LâincomprĂ©hension des partis et intellectuels de gauche face Ă la situation engendrĂ©e par le Covid aura des consĂ©quences dĂ©sastreuses. Une fois de plus câest lâextrĂȘme-droite qui a rĂ©ussi Ă capter la dissidence populaire, rĂ©duisant toute chance de renverser son hĂ©gĂ©monie.
Nây avait-il vraiment aucune critique progressiste Ă formuler Ă lâencontre de la mise en quarantaine dâindividus en bonne santĂ©, de laboratoires avides de milliards, dâun tel moment de fragilitĂ© collective utilisĂ© cyniquement pour laminer toutes les libertĂ©s publiques ?
Une analyse de Toby GREEN (professeur dâhistoire au Kings College London, auteur de The Covid Consensus: The New Politics of Global Inequality) et Thomas FAZI (Ă©crivain, journaliste et traducteur, auteur de Reclaiming the State).
Initialement publiée le 23 novembre sur UnHerd, nous vous en proposons ici la traduction de Laurent, sociologue et ami de longue date.
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Tout au long des diffĂ©rentes phases de la pandĂ©mie mondiale, les prĂ©fĂ©rences des gens en termes de stratĂ©gies Ă©pidĂ©miologiques ont eu tendance Ă recouper Ă©troitement leur orientation politique. Depuis que Donald Trump et Jair Bolsonaro ont exprimĂ© des doutes quant au bien-fondĂ© dâune stratĂ©gie de confinement en mars 2020, la plupart des libĂ©raux et de ceux qui se situent Ă gauche de lâĂ©chiquier politique occidental se sont empressĂ©s dâadhĂ©rer Ă cette stratĂ©gie, tout comme ils adhĂšreront ensuite Ă la logique des passeports vaccinaux. Aujourdâhui, alors que les pays europĂ©ens expĂ©rimentent des restrictions de plus en plus importantes Ă lâĂ©gard des personnes non vaccinĂ©es, les commentateurs de gauche â habituellement si prompts Ă dĂ©fendre les minoritĂ©s victimes de discrimination â se distinguent par leur silence.
En tant quâĂ©crivains qui se sont toujours positionnĂ©s Ă gauche, nous sommes troublĂ©s par cette tournure des Ă©vĂ©nements. Nây a-t-il vraiment aucune critique progressiste Ă formuler Ă lâencontre de la mise en quarantaine dâindividus en bonne santĂ©, alors que les derniĂšres recherches indiquent quâil existe quâune diffĂ©rence infime en termes de transmission du virus entre les personnes vaccinĂ©es et non vaccinĂ©es ? La rĂ©ponse de la gauche au covid apparaĂźt maintenant comme faisant partie dâune crise plus large dans la politique et la pensĂ©e de gauche â une crise qui dure depuis au moins trois dĂ©cennies. Il est donc important dâidentifier le processus par lequel cette crise a pris forme.
La gauche a adopté le confinement pour de mauvaises raisons
Au cours de la premiĂšre phase de la pandĂ©mie â celle des confinements â ce sont les partisans de la droite culturelle et Ă©conomique qui ont Ă©tĂ© les plus enclins Ă souligner les dommages sociaux, Ă©conomiques et psychologiques en rĂ©sultant. Dans le mĂȘme temps, le scepticisme initial de Donald Trump Ă lâĂ©gard de ce verrouillage de la sociĂ©tĂ© a rendu cette position intenable pour la plupart de ceux qui penchent vers la gauche culturelle et Ă©conomique. Les algorithmes des mĂ©dias sociaux ont ensuite alimentĂ© davantage cette polarisation. TrĂšs rapidement, les gauches occidentales ont donc adoptĂ© le confinement, considĂ©rĂ© comme un choix « pro-vie » et « pro-collectif » â une politique qui, en thĂ©orie, dĂ©fend la santĂ© publique ou le droit collectif Ă la santĂ©. Pendant ce temps, toute critique des confinements Ă©tait stigmatisĂ©e comme une approche « de droite », « pro-Ă©conomie » et « pro-individuelle », accusĂ©e de privilĂ©gier le « profit » et le « business as usual » sur la vie des gens.
