
La vie en sociĂ©tĂ© est-elle un moyen dâaffranchissement pour lâindividu ou une cause dâasservissement ? mĂšne-t-elle Ă une extension de la libertĂ© individuelle ou Ă son amoindrissement ? Telles sont les questions dĂ©terminantes quâune anthropologie anarchiste devrait se poser car, si la sociĂ©tĂ© transmet Ă lâhomme la possibilitĂ© de son humanitĂ©, elle ne le fait quâen le privant dâune part essentielle de sa potentialitĂ© de vivre en humain. Ce qui fait lâhumanitĂ© de lâhomme est lâobjet de ce que nous pourrions appeler lâanthropologie fondamentale, science de la reconnaissance du principiel dans lâhumain : la conscience de la vie contre le monde.
Lâanthropologie anarchiste
Lâanthropologie anarchiste est une branche de lâanthropologie politique ; mais, alors que cette derniĂšre prend pour objet toutes les formes dâorganisations sociales expĂ©rimentĂ©es par lâhumanitĂ©, lâanthropologie anarchiste Ă©tudie plus spĂ©cifiquement les sociĂ©tĂ©s qui ont inventĂ© des formes de rĂ©sistance aux institutions autoritaires de type Ă©tatique.
David Graeber (1961-2020) a proposĂ© cette appellation dans son essai Pour une anthropologie anarchiste [1]. Les grands prĂ©dĂ©cesseurs de lâanthropologie anarchiste sont Pierre Kropotkine (1842-1921) et, plus prĂšs de nous, Pierre Clastres (1934-1977). Parmi les anthropologues contemporains, outre David Graeber et Marshall Sahlins (1930-2021), tous deux rĂ©cemment disparus, on citera Harold Barclay (1924-2017) et James C. Scott.
David Graeber soutient quâil existe une pratique anarchiste de lâanthropologie qui cherche Ă se libĂ©rer de lâethnocentrisme de la science politique occidentale. Pour lui, lâanthropologie anarchiste doit sâĂ©manciper du grand rĂ©cit canonique qui, Ă partir du texte rousseauiste fondateur, le Discours sur lâorigine et les fondements de lâinĂ©galitĂ© parmi les hommes, fait remonter lâorigine de lâinĂ©galitĂ© sociale au nĂ©olithique, câest-Ă -dire Ă lâinvention de lâagriculture. Ce rĂ©cit classique prĂ©tend que les hommes de la fin de la pĂ©riode glaciaire vivaient au sein de groupes Ă©galitaires de chasseurs-cueilleurs. LâavĂšnement de lâagriculture, avec la propriĂ©tĂ© privĂ©e, provoqua lâessor dĂ©mographique, entraĂźnant lâĂ©mergence de lâurbanisation Ă©tatique. Selon Graeber ce rĂ©cit ne repose sur aucune donnĂ©e scientifique.
« Comment changer le cours de lâhistoire ? », telle est la question que doit poser une anthropologie anarchiste. Dans un article, ainsi intitulĂ©, Ă©crit en collaboration avec lâarchĂ©ologue David Wengrow [2], Graeber reprend plusieurs exemples ethnographiques qui montrent le caractĂšre saisonnier de lâinĂ©galitĂ© sociale chez certains groupes de chasseurs-cueilleurs. Il se fonde sur un article pionnier de Marcel Mauss qui Ă©tablit que les Inuits avaient deux organisations sociales, lâune patriarcale et autoritaire, lors des chasses estivales, lâautre collective et Ă©galitaire, lors de la longue nuit polaire [3].
Lâethnologie Ă©tant appelĂ©e âanthropologieâ par les anglophones, David Graeber a circonscrit lâanthropologie anarchiste Ă lâethnologie et Ă son lignage libertaire.
Ă la fin du XIXe siĂšcle, juste aprĂšs la pĂ©riode fondatrice des Godwin, Proudhon ou Bakounine, la doctrine anarchiste sâest enrichie par lâapport dâune gĂ©nĂ©ration de gĂ©ographes soucieux des groupes autochtones et considĂ©rant que lâanalyse de la nature nâest pas sĂ©parable de celle de ses habitants. Nous y retrouvons Pierre Kropotkine avec ĂlisĂ©e Reclus (1830-1905), et LĂ©on Metchnikoff (1838-1888) [4]. Depuis Marshall Sahlins et Pierre Clastres jusquâĂ Graeber, les anthropologues anarchistes contemporains ont toujours puisĂ© leurs outils critiques dans le corpus de ces sociĂ©tĂ©s dites âprimitivesâ mais, ce faisant, ils ont oubliĂ© que des institutions contre lâĂtat existaient aussi en Occident, comme dans le droit coutumier de la sociĂ©tĂ© mĂ©diĂ©vale, la commune villageoise, les guildes, les citĂ©s libres du XIIe siĂšcle, ce que Kropotkine, par contre, avait su mettre en valeur dans LâEntraide, un facteur de lâĂ©volution (1902) et La science moderne et lâanarchie (1913).
« Que lâanthropologie se proclame sociale ou culturelle, elle aspire toujours Ă connaĂźtre lâhomme total », Ă©crivait LĂ©vi-Strauss [5]. On ne sâinterrogera pas ici sur la distinction entre anthropologie sociale et anthropologie culturelle car il ne sâagit que dâune diffĂ©rence de point de vue, selon que lâon considĂšre lâhomme comme un animal social qui se dote de coutumes ethnographiques ou bien comme un animal culturel capable de fabriquer des outils. Plus important Ă nos yeux est lâexpression homme total que LĂ©vi-Strauss reprend Ă Marcel Mauss et quâil souligne en italique.
Dans sa leçon inaugurale au CollĂšge de France (1960) LĂ©vi-Strauss, rendant hommage Ă Marcel Mauss, le fondateur de lâanthropologie sociale, dĂ©clarait : « Si votre but dernier, dira-t-on, est dâatteindre certaines formes universelles de pensĂ©e et de moralitĂ© (car lâEssai sur le don sâachĂšve par des conclusions morales) pourquoi donner aux sociĂ©tĂ©s que vous appelez primitives une valeur privilĂ©giĂ©e ? Ne devrait-on pas, par hypothĂšse, arriver aux mĂȘmes rĂ©sultats, en parlant de nâimporte quelle sociĂ©tĂ© ? »
Le champ de lâanthropologie est lâĂ©tude de lâhomme dans son universalitĂ©, on ne saurait le confiner Ă lâethnographie primitive. Il apparaĂźt primordial pour lâanthropologie anarchiste de ne pas se couper de lâapproche historienne proposĂ©e par Kropotkine car, sous le prĂ©texte de rejeter tout ethnocentrisme, lâerreur serait de ne pas sâapercevoir quâil y a une corrĂ©lation parfaite entre lâĂ©mergence de lâĂtat et le processus dâindividuation psychologique. Ce nâest que dans la civilisation occidentale que lâhistoire du moi humain se confond avec lâhistoire âpolitiqueâ de la sociĂ©tĂ©.
