ans. Sa carte de RĂ©sident avait Ă©tĂ© renouvelĂ©e Ă Paris en dĂ©cembre 1994. Son Ă©pouse, ses enfants Ă©taient français et la famille Ă©tait Ă©tablie en France depuis des dĂ©cennies. Ma dĂ©marche jetait lâinquiĂ©tude et le dĂ©sarroi chez eux car aucune annonce prĂ©alable Ă ma lettre ne leur Ă©tait parvenue de la police. Quelques mois aprĂšs mon enquĂȘte lâintĂ©ressĂ© me tĂ©lĂ©phone pour mâannoncer quâil avait reçu le jour mĂȘme une convocation au 8Ăšme Bureau « pour examen de situation administrative ». Je ne connais pas la suite de lâaffaire ni mĂȘme si lâhomme est passĂ© en commission, mais je pense quâil a dĂ» attendre que la PrĂ©fecture de Police prĂ©cise ses intentions.
Avant dâaborder le comportement de la Commission dâexpulsion, il faut quand mĂȘme Ă©voquer une autre façon encore plus arbitraire quâa la PrĂ©fecture de Police de tenir les gens en laisse mais en Ă©tat de totale prĂ©caritĂ©. On les maintient au sĂ©jour sous couverte de convocation, câest-Ă -dire quâon ne leur remet quâun petit bout de papier Ă entĂȘte PP portant leur nom et adresse et mentionnant la date de leur prochaine convocation. Evidemment un tel chiffon de papier nâa aucune valeur rĂ©glementaire et ne permet mĂȘme pas de retirer Ă la Poste la lettre de convocation recommandĂ©e qui fixe la date de comparution devant la commission. Jây ai mĂȘme rencontrĂ© un AlgĂ©rien auquel un policier Ă Bobigny avait pris et dĂ©chirĂ© le papier et lâavait fait assigner ensuite en correctionnelle pour sĂ©jour irrĂ©gulier. La condamnation subsĂ©quente figurait dĂ»ment sur la liste de ses mĂ©faits pour appuyer encore davantage la nĂ©cessitĂ© de son expulsion hors de France.
Lors dâune enquĂȘte jâavais Ă©tĂ© confrontĂ© Ă une situation particuliĂšrement intolĂ©rable oĂč le sort dâenfants Ă©tait en cause. Jâavais soulignĂ© dans mon rapport quâen faisant dĂ©pendre le sort quotidien de ces gens dâun bout de papier sans valeur, lâAdministration les rĂ©duisait Ă lâĂ©tat de parias. Jâajoutais quâelle devrait tenir compte, avant de prendre ses dĂ©cisions, de leurs consĂ©quences sociales, sanitaires et humaines. Jâavais eu la satisfaction, ce jour lĂ , dâentendre la PrĂ©sidente de la Commission lire mon rapport Ă haute voix en cours de sĂ©ance et entenir compte dans son avis. Si ma hiĂ©rarchie avait eu lâoccasion de le lire au prĂ©alable, nul doute quâil aurait Ă©tĂ© complĂštement Ă©dulcorĂ©.
Lâattitude de la commission
Dans cette commission, je le rappelle, seuls dĂ©libĂšrent les trois magistrats : le PrĂ©sident et un assesseur qui sont des magistrats du Tribunal de Grande Instance, et un assesseur qui est conseiller au Tribunal administratif. Câest stipulĂ© dans lâArt. 24 de lâOrdonnance du 2/11/1945.
La personnalitĂ© du PrĂ©sident semble dĂ©terminante dans les avis Ă©mis, Ă tel point quâun avocat me fit un jour la rĂ©flexion quâil avait lâimpression dâune loterie. Ce sentiment se trouva illustrĂ© de façon quais-caricaturale par la mise en parallĂšle de dĂ©cisions prises Ă huit jours dâintervalle pas deux commissions composĂ©es de magistrats diffĂ©rents. Curieusement quatre cas Ă©voquĂ©s au cours de la deuxiĂšme commission reprenaient des situations tout-Ă -faire similairesĂ celles reprĂ©sentĂ©es par quatre autres dossiers Ă©voquĂ©s la semaine prĂ©cĂ©dente. Pour ces quatre cas la commission avait Ă©mis un avis dĂ©favorable Ă lâexpulsion ; le mardi suivant lâavis Ă©mis fut favorable pour les quatre cas. Cela donne Ă©videmment une piĂštre idĂ©e de la justice.