En somme, des dĂ©cennies de polarisation politique ont instantanĂ©ment politisĂ© une question de santĂ© publique, sans permettre aucune discussion sur ce que serait une rĂ©ponse cohĂ©rente de la gauche. En mĂȘme temps, la position de la gauche lâĂ©loignait de toute forme de base ouvriĂšre, puisque les travailleurs Ă faible revenu Ă©taient les plus gravement touchĂ©s par les impacts socio-Ă©conomiques des politiques de confinement continu, et Ă©taient Ă©galement ceux qui Ă©taient les plus susceptibles de travailler pendant que les classes moyennes et supĂ©rieures dĂ©couvraient le tĂ©lĂ©travail et les rĂ©unions Zoom. Ces mĂȘmes lignes de fracture politiques sont apparues pendant les campagnes vaccinales, puis avec la question des passeports sanitaires. La rĂ©sistance est associĂ©e Ă la droite, tandis que les membres de la gauche traditionnelle soutiennent gĂ©nĂ©ralement les deux mesures. Lâopposition est diabolisĂ©e comme un mĂ©lange confus dâirrationalisme anti-science et de libertarisme individualiste.
Mais pourquoi la quasi-totalitĂ© des partis et des syndicats de gauche ont-ils soutenu pratiquement toutes les mesures proposĂ©es par les gouvernements dans la gestion du Covid ? Comment une vision aussi simpliste de la relation entre la santĂ© et lâĂ©conomie a-t-elle pu Ă©merger, une vision qui tourne en dĂ©rision des dĂ©cennies de recherches en sciences sociales montrant Ă quel point la richesse et la santĂ© sont liĂ©es ? Pourquoi la gauche a-t-elle ignorĂ© lâaugmentation massive des inĂ©galitĂ©s, lâattaque contre les pauvres, contre les pays pauvres, contre les femmes et contre les enfants, le traitement cruel des personnes ĂągĂ©es, et lâĂ©norme augmentation de la richesse des individus et des sociĂ©tĂ©s les plus riches rĂ©sultant de ces politiques ? Comment, en ce qui concerne le dĂ©veloppement et le dĂ©ploiement des vaccins, la gauche a-t-elle fini par ridiculiser lâidĂ©e mĂȘme que, compte tenu de lâargent en jeu, et alors que BioNTech, Moderna et Pfizer gagnent actuellement Ă eux trois plus de 1.000 dollars par seconde avec les vaccins Covid, les fabricants de vaccins pourraient avoir des motivations autres que le « bien public » en jeu ? Et comment est-il possible que la gauche, souvent en butte Ă la rĂ©pression de lâĂtat, semble aujourdâhui inconsciente des implications Ă©thiques et politiques inquiĂ©tantes des passeports sanitaires ?
Alors que la guerre froide a coĂŻncidĂ© avec lâĂšre de la dĂ©colonisation et la montĂ©e dâune politique antiraciste mondiale, la fin de la guerre froide a marquĂ© le dĂ©but dâune crise existentielle pour les partis politiques de gauche. La montĂ©e de lâhĂ©gĂ©monie Ă©conomique nĂ©olibĂ©rale, de la mondialisation et du transnationalisme dâentreprise a sapĂ© la vision historique de lâĂtat organisant la redistribution. En outre, comme lâa Ă©crit le thĂ©oricien brĂ©silien Roberto Mangabeira Unger, la gauche a toujours prospĂ©rĂ© dans les pĂ©riodes de grande crise (la rĂ©volution russe a bĂ©nĂ©ficiĂ© de la premiĂšre guerre mondiale et le rĂ©formisme social des suites de la deuxiĂšme guerre mondiale). Cette histoire peut expliquer en partie le positionnement de la gauche aujourdâhui : amplifier la crise et la prolonger par des restrictions sans fin est peut-ĂȘtre considĂ©rĂ© par certains comme un moyen de reconstruire la politique de gauche aprĂšs des dĂ©cennies de crise existentielle.