La dynamique anti-ternaire de la théologie médiévale
Comme le constate JĂ©rĂŽme Baschet, dans son introduction Ă son livre Corps et Ăąmes. Une histoire de la personne au Moyen Ăge : « Lâanthropologie de lâOccident mĂ©diĂ©val sâest plutĂŽt construite contre Paul quâĂ partir de lui [6]. »
Envisageons-les les différents paradigmes anthropologiques qui jalonnent la cosmovision occidentale :
Lâanthropologie moniste comprend trois types : matĂ©rialiste, idĂ©aliste et immanentiste. Pour le monisme matĂ©rialiste tout est matiĂšre en Ă©volution (Marx). Pour le monisme idĂ©aliste, seul lâesprit est rĂ©el et la matiĂšre nâest quâillusion (Hegel). Pour le monisme immanentiste, la rĂ©alitĂ© est unique mais biface, Ă la fois esprit et matiĂšre (Spinoza).
Lâanthropologie dualiste, quant Ă elle, affirme que lâhomme est constituĂ© dâun corps et dâune Ăąme, radicalement distincts lâun de lâautre (Descartes).
Enfin, lâanthropologie ternaire confĂšre Ă lâhomme une structure tripartite : corps-Ăąme-esprit (Paul de Tarse) [7].
Le XIIIe siĂšcle marque le point dâinflexion Ă©pochal du passage âanthropologiqueâ Ă la modernitĂ©, avec lâĂ©mergence de la bourgeoisie et de lâĂtat centralisateur monarchiste. Ă partir du XIIIe siĂšcle, la thĂ©ologie chrĂ©tienne a imposĂ© la conception binaire de la personne humaine â Ăąme et corps â en rejetant la vision gnostique du christianisme primitif, encore vivante dans le catharisme occitanien, qui distinguait le corps (soma), lâĂąme (psychĂš) et lâesprit (pneuma ou noĂ»s). LâĂglise, en mĂȘme temps que le dogme de la transsubstantiation des espĂšces [8], adopte lâanthropologie hylĂ©morphiste de lâaristotĂ©lisme thomiste : lâhomme est composĂ© dâune Ăąme et dâun corps ordonnĂ©s lâun Ă lâautre dans un rapport de matiĂšre (hylĂ©) Ă forme (morphĂȘ). LâĂąme est la forme du corps.
Lâanthropologie ternaire provient des traditions gnostiques de lâhellĂ©nisme et du judaĂŻsme. On la rencontre aussi bien dans les Ă©pĂźtres de Paul de Tarse que dans les EnnĂ©ades de Plotin.
JusquâĂ la fin de la pĂ©riode romane, soit lâarticulation des XIIe et XIIIe siĂšcles, la tripartition anthropologique avait Ă©tĂ© une rĂ©fĂ©rence constante de la thĂ©ologie chrĂ©tienne occidentale, mais la « crise du XIIIe siĂšcle », comme lâa appelĂ©e Claude Tresmontant [9], allait prĂ©parer le passage irrĂ©mĂ©diable vers lâanthropologie biopsychique cartĂ©sienne.
La conception tripartite du monde et de lâhomme fut transmise simultanĂ©ment Ă lâoccident roman par les deux sources de la philosophie grecque et de la religion hĂ©braĂŻque. Cependant il y a une distinction trĂšs importante, que peu dâhistoriens relĂšvent, entre ces deux anthropologies ternaires : contrairement au ternaire grec, oĂč lâĂąme (psychĂ©) immortelle est liĂ©e Ă lâesprit (pneuma) et sĂ©parĂ©e du corps (soma), dans le ternaire hĂ©breu, le corps (gouf) et lâĂąme (nephesh) appartiennent tous les deux au plan de la crĂ©ation et se confondent dans la chair (baschar) â seul lâesprit (rouach) Ă©tant du domaine de lâIncréé. Ainsi, le ternaire grec, « soma-psychĂȘ-pneuma », oĂč lâĂąme et le corps ne sont pas issus du mĂȘme monde â lâĂąme Ă©tant spirituelle et le corps matĂ©riel â ne peut quâapparaĂźtre âgnostiqueâ par rapport au judaĂŻsme, oĂč lâĂąme et le corps appartiennent tous les deux Ă la crĂ©ation â la rupture essentielle se plaçant ici entre lâĂąme et lâesprit.
Ă la suite de la scolastique, Thomas dâAquin va rejeter la conception ternaire paulinienne. LâĂąme, dĂ©finie comme « forme substantielle du corps », dâune maniĂšre assez analogue au ternaire hĂ©braĂŻque, nâest plus conçue comme une entitĂ© autonome ajoutĂ©e au corps : lâhomme devient une structure unitaire oĂč lâĂąme-forme et le corps-matiĂšre sont en totale interdĂ©pendance. La thĂ©ologie thomasienne annonce lâanthropologie moderne, elle amorce une dynamique anti-ternaire qui amĂšne Ă penser positivement la relation de lâĂąme et du corps, en insistant sur lâunitĂ© psychosomatique de la personne humaine.
Dans la lignĂ©e des anthropologies marxiste ou structuraliste, le regard ethnologique anarchiste adopte a priori un monisme matĂ©rialiste, postulat idĂ©ologique dont la valeur Ă©pistĂ©mologique reste indĂ©montrable. Il reprend de mĂȘme la distinction avancĂ©e par lâanthropologie sociale de Radcliffe-Browne entre lâindividu, perçu comme organisme, et la personne, dĂ©finie comme « un complexe de relations sociales » avec les autres [10].
Dans cette optique, ce sont les personnes, et non les individus, qui sont les unitĂ©s de base dâune sociĂ©tĂ©. Cette conception relationnelle de la personne, en tant quâĂȘtre social individuĂ©, renvoie Ă lâarticle fondateur de Marcel Mauss, « Une catĂ©gorie de lâesprit humain : la notion de personne, celle de moi » (1938) [11].