Mais il y a plus grave encore. Dans la quasi totalitĂ© des cas dont je traite, le passage en commission lui-mĂȘme est contraire tant Ă la lettre quâĂ lâesprit de la Loi, ce que ne manque pas de rappeler tout avocat compĂ©tent. MalgrĂ© cela je nâai pas le souvenir en plus de deux ans dâexpĂ©rience, sauf une fois peut-ĂȘtre, que la commission ait notĂ© le caractĂšre irrĂ©gulier de la procĂ©dure, son arbitraire, ou mĂȘme le simple dĂ©faut de justification. Elle demeure imperturbable et persiste Ă Ă©mettre des avis favorables, mĂȘme en dĂ©pit des attaches profondes avec la France en raison de lâanciennetĂ© du sĂ©jour ou des liens familiaux.
Je nâai jamais remarquĂ© non plus que la Commission ait fait noter que lâadministration nâapportait aucun justificatif Ă sa proposition. Aucune preuve nâest avancĂ©e pour dĂ©montrer que la personne en question constitue hic et nunc une menace sĂ©rieuse qui exige impĂ©rieusement son expulsion. Dans la quasi totalitĂ© des cas qui nous intĂ©ressent elle procĂšde Ă une deuxiĂšme condamnation de fait pour laquelle elle demande lâaval de la Commission, alors mĂȘme quâil sâagit dâun dĂ©lit (rĂ©el ou imaginaire, nous lâavons vu) pour lequel lâintĂ©ressĂ© a dĂ©jĂ purgĂ© sa peine parfois depuis longtemps et quâaucun fait nouveau ne peut ĂȘtrinvoquĂ© sĂ©rieusement. De toutes mes enquĂȘtes une seule a pu mettre en lumiĂšre que lâintĂ©ressĂ© constituait effectivement une rĂ©elle menace pour plusieurs personnes, dont sa femme.
La Commission, bien sĂ»r, nâĂ©met quâun avis consultatif. La dĂ©cision finale relĂšve du Ministre, du moins jusquâĂ prĂ©sent. Mais comme câest Ă Paris la PrĂ©fecture de Police qui lui transmet les dossiers avec lâobjectivitĂ© que lâon devine, le doute nâest guĂšre possible sur lâissue finale. Mais il est quand mĂȘme lamentable que de magistrats se fasssent les instruments, sinon les complices, des graves atteintes Ă la Loi et Ă la Justice en lĂ©gitimant les prĂ©tentions exorbitantes de lâadminsitration, mĂȘme Ă travers ses avis dĂ©favorables Ă lâexpulsion.
Le respect supersticieux de la chose jugĂ©e est aussi pour les magistrats un alibi par lequel ils sâinterdisent dâapprĂ©cier la situation rĂ©elle des personnes. Quand lâindividu relĂšve lâaberration, lâinconstistence parfois flagrante de la condamnation qui lui vaut sa comparution prĂ©sente, on lui rĂ©torque systĂ©matiquement que lâon ne rejuge pas lâaffaire. Cela semble trop souvent autoriser la Commission Ă cautionner une deuxiĂšme condamnation pour un mĂȘme dĂ©lit, pire que lâinterdiction du territoire alors que cette peine nâavait pas Ă©tĂ© prise ou quâelle ait Ă©tĂ© relevĂ©e. Quelle est dâailleurs la nĂ©cessitĂ© dâune mesure dâexpulsion alors quâune interdiction dĂ©finitive du territoire a Ă©tĂ© prononcĂ©e, sinon de justifier la paie de fonctionnaires chargĂ©s de remplir et de transmettre une masse supplĂ©mentaire et inutile de paperasse.
Jâai dĂ©jĂ Ă©voquĂ© le sorte des familles brisĂ©es ou condamnĂ©es Ă lâexil par ces mesure administratives illĂ©gales au mĂ©pris des conventions internationales signĂ©es par la France en particulier celles des droits de lâhomme et de lâenfant. Que certains hauts fonctionnaires de Police sâen moquent, nous y sommes malheureusement trop habituĂ©s. Il en est dâillustres exemples. Mais que certains magistrats ne sâen prĂ©occupent pas davantage est inadmissible.