La gauche nâa pas compris le rĂŽle de lâEtat dans la gouvernance nĂ©o-libĂ©rale
La mauvaise comprĂ©hension de la nature du nĂ©olibĂ©ralisme par la gauche peut Ă©galement avoir affectĂ© sa rĂ©ponse Ă la crise. La plupart des gens de gauche pensent que le nĂ©olibĂ©ralisme a impliquĂ© un « retrait » ou un « Ă©videment » de lâĂtat en faveur du marchĂ©. Ils ont donc interprĂ©tĂ© lâactivisme du gouvernement tout au long de la pandĂ©mie comme un « retour de lâĂtat » bienvenu, potentiellement capable, selon eux, de renverser le projet prĂ©tendument anti-Ă©tatique du nĂ©olibĂ©ralisme. Le problĂšme avec cet argument, mĂȘme en acceptant sa logique douteuse, est que le nĂ©olibĂ©ralisme nâa pas du tout entraĂźnĂ© un dĂ©pĂ©rissement de lâĂtat. Au contraire, la taille de lâĂtat en pourcentage du PIB a continuĂ© Ă augmenter tout au long de lâĂšre nĂ©olibĂ©rale.
Cela ne devrait pas ĂȘtre une surprise. Le nĂ©olibĂ©ralisme sâappuie sur une intervention extensive de lâĂtat tout autant que le « keynĂ©sianisme », sauf que lâĂtat intervient maintenant presque exclusivement pour servir les intĂ©rĂȘts du grand capital, pour faire la police dans les classes ouvriĂšres, renflouer les grandes banques et les entreprises qui feraient autrement faillite, etc. En effet, Ă bien des Ă©gards, le capital est aujourdâhui plus dĂ©pendant de lâĂtat que jamais. Comme le notent Shimshon Bichler et Jonathan Nitzan : « Au fur et Ă mesure que le capitalisme se dĂ©veloppe, les gouvernements et les grandes entreprises deviennent de plus en plus imbriquĂ©s. (âŠ) Le mode de pouvoir capitaliste et les coalitions de capitaux dominants qui le gouvernent ne nĂ©cessitent pas de petits gouvernements. En fait, Ă bien des Ă©gards, ils ont besoin de gouvernements plus forts ». Aujourdâhui, le nĂ©olibĂ©ralisme sâapparente davantage Ă une forme de capitalisme monopolistique dâĂtat â ou de corporatocraty â quâau capitalisme de marchĂ© libre de petits Ătats quâil prĂ©tend souvent ĂȘtre. Cela explique en partie pourquoi il a produit des appareils dâĂtat de plus en plus puissants, interventionnistes, voire autoritaires.
En soi, cela rend embarrassante la naĂŻvetĂ© de la gauche qui se rĂ©jouit dâun « retour de lâĂtat » inexistant. Et le pire, câest quâelle a dĂ©jĂ commis cette erreur auparavant. MĂȘme au lendemain de la crise financiĂšre de 2008, de nombreux membres de la gauche ont saluĂ© les importants dĂ©ficits publics comme « le retour de Keynes » alors que, en rĂ©alitĂ©, ces mesures nâavaient pas grand-chose Ă voir avec Keynes, qui conseillait de recourir aux dĂ©penses publiques pour atteindre le plein emploi, et visaient plutĂŽt Ă soutenir les coupables de la crise, les grandes banques. Elles ont Ă©galement Ă©tĂ© suivies dâune attaque sans prĂ©cĂ©dent contre les systĂšmes de protection sociale et les droits des travailleurs dans toute lâEurope.
Câest un peu la mĂȘme chose qui se produit aujourdâhui, alors que les contrats publics pour les tests Covid, les masques, les vaccins et, maintenant, les technologies de passeport vaccinal, sont attribuĂ©s Ă des sociĂ©tĂ©s transnationales (souvent dans le cadre dâaccords louches qui transpirent le copinage et les conflits dâintĂ©rĂȘts). Pendant ce temps, les citoyens voient leur vie et leurs moyens de subsistance bouleversĂ©s par la « nouvelle normalitĂ© ». Le fait que la gauche semble complĂštement inconsciente de ce phĂ©nomĂšne est particuliĂšrement dĂ©routant. AprĂšs tout, lâidĂ©e que les gouvernements ont tendance Ă exploiter les crises pour renforcer lâagenda nĂ©olibĂ©ral est un Ă©lĂ©ment essentiel de