Selon Paul, la structure anthropologique de lâhomme est constituĂ©e de deux pĂŽles antithĂ©tiques, le corps et lâesprit, entre lesquels sâimmisce un troisiĂšme terme : lâĂąme : « Que le Dieu de la paix lui-mĂȘme vous sanctifie totalement, et que votre ĂȘtre entier, lâesprit, lâĂąme et le corps, soit gardĂ© sans reproche Ă lâavĂšnement de notre Seigneur JĂ©sus-Christ. » (1 Th 5, 23).
Nous naissons dans lâĂ©tat du vieil homme, celui que Paul appelle lâhomme animal â psychikos anthrĂŽpos â cet âhomme psychiqueâ, pourvu dâune pensĂ©e rĂ©flexive, que les palĂ©ontologistes modernes nomment lâhomo sapiens sapiens (lâhomme qui se sait pensant). Dans une lettre que Paul Ă©crit Ă la communautĂ© chrĂ©tienne de Rome, autour des annĂ©es 57-58, il explique que le vieil homme doit mourir afin que naisse lâhomme nouveau, lâhomme spirituel â pneumatikos anthrĂŽpos. Si cette seconde naissance nâa pas lieu, alors lâhomme se condamne Ă cette âseconde mortâ dont parle lâApocalypse (Ap 21,8) ; mais alors, ayant perdu son Ăąme, il perd jusquâĂ son humanitĂ©. Lâhomme achevĂ©, lâhomme total, le teleios, est celui qui est nĂ© Ă lâesprit. Tel est le projet ontique et existentiel que Paul propose Ă lâhomme.
Ce qui nous importe ici, ce nâest pas tant ce processus de transformation spirituelle (theosis) que lâavĂšnement historique de la notion de personne humaine qui sâest Ă©rigĂ©e Ă partir de lâeffacement du soi universel et sa captation par le moi individuel.
Paul est lâhĂ©ritier de lâanthropologie hĂ©braĂŻque. Dans la PremiĂšre ĂpĂźtre aux Corinthiens, le terme grec sĂŽma (le corps) dĂ©signe la personne entiĂšre, comme lâhĂ©breu baschar (la chair), câest-Ă -dire le couple corps-Ăąme (sĂŽma–psychĂȘ).
Câest donc lâesprit (pneuma ou rouach) que la dynamique anti-ternaire de la thĂ©ologie catholique a Ă©vacuĂ©. En cela, la transformation sĂ©mantique qui sâopĂšre, au dĂ©but du XIIIe siĂšcle, avec la substitution du mot persona Ă homo pour dĂ©signer lâĂȘtre humain, constitue un âmoment culturelâ dĂ©cisif : la disparition de lâanthropologie ternaire marque la fin de cette pĂ©riode historique que Kropotkine nomme, dans sa brochure LâĂtat â son rĂŽle historique, « la premiĂšre Renaissance, celle du XIIe siĂšcle ».
Le dualisme socio-historique de Pierre Kropotkine
Martin Buber est un des rarissimes auteurs qui aient soulignĂ© lâinfluence exercĂ©e sur Kropotkine par les philosophes slavophiles Ivan KireĂŻevski et AlexeĂŻ Khomiakov. Selon Buber, câest en sâinspirant de leur prĂ©sentation de la dualitĂ© historique que Kropotkine aurait simplifiĂ© les multiples âantinomies socialesâ proudhoniennes par le dualisme fondamental entre le principe de la lutte pour lâexistence et celui de lâaide mutuelle [12].
Khomiakov, dans son MĂ©moire sur lâhistoire universelle, pensait que lâhistoire de lâhumanitĂ© se joue entre deux principes quâil nomme âIranâ et âKoushâ, ces termes gĂ©ographiques dĂ©signant les lieux de leur Ă©mergence â lâIran allant de lâHimalaya au fleuve Euphrate et Koush Ă©tant le nom biblique de lâĂthiopie, le berceau de la civilisation Ă©gyptienne. Toutes les croyances religieuses et les idĂ©ologies se diviseraient en ces deux catĂ©gories : le culte iranien de lâesprit comme libertĂ© crĂ©atrice et le culte koushite de la matiĂšre comme nĂ©cessitĂ© indĂ©finie. Lâhistoire humaine serait le produit de la tension antagonique entre ces deux pĂŽles. Dans le koushitisme, Khomiakov voyait la religion de la nĂ©cessitĂ©, du dĂ©terminisme de la nature, de la magie ; dans lâiranisme, la religion de lâesprit, de la libertĂ© et de lâamour. Le catholicisme latin provient du koushitisme, lâorthodoxie grĂ©co-russe de lâiranisme. Le monde occidental nâa pas recueilli le vrai christianisme en son essence. Mis en prĂ©sence, au cours des Ăąges, ces deux principes antinomiques sâaltĂšrent par tensions ou concessions rĂ©ciproques.
On mettra en parallĂšle cette vision avec ce passage de La science moderne et lâanarchie oĂč Pierre Kropotkine Ă©crit : « Ă travers toute lâhistoire de notre civilisation, deux tendances opposĂ©es se sont trouvĂ©es en prĂ©sence : la tradition romaine et la tradition populaire, la tradition impĂ©riale et la tradition fĂ©dĂ©raliste, la tradition autoritaire et la tradition libertaire [13]. »
Au Moyen Ăge, ce dualisme socio-historique fut illustrĂ© durant deux siĂšcles par la lutte entre les institutions communales dâentraide et le cĂ©sarisme Ă©tatique politico-religieux. Le mouvement des communes libres, commencĂ© au XIe siĂšcle, se prolongea ainsi jusquâau XIIIe siĂšcle. Cette âpremiĂšre Renaissanceâ est demeurĂ©e obscure parce quâignorĂ©e de lâhistoire officielle [14].