Les suites données aux avis de la commission
Ma tĂąche ne permettait pas de suivre le sort rĂ©servĂ© aux avis Ă©mis par la Commission. Je sais toutefois que la dĂ©cision finale peut se faire attendre plusieurs mois. Lorsque lâarrĂȘtĂ© dâexpulsion est pris par le MinistĂšre de lâIntĂ©rieur, la PrĂ©fecture de Police prĂ©fĂšre attendre que lâintĂ©ressĂ© se prĂ©sente de lui mĂȘme Ă lâoccasion du renouvellement de son rĂ©cipissĂ© ou sa convocation. On lui notifie alors sur le champ lâarrĂȘtĂ© et on le maintient en rĂ©tention jusquâĂ son dĂ©part. Lâadministration a pris gĂ©nĂ©ralement la prĂ©caution de lui rĂ©server une place dans le prochain avion. Il peut aussi ĂȘtre convoquĂ© par tĂ©lĂ©phone, sans prĂ©cision avec le mĂȘme rĂ©sultat. Sinon lâadministration doit avertir par courrier quâun arrĂȘtĂ© dâexpulsion a Ă©tĂ© pris.
Les procĂ©dĂ©s de la PrĂ©fecture de Police sont parfois inqualifiables. Jâavais eu Ă mener une enquĂȘte alors que la Commission avait dĂ©jĂ Ă©mis un avis favorable Ă lâexpulsion. La police avait donc dĂ©jĂ commis une irrĂ©gularitĂ©. Il sâagissait dâun jeune Tunisien mariĂ© Ă une Française et pĂšre dâen enfant français. Il avait Ă©tĂ© victime dâune aberration de la justice. Il avait Ă©tĂ© mĂȘlĂ© par hasard Ă une affaire dâarrestation arbitraire dont lâacteur principal Ă©tait un fonctionnaire de police qui avait prĂ©fĂ©rĂ© le suicide Ă lâarrestation. Cette affaire avait, paraĂźt-il, dĂ©frayĂ© la chronique. Le juge dâinstruction soupçonnant une affaire de policiers corrompus, le jeune Tunisien avait Ă©tĂ© maintenu en prison prĂ©ventive pendant 13 mois, jusquâau procĂšs en fĂ©virer 1995. Aucune preuve ne pouvait ĂȘtre invoquĂ©e contre lui et la victime elle-mĂȘme ne le mettait pas en cause. Mais comme il avait fait une longue prĂ©ventive, les juges ont prĂ©fĂ©rĂ© le condamner Ă une peine de 13 mois de prison pour couvrir le temps dâincarcĂ©ration. Ils prĂ©munissaient ainsi lâadministration contre une plainte en arrestation arbitraire.
LibĂ©rĂ© sur le champ il pensait en avoir fini, tout heureux de se retrouver enfin en famille aprĂšs cette Ă©preuve interminable. Pourquoi aurait-il fait appel du jugement ? Il nâen avait pas fini pour autant. Se prĂ©sentant Ă la PrĂ©fecture de Police pour retirer ou renouveler sa carte de sĂ©jour, on lui notifie une procĂ©dure dâexpulsion. La Commission rĂ©unie au mois de mai Ă©met un avis favorable. Pensez donc, le chef dâinculpation du jugement comportait : « arrestation illĂ©gale, sĂ©questration arbitraire, extorsion de fonds et de signature, complicitĂ© de violence avec prĂ©mĂ©ditation ». Confiant en son innocence et sa bonne foi il nâavait mĂȘme pas dâavocat et lâenquĂȘte sociale nâavait pas Ă©tĂ© faite. Mais avec la prĂ©sidente au jour de la commission il nâavait aucune chance. LâenquĂȘte que je menai par la suite fut pour moi lâoccasion « dâun manquement grave au devoir de rĂ©serve » sâil faut en croire mon Directcteur qui me convoqua Ă lâoccasion.
Au cours du mois dâaoĂ»t suivant je reçus Ă mon bureau un coup de tĂ©lĂ©phone de lâĂ©pouse française qui mâavertissait que son mari avait Ă©tĂ© expulsĂ© le jour mĂȘme et mâexpliqua les circonstances. Le 8Ăšme Bureau leur avait fait savoir par tĂ©lĂ©phone quâen raison de sa situation familiale on avait renoncĂ© Ă lâexpulsion. On demandait donc Ă lâintĂ©resssĂ© de se prĂ©senter Ă la PrĂ©fecture de Police afin de retirer son titre de sĂ©jour. Il sây prĂ©senta donc accompagnĂ© de son Ă©pouse et de son fils. DĂšs son arrivĂ©e au 8Ăšme Bureau on lui notifie un arrĂȘtĂ© dâexpulsion et on lui passe les menottes en prĂ©sence de sa femme et son enfant. VoilĂ comment sâillustrent au service de la France certains de nos grands policiers. Jâai appris bien aprĂšs par la belle-mĂšre française que la famille lâavait rejoint en Tunisie oĂč il travaille quand il le peut. Mais câest principalement la belle-mĂšre qui leur assure de France leurs moyens de vivre.