La rĂ©volution libertaire des communes urbaines, issues de lâunion entre la commune de village et les associations artisanales et marchandes, fut une nĂ©gation absolue de lâesprit centralisateur romain. LâEuropĂ©en du XIIe siĂšcle, dira Kropotkine, Ă©tait « essentiellement fĂ©dĂ©raliste. Homme de libre initiative, de libre entente, dâunions voulues et librement consenties [15]. »
Le mouvement commença en Italie (Toscane et Lombardie) et dans le Midi occitanien oĂč des villes sâaffranchirent de toute tutelle seigneuriale, pour se propager trĂšs vite dans toute lâEurope du Nord oĂč les guildes furent le vecteur de lâĂ©mancipation sociale. On donnait aux villes indĂ©pendantes, capables de lutter contre les grands seigneurs, le nom de communes, celles qui se plaçaient sous la protection dâun seigneur ou du roi Ă©taient appelĂ©es villes de bourgeoisie.
En marge du systĂšme fĂ©odal, les communes Ă©taient de vĂ©ritables seigneuries collectives qui sâadministraient de façon autonome, nommant leurs propres juges et se fĂ©dĂ©rant entre elles. En Italie du Nord, il y eut la Ligue lombarde, en Allemagne la Ligue hansĂ©atique. En Occitanie, comme les villes nâĂ©taient pas fĂ©dĂ©rĂ©es, et craignant que ce rĂŽle fĂ©dĂ©ratif puisse ĂȘtre assumĂ© par le catharisme, lâĂglise romaine promulgua la croisade des Albigeois qui anĂ©antirait la civilisation occitanienne des XIIe et XIIIe siĂšcle.
Pierre Kropotkine ne semble pas avoir perçu cette concomitance des hĂ©rĂ©sies dualistes avec le communaliste mĂ©diĂ©val. Pourtant, la âpremiĂšre Renaissanceâ europĂ©enne fut aussi celle des mouvements hĂ©rĂ©tiques qui traversĂšrent lâEurope de part en part, menaçant lâunitĂ© de lâĂglise romaine et le systĂšme fĂ©odal quâelle tentait dâimposer. Ce fut avec la mĂȘme fĂ©rocitĂ© que lâĂglise et les rois Ă©crasĂšrent les communes populaires et les hĂ©rĂ©sies religieuses. Lâinvention de lâInquisition, promulguĂ©e par GrĂ©goire IX en 1231, marque lâavĂšnement de la machinerie Ă©tatique du contrĂŽle social. Par la suite, tous les totalitarismes utiliseront le mĂȘme dispositif terroriste. Lâinstitution politico-religieuse de lâInquisition a induit la naissance de lâĂtat centralisateur.
La religion cathare, adoptant lâanthropologie ternaire du christianisme primitif, se fondait sur le dualisme gnostique de Marcion. Il est remarquable que le mouvement des communes se soit Ă©teint en mĂȘme temps que cette hĂ©rĂ©sie. Ă lâavĂšnement de Philippe VI de Valois, en 1328, il ne restait plus en France de vĂ©ritables villes libres, toutes les communes Ă©taient devenues des villes de bourgeoisie â âles bonnes villes du roiâ. Le dernier cathare, Guilhem BĂ©libaste, fut brĂ»lĂ© vif, en 1321. Cette synchronisation entre le mouvement communaliste mĂ©diĂ©val et ce qui a Ă©tĂ© la derniĂšre expression de la pensĂ©e dualiste en Occident nâest pas sans intĂ©rĂȘt dans la perspective de notre recherche dâune gnose anarchiste.
La contre théologie politique de Michael Bakounine
Dans La science moderne et lâanarchie, Pierre Kropotkine critique les penseurs de « lâĂ©cole allemande » pour lesquels toute forme dâorganisation sociale est une structure Ă©tatique en puissance [16]. Dans sa mire, il y a le gĂ©ographe Friedrich Ratzel (1844-1904) dont Carl Schmitt reprendra les thĂšses.
Friedrich Ratzel est un des principaux instigateurs de la gĂ©ographie humaine â quâil appelle âanthropogĂ©ographieâ [17]. Dans sa gĂ©ographie politique [18], il assimile Ă la conformation sociale de lâĂtat la variĂ©tĂ© de toutes les organisations socio-politiques, depuis les peuplades primitives jusquâaux structures politiques modernes. Selon lui lâĂtat est un organisme vivant, un systĂšme biologique dont lâexpansion spatiale est une nĂ©cessitĂ© vitale â dâoĂč la notion de Lebensraum (espace vital) qui sera plus tard rĂ©cupĂ©rĂ©e par lâidĂ©ologie nazie.
Contrairement Ă Ratzel et à « lâĂ©cole allemande » â dans laquelle il faut inclure les socio-dĂ©mocrates marxistes â, Kropotkine nâassimile pas la sociĂ©tĂ© Ă LâĂtat. La sociĂ©tĂ© est donnĂ©e par la nature. Lâhomme nâa pas créé la sociĂ©tĂ© : la sociĂ©tĂ© est antĂ©rieure Ă lâhomme. LâĂtat nâest quâune des formes que la sociĂ©tĂ© sâest donnĂ©e dans lâhistoire humaine : « Lâhomme a vĂ©cu en sociĂ©tĂ©s durant des milliers dâannĂ©es, avant dâavoir connu lâĂtat [âŠ] Les pĂ©riodes les plus glorieuses de lâhumanitĂ© furent celles oĂč les libertĂ©s et la vie locale nâĂ©taient pas encore dĂ©truites par lâĂtat, et oĂč les masses dâhommes vivaient en communes et en fĂ©dĂ©rations libres [19]. »
Ce dualisme entre la souverainetĂ© Ă©tatique et la libre association fĂ©dĂ©rative que lâon relĂšve entre Kropotkine et Ratzel est une sorte de miroir de lâantagonisme qui se dĂ©couvre entre Carl Schmitt et Michael Bakounine.
Il faut se rappeler que lâidĂ©e dâune thĂ©ologie politique a surgi dans lâesprit de Carl Schmitt Ă partir dâune critique dirigĂ©e contre Michel Bakounine, auteur de La thĂ©ologie politique de Mazzini et lâInternationale (1871). Dans son ouvrage de 1922, Schmitt reprend lâexpression âthĂ©ologie politiqueâ en la retournant contre celui quâil dĂ©signe comme son ennemi absolu.
Dans le chapitre intitulĂ© « La philosophie de lâĂtat dans la contre-rĂ©volution » de sa ThĂ©ologie politique [20], Carl Schmitt pointe que la contre-rĂ©volution et lâanarchisme partagent lâidĂ©e de lâabsolutisme de tout gouvernement : « Toute souverainetĂ© agit comme si elle Ă©tait infaillible, tout gouvernement est absolu â une proposition quâun anarchiste aurait pu reprendre mot pour mot, fĂ»t-ce dans une visĂ©e tout Ă fait diffĂ©rente [21]. » Cette divergence de âvisĂ©eâ tient Ă leur conception opposĂ©e de la nature humaine : « Toute idĂ©e politique prend, dâune maniĂšre ou dâune autre, position sur la ânatureâ de lâhomme et prĂ©suppose quâil est ou âbon par natureâ ou âmauvais par natureâ [22]. » Ă lâanthropologie optimiste des anarchistes sâoppose lâanthropologie pessimiste des conservateurs.
Alors que, dans sa ThĂ©ologie politique de 1923, Carl Schmitt dĂ©signait lâantagonisme entre Donoso CortĂšs et P.-J. Proudhon comme le conflit paradigmatique du politique, dans Parlementarisme et dĂ©mocratie (1926) il prĂ©cisera que cette opposition, nâest valable que « dans le cadre des traditions culturelles occidentales [âŠ] Câest seulement avec les Russes, notamment avec Bakounine, quâapparaĂźt lâennemi proprement dit de toutes les idĂ©es reçues de la culture europĂ©enne [23]. »
Ainsi, Bakounine se voit promu au rang dâennemi absolu [24], parce quâil incarne, selon Schmitt, la volontĂ© dâen finir avec le politique assimilĂ© Ă lâĂ©tatique â lâĂtat nâĂ©tant, pour Bakounine, quâune sĂ©cularisation thĂ©ologique. Cette âdĂ©politisationâ supposĂ©e permet Ă Schmitt dâamalgamer lâanarchisme avec le libĂ©ralisme et le marxisme : « Rien nâest plus moderne aujourdâhui que la lutte contre le politique. Financiers amĂ©ricains, techniciens de lâindustrie, socialistes marxistes et rĂ©volutionnaires anarcho-syndicalistes unissent leurs forces avec le mot dâordre quâil faut Ă©liminer la domination non objective de la politique sur lâobjectivitĂ© de la vie Ă©conomique [25]. »
Schmitt a trouvĂ© chez Bakounine le schĂšme de sa thĂ©ologie politique. Un passage de FĂ©dĂ©ralisme, socialisme et antithĂ©ologisme souligne en effet que lâĂtat et la thĂ©ologie prĂ©supposent la nature intrinsĂšquement mauvaise de lâhomme : « Nâest-ce pas chose remarquable que cette similitude entre thĂ©ologie â cette science de lâĂglise â et la politique â cette thĂ©orie de lâĂtat â, que cette rencontre de deux ordre de pensĂ©es et de faits en apparence si contraires, dans une mĂȘme conviction : celle de la nĂ©cessitĂ© de lâimmolation de lâhumaine libertĂ© pour moraliser les hommes et pour les transformer â en des saints, selon lâune, et de vertueux citoyens, selon lâautre [26]. »
Bakounine, en inversant lâaxiome anthropologique de la thĂ©ologie ne sâĂ©mancipe pas pour autant du discours thĂ©ologique ; dâoĂč son apologie de Satan, expression de son romantisme rĂ©volutionnaire antithĂ©ologique. Cela permettra dâailleurs Ă Carl Schmitt de terminer son chapitre « La philosophie de lâĂtat dans la contre-rĂ©volution » par cette pirouette : « pour le plus grand anarchiste du XIXe siĂšcle, Bakounine, on arrive au paradoxe Ă©trange quâil devait nĂ©cessairement devenir thĂ©oriquement le thĂ©oricien de lâantithĂ©ologie et, dans la pratique, le dictateur dâune antidictature [27]. »
Bakounine, comme Jean-Christophe Angaut [28] lâa fort judicieusement relevĂ©, envisage la question anthropologique, non du point de vue Ă©thique, oĂč tente de lâenfermer Schmitt, mais du point de vue politique : lâhumanitĂ© est-elle capable de parvenir librement, sans autoritĂ© coercitive â thĂ©ologique ou Ă©tatique â Ă son autonomie collective ? Ă cette question, lâanthropologie anarchiste rĂ©pond par lâaffirmative : lâhomme est capable de concevoir un bien athĂ©ologique. Alors que pour Carl Schmitt, dans la lignĂ©e de « lâĂ©cole allemande », il ne peut y avoir de sociĂ©tĂ© humaine sans un embryon dâĂtat, Bakounine Ă©nonce une contre thĂ©ologie politique qui repose sur les capacitĂ©s rĂ©volutionnaires de lâĂtre collectif. Bakounine fait de la commune, le socle dâune politique anarchiste athĂ©ologique qui se fonde sur la capacitĂ© sociale Ă lâauto-organisation.
La dialectique proudhonienne de la gnose anarchiste
Le dualisme socio-historique kropotkinien pourrait se circonscrire Ă celui entre sociĂ©tĂ© et communautĂ©. La sociĂ©tĂ© est une âunion dâintĂ©rĂȘtsâ alors que la communautĂ© est une âunion de vieâ, a Ă©crit Martin Buber [29]. Carl Schmitt ne saurait admettre une telle dĂ©finition, comme le montre un de ses articles peu connu : « Le contraste entre communautĂ© et sociĂ©tĂ© en tant quâexemple dâune distinction dualiste [30]. »
Dans ce texte, Schmitt reprend lâopposition que Ferdinand Tönnies a thĂ©orisĂ©e dans Gemeinschaft und Gesellschaft (1887) entre les modes communautaire et sociĂ©tal. Alors que la communautĂ© sâorganise autour du droit coutumier local, la sociĂ©tĂ© se soumet au droit juridique centralisĂ©. Selon Schmitt, la relation dualiste entre sociĂ©tĂ© et communautĂ© ne peut se rĂ©soudre quâĂ partir dâun jugement de valeur, en considĂ©rant lâun des termes comme supĂ©rieur Ă lâautre. Seule la valeur permettrait de surmonter le clivage dualiste, puisque la dialectique hĂ©gĂ©lienne aurait Ă©tĂ© dĂ©laissĂ©e : « Il nous semble que câest un trait gĂ©nĂ©ral de cette Ă©poque de la pensĂ©e allemande qui se termine en 1914, lors de la premiĂšre Guerre mondiale, de prĂ©fĂ©rer des antithĂšses simples et dualistes aux schĂšmes triasiques de la philosophie prĂ©cĂ©dente [31]. »
Sâil fut un lecteur attentif de Bakounine, Carl Schmitt semble avoir lu Proudhon avec moins dâacribie, lui reprochant sa conception morale de la rĂ©alitĂ© sociale. Toutefois, Proudhon, bien avant Schmitt et mĂȘme Bakounine, avait perçu que la thĂ©ologie politique fondait le pouvoir de lâĂtat : « Il est surprenant quâau fond de notre politique nous trouvions toujours la thĂ©ologie », dĂ©clare-t-il dans les Confessions dâun rĂ©volutionnaire [32].