Conclusion
Au terme de ce parcours hallucinant au royaume de lâarbitraire, je pense ne pouvoir mieux faire que de reproduire lâessentiel de la lettre que jâai adressĂ©e Ă mon Directeur au moment oĂč jâai pris dĂ©finitiemeent congĂ© de mon service.
« […] Câest depuis le moment oĂč jâai eu Ă vous reprĂ©senter Ă la Commission spĂ©ciale des Etrangers que jâai commencĂ© Ă douter sĂ©rieusement de ma fonction. Dans ce cadre et au cours des enquĂȘtes rĂ©clamĂ©es par la PrĂ©fecture de Police qui mâont amenĂ© Ă entrer au coeur des familles affectĂ©es, jâai constatĂ© un abus, non pas Ă©pisodique, mais systĂ©matique et constant du 8Ăšme Bureau, qui consiste Ă dĂ©tourner la Loi du 24 aoĂ»t 1993, dite Loi Pasqua, pourtant dĂ©jĂ exĂ©crable en elle-mĂȘme, et Ă se moquer de sa circulaire dâapplication du 8 fĂ©vier 1994. Jâai Ă©prouvĂ© dâabord de lâĂ©tonnement, puis de lâindignation, enfin de la rĂ©volte en face de ce dĂ©tournement de procĂ©dure, cet abus de pouvoir, et parfois mĂȘme cette vĂ©ritable forfaiture de la part de hauts fonctionnaires de Police, vĂ©ritables stakhanovistes de lâexpulsion. Mes rapports dâenquĂȘte passaient entre les mains de votre encadrement et auraient dĂ» susciter en eux-mĂȘmes des interrogations. Jâai mĂȘme alertĂ© mon chef de bureau par une note le 1er juin 1995 sur lâĂ©tat de la situation. Lorsque vous mâavez convoquĂ©, quelques jours plus tard, jâai cru, dans ma naĂŻvetĂ©, quâil sâagissait dâaborder la question. Câest alors que vous mâavez parlĂ© de ma « faute grave » ; et aujourdâhui vous me trouvez rĂ©cidiviste. Le devoir de fermer les yeux ! Prenons exemple sur Monsieur Papon, nâest-ce pas ?
Faute grave, oh certes ! Mais alors comment qualifier lâaction de ces personnes investies de hautes responsabilitĂ©s qui se permettent, Ă longueur dâannĂ©e, de bafouer la Loi, de se moquer des circulaires ministĂ©rielles, et nâĂ©prouvent, ce faisant, aucun Ă©tat dâĂąme – comme vous le dites si bien – Ă ruiner des existences Ă dĂ©truire des familles. Ils prĂ©tendent servir lâEtat ! Ils offrent en fait de notre pays lâimage la plus abominable, ruinent son crĂ©dit au regard des droits de lâhomme, et le ravalent au rang des rĂ©publiques bananiĂšres. Ils nâauraient pas dĂ©mĂ©ritĂ© du rĂ©gime de vichy.
A cĂŽtĂ© de cela le reste est anecdote. Que jâaie parfois transmis mes rapports sans lâestampille officielle, câest un fait que lâurgence imposait. Pourquoi la PrĂ©fecture de Police transmettait-elle ses demandes dâenquĂȘte trois semaines, deux parfois avant la Commission, alors quâelle laissait pendant des mois, voire des annĂ©es, croupir les intĂ©ressĂ©s dans lâangoisse sur leur sort ? Vous devriez ĂȘtre fier, au contraire, Monsieur le Directeur, quâun petit employĂ© Ă 7 340F par mois, se permette de rappeler en votre nom le droit et la justice Ă ces personnages auxquels je ne puis vouer que le mĂ©pris.
VoilĂ la raison primodiale qui mâa poussĂ© Ă quitter ma fonction. Ce nâest pas la seule. Dans les autres domaines de ma tĂąche, je ne pouvais plus supporter ces pratiques administratives Ă lâĂ©gard des Ă©trangers, faites de suspicion et dâarbitraire, qui laissent entendre quâun Ă©tranger est un fraudeur qui sâignore. Je nâacceptais plus de me faire lâinstrument de ces comportements abjectifs qui ne suscitent mĂȘme plus lâĂ©motion tant ils sont intĂ©grĂ©s dans la pratique.
[…] AprĂšs tout cela vous ne vous Ă©tonnerez pas, Monsieur le Directeur, que ce soit avec un sentiment de soulagement et mĂȘme de libĂ©ration que jâai franchi une derniĂšre fois le seuil de mon bureau. Je savais que mes collĂšgues ne mâen tiendraient pas rigueur. »
Source: Lmsi.net