La dialectique ami/ennemi, qui dĂ©finit lâessence du politique pour Carl Schmitt, est de nature hĂ©gĂ©lienne (lâennemi de mon ennemi est mon ami) et demeure figĂ©e Ă la logique aristotĂ©licienne du tiers exclus. Dans De la Justice dans la RĂ©volution et dans lâĂglise, Proudhon dĂ©nonce ce quâil estime ĂȘtre lâerreur de Hegel : ne pas avoir compris que « lâantinomie ne se rĂ©sout point mais quâelle indique une oscillation ou antagonisme susceptible seulement dâĂ©quilibre [33]. »
Selon Proudhon, toute synthĂšse du couple antagoniste est nĂ©gatrice de la libertĂ©. Lâauteur du SystĂšme des contradictions Ă©conomiques anticipe la rupture Ă©pistĂ©mologique de la thĂ©orie quantique qui, au dĂ©but du XXe siĂšcle, a remis en question la logique aristotĂ©licienne. Jean Bancal, qui fut un des meilleurs exĂ©gĂštes de Proudhon, lâavait bien compris, qui nâhĂ©sitait pas Ă dĂ©clarer : « La thĂ©orie de la particule et de lâantiparticule constitue en physique moderne une confirmation de la thĂ©orie proudhonienne de lâorganisation antinomique du monde [34]. » Il faudrait lire toute lâĆuvre proudhonienne Ă lâaune de cette donnĂ©e.
Proudhon oppose le systĂšme de la transcendance, qui est celui de lâĂglise, au systĂšme de lâimmanence, qui est la doctrine de la RĂ©volution. Du point de vue de la transcendance, la justice se fonde a priori sur la parole de Dieu interprĂ©tĂ©e par le sacerdoce, câest le âdroit divinâ qui a pour maxime lâautoritĂ©. Dans la vision de lâimmanence, la justice est le produit de la conscience et constitue le âdroit humainâ qui a pour maxime la libertĂ©. LâautoritĂ© sĂ©cularisĂ©e du droit divin prend la forme de la propriĂ©tĂ© et du Capital, en Ă©conomie, et de lâĂtat, en politique. Au contraire, la libertĂ© du droit humain engendre le mutuellisme, en Ă©conomie, et le fĂ©dĂ©ralisme anarchiste, en politique.
On peut considĂ©rer Proudhon comme le promulgateur du sens politique du mot anarchie qui apparaĂźt dans son premier ouvrage, Quâest-ce que la propriĂ©tĂ© ? (1840). Alors que lâanarchie, dans son sens courant, signifie le dĂ©sordre et le chaos, Proudhon Ă©met une idĂ©e paradoxale qui dĂ©finit une forme positive de lâanarchie : « La plus haute perfection de la sociĂ©tĂ© se trouve dans lâunion de lâordre et de lâanarchie. » Lâanarchie est donc Ă la fois, pour Proudhon, ordre et dĂ©sordre. Un tel prĂ©dicat sâoppose par consĂ©quent au principe dâidentitĂ© (A est A) et de non-contradiction (A nâest pas non-A). Et lâon comprend que lâon ne puisse pas saisir la signification du terme anarchie, sinon par ce que le philosophe StĂ©phane Lupasco a appelĂ© une logique des contradictoires que Proudhon avait intuitionnĂ©e avec sa dialectique des antinomies [35].
Proudhon dĂ©montre que lâordre social vĂ©ritable, lâanarchie positive, ne peut pas ĂȘtre imposĂ© par une archĂš extĂ©rieure, transcendante Ă la sociĂ©tĂ© humaine. Sur le plan socio- politique, il prĂ©cise que lâanarchie nĂ©gative, identifiĂ©e au dĂ©sordre et au chaos, est nĂ©cessaire Ă la lĂ©gitimation de lâarchĂš. Lâanarchie nĂ©gative, le dĂ©sordre, est reliĂ© Ă lâautoritĂ© par un lien de cause Ă effet. Le dĂ©sordre est la justification de lâautoritĂ©. Proudhon sâappuie sur une dialectique du contradictoire, quâil appelle dialectique sĂ©rielle, pour libĂ©rer la force sociale de lâautoritĂ© politique afin que la sociĂ©tĂ© retrouve ses capacitĂ©s naturelles dâautocrĂ©ation et dâautonomie et que la rĂ©ciprocitĂ© contractuelle de la justice se substitue au dĂ©cisionnisme autoritaire.
Le nomos du monde et lâanomos de la vie
La thĂ©ologie du monothĂ©isme judĂ©o-chrĂ©tien a consacrĂ© lâoikonomia du monde occidental, ce dispositif de domination politique qui est le nomos de la terre, dâaprĂšs Carl Schmitt [36]. « Dieu, câest le mal », affirmera quant Ă lui Proudhon, dans son SystĂšme des contradictions Ă©conomiques, faisant profession dâantithĂ©isme â et non dâathĂ©isme, puisque sâopposer revient Ă reconnaĂźtre lâexistence de ce que lâon combat.
Proudhon souligne la « profonde misanthropie » [37] de la providence divine qui, en fixant lâimplacable rigueur des lois de lâĂ©conomie, a Ă©touffĂ© lâaspiration des hommes Ă une juste rĂ©partition des biens. Certains passages laissent entendre que le Dieu chrĂ©tien pourrait ĂȘtre le crĂ©ateur du mal. Dans un de ses Carnets, il ose cette affirmation dâinspiration cathare : « Il nây a pas un Dieu, il y a deux Dieux antagonistes [38]. » Cependant, bien que le Dieu de lâĂvangile, identique Ă celui de lâAncien Testament, soit le contradictoire absolu de lâhomme, il reste dialectiquement nĂ©cessaire, afin que lâhomme puisse lutter contre tous les absolutismes, Ă lâintĂ©rieur comme Ă lâextĂ©rieur de lui-mĂȘme. Câest pourquoi Proudhon inclut lâabsolu dans un systĂšme anthropologique ternaire, corps-Ăąme-esprit, oĂč la tension antagoniste sâexerce entre lâimmanence de la vie en lâhomme â une Ăąme dans un corps â et lâesprit, en tant quâidĂ©e de la transcendance de Dieu inhĂ©rente Ă la psychologie humaine. Cela signifie que le vĂ©ritable Dieu proudhonien, se confondant avec la Justice, ne devra plus accabler lâĂȘtre humain sous les jougs conjuguĂ©s de la peur et de la servitude mais sera sans cesse Ă rĂ©inventer : « Le Dieu que nous cherchons ne peut plus ĂȘtre tel que lâenseigne la vieille thĂ©ologie ; il doit ĂȘtre tout autre que ce que lâon fait les thĂ©ologiens [39]. »
Dans sa Correspondance (lettre du 28 aoĂ»t 1851), Proudhon fait allusion Ă un ouvrage quâil nâa jamais eu le loisir dâĂ©crire et dont le sujet aurait portĂ© sur « la thĂ©ologie humanitaire, le X qui doit remplacer le vieux catholicisme [40]. » Quel est ce X, sinon le Dieu Ă©tranger de Marcion, ce Dieu dâamour des hĂ©rĂ©sies dualistes mĂ©diĂ©vales que le LĂ©viathan de Hobbes a tentĂ© dâeffacer dĂ©finitivement de la mĂ©moire des hommes ?
La gnose marcionite ne nie pas la rĂ©alitĂ© du monde (acosmisme) mais elle le refuse et sâoppose Ă lui (anticosmisme) [41]. Cela entraĂźne un dualisme radical qui repose sur lâaffirmation que le monde est ontologiquement mauvais car il nâest pas la crĂ©ation du Dieu bon mais dâun dĂ©miurge identifiĂ© au Dieu crĂ©ateur de la GenĂšse.
Pour Marcion la thĂ©odicĂ©e se rĂ©sout Ă travers le bithĂ©isme quâil croit dĂ©celer chez Paul : lâantagonisme absolu entre le dieu de la loi du monde (le dĂ©miurge) et le dieu de la libertĂ© de lâesprit (le dieu Ă©tranger). La thĂšse centrale de Marcion est que JĂ©sus-Christ nâest pas venu accomplir mais abolir la Loi, en dĂ©voilant la contradiction ontologique entre la Loi et lâĂvangile : « Le Christ a clairement exprimĂ© quâil est venu pour annuler la Loi et les prophĂštes [42]. » Ă cela sâajoute la croyance eschatologique que la rĂ©alitĂ© historique du dĂ©miurge, le dieu crĂ©ateur, sera limitĂ©e dans le temps : le Christ provoquera la dĂ©composition du monde et sa dĂ©livrance spirituelle.
La vision gnostique de lâantithĂ©isme anarchiste surgit de ce questionnement aporĂ©tique : pourquoi le mal est-il omniprĂ©sent dans un monde créé par un Dieu tout-puissant, juste et bon ? Comment ce Dieu peut-il justifier lâordre de ce monde oĂč triomphe les scĂ©lĂ©rats, oĂč les innocents sont opprimĂ©s, oĂč les forts exploitent les faibles ? Au scandale du mal, la gnose apporte une rĂ©ponse trĂšs claire : le Dieu crĂ©ateur de ce monde mauvais et le Dieu bon qui, Ă la fin des temps, dĂ©cidera de sa destruction, ne peuvent ĂȘtre logiquement la mĂȘme personne. En cela, la destruction du nomos de ce monde mauvais participe Ă lâadvenue de lâanomos de la vraie vie communielle entre les hommes : « La passion de la destruction est en mĂȘme temps une passion crĂ©ative », câest par ces mots que Bakounine conclut en 1842 son premier texte rĂ©volutionnaire, La RĂ©action en Allemagne.
Jacob Taubes, dans Eschatologie occidentale, montre que « lâapocalyptique est essentiellement rĂ©volutionnaire [43]. » Lâesprit apocalyptique contient et unit en soi une puissance destructice des figures de lâautoritĂ© et une puissance crĂ©atrice des figures de la libertĂ©. Mais il faut impĂ©rativement que lâesprit rĂ©volutionnaire poursuive un telos, un idĂ©al dirait Proudhon, sâil ne veut pas aboutir Ă une rĂ©volution nihiliste. Au point de vue socio-politique la communautĂ© est porteuse du telos de la rĂ©volution. Une communautĂ© advient quand les hommes cessent de se regrouper selon leurs intĂ©rĂȘts individuels mais choisissent de mettre leur vie en commun pour la vivre ensemble : « Quand des hommes sont vraiment unis par des liens mutuels, quand ils font ensemble lâexpĂ©rience des choses et quâils rĂ©agissent ensemble Ă cette expĂ©rience par leur vie concrĂšte, quand des hommes disposent dâun âcentre vivantâ autour duquel ils ont leur place, câest alors que se forme en eux une communautĂ© [44]. »
La dynamique anthropologique antiternaire de la thĂ©ologie catholique mĂ©diĂ©vale a fabriquĂ© lâindividu biopsychique de la sociĂ©tĂ© occidentale en Ă©touffant la force de lâidĂ©al rĂ©volutionnaire. En quelque sorte, lâhistoire de notre civilisation se laisse lire comme une aliĂ©nation continue de la structure anthropologique ternaire et du dĂ©sir communautaire anarchiste. Nous ne pourrons retrouver le telos rĂ©volutionnaire que par une dialectique du tiers inclus, câest-Ă -dire la mise en tension paroxystique de la chair de lâhomme avec lâesprit du monde. Proudhon a exprimĂ© dâune façon trĂšs explicite cette âĂ©quilibration des contrairesâ : « Les termes opposĂ©s ne font jamais que se balancer lâun lâautre ; lâĂ©quilibre ne naĂźt point entre eux de lâintervention dâun troisiĂšme terme mais de leur action rĂ©ciproque. » (Pornocratie, chap. V). Le tiers inclus est cet Ă©tat de tension extrĂȘme qui survient au point dâĂ©quilibre de tout systĂšme antagoniste et ouvre le passage Ă un autre âniveau de rĂ©alitĂ©â [45]. On peut rapprocher analogiquement le tiers inclus lupascien du Dieu inconnu de Marcion ou de la Justice chez Proudhon ; car la âguerreâ contre le Dieu crĂ©ateur permet dâatteindre cet Ă©tat dâĂȘtre contre le monde pour la vie qui est la praxis de la gnose anarchiste.
[1] Traduction française parue en 2006 aux Ăditions Lux [Fragments of an Anarchist Anthropology, Prickly Paradigm Press, 2004].
[2] Cf. David Graeber et David Wengrow, « Comment changer le cours de lâhistoire (ou au moins du passĂ©) ? », Revue du Crieur, n° 11, Mediapart-La DĂ©couverte, octobre 2018, pp. 6-29.
[3] Mauss, « Essai sur les variations saisonniÚres des sociétés Eskimos », 1904-1905.
[4] Sur les gĂ©ographes anarchistes du XIXe siĂšcle, voir Philippe Pelletier, GĂ©ographie & anarchie. Reclus, Kropotkine, Metchnikoff, Ăditions du Monde libertaire/Ăditions libertaires, 2013.
[5] Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 389.
[6] JĂ©rĂŽme Baschet, Corps et Ăąmes. Une histoire de la personne au Moyen Ăge, Flammarion, 2016, p. 7.
[7] Dans le vocabulaire religieux des langues occidentales, comme le français, les termes Ăąme et esprit sont fluctuants. Si lâon pose seulement deux termes (le corps et un principe immortel qui diffĂšre de lui), on utilise gĂ©nĂ©ralement le mot Ăąme ; mais, quand on pose trois termes (corps-Ăąme-esprit), lâĂąme renvoie Ă la partie intermĂ©diaire entre le corps et lâesprit, ce dernier terme correspondant alors Ă lâĂąme immortelle dans lâanthropologie dualiste.
[8] Sur le rÎle de la transsubtantiation dans la généalogie de la marchandise capitaliste, voir infra : Profaner le Graal.
[9] Claude Tresmontant, La mĂ©taphysique du christianisme et la crise du XIIIe siĂšcle, Ăditions du Seuil, 1964.
[10] Alfred Radcliffe-Brown, Structures et fonction dans la société primitive [1952], Paris, Minuit, 1969, p. 149.
[11] Article repris dans Sociologie et anthropologie, PUF, 1985, p. 331-362.
[12] Voir Martin Buber, Utopie et socialisme, Aubier Montaigne, 1977, p. 71.
[13] Pierre Kropotkine, La science moderne et lâanarchie, P. V. Stock & Cie, 1913, p. 227.
[14] Sur cette période, Augustin Thierry est la référence historiographique de Kropotkine.
[15] Pierre Kropotkine, La science moderne et lâanarchie, op. cit, p. 203.
[16] Pierre Kropotkine, La science moderne et lâanarchie, op. cit., p. 310.
[17] Friedrich Ratzel, Anthropogéographie, Munich, Oldenbourg, 1882 (vol. 1) et 1891 (vol. 2).
[18] Politische Geographie, Munich, Oldenbourg, 1897.
[19] Pierre Kropotkine, La science moderne et lâanarchie, op. cit., p. 170-171.
[20] Carl Schmitt, Théologie politique [1922], trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Gallimard, 1988.
[21] Carl Schmitt, ibid., p. 64.
[22] Carl Schmitt, ibid., p. 65
[23] Carl Schmitt, Parlementarisme et démocratie, trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, p. 87.
[24] [[ Sur lâinterprĂ©tation schmitienne des grands thĂšmes bakouniniens, on se reportera Ă lâarticle de Jean-Christophe Angaut, « Carl Schmitt, lecteur de Bakounine », AstĂ©rion, Ăcole Normale SupĂ©rieure de Lyon, 2009.
En ligne : [https://journals.openedition.org/asterion/1495].
[25] Carl Schmitt, Théologie politique, op. cit., p. 73.
[26] Michel Bakounine, FĂ©dĂ©ralisme, socialisme et antithĂ©ologisme, dans Ćuvres, vol. 1, Paris, Stock, 1980, p. 166-167.
[27] Carl Schmitt, Théologie politique, op. cit., p. 74-75.
[28] Jean-Christophe Angaut, op. cit.
[29] Martin Buber, « Comment une communautĂ© peut-elle advenir ? » [1930], dans CommunautĂ©, Ăditions de lâĂ©clat, 2018, p. 63.
[31] Voir Res Publica, op. cit, p. 107.
[32] P.-J. Proudhon, Les confession dâun rĂ©volutionnaire, Paris, Au bureau du journal La voix du peuple, 1849, p. 61.
[33] P.-J. Proudhon, De la justice dans la RĂ©volution et dans lâĂglise [1848], t. 1, Fayard, 1988, p. 35.
[34] Jean Bancal, Proudhon, pluralisme et autogestion, t. 1, Aubier, 1967, p. 118.
[36] 36. Carl Schmitt, Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum Europaeum, 1950. Ădition française : Le Nomos de la Terre, Paris, PUF, 2001.
[37] SystÚme des contradictions économiques ou philosophie de la misÚre, t.1, Paris. Marcel RiviÚre, 1923, p. 114.
[38] Voir Carnets de P.-J. Proudhon (carnet 5, 1847), RiviĂšre, 1960, p. 159.
[39] P.-J. Proudhon, Philosophie du progrĂšs, RiviĂšre & Cie, Paris, 1946, p. 69.
[40] CitĂ© dans Bernard Voyenne, Proudhon et Dieu. Le combat dâun anarchiste, Cerf, 2004, p. 69.
[41] Cette distinction est primordiale : lâanticosmisme ne doit pas ĂȘtre confondu avec le concept dâacosmisme de Hannah Arendt qui serait, dâaprĂšs elle, le corollaire du totalitarisme moderne.
[42] Adolf von Harnack, Marcion. LâĂ©vangile du Dieu Ă©tranger, Cerf, 2003, p. 149.
[43] Jacob Taubes, Eschatologie occidentale, Ăditions de lâĂ©clat, 2009, p. 11.
[44] Martin Buber, « Comment une communautĂ© peut-elle advenir ? » (1939) dans CommunautĂ©, Ăditions de lâĂ©clat, 2018, p. 68.
[45] Sur la notion de âniveau de rĂ©alitĂ©â, voir Basarab Nicolescu, « Le tiers cachĂ© dans les diffĂ©rents domaines de la connaissance », Le Tiers cachĂ©, Le bois dâOrion, 2016, p. 7-16.
Source: Lundi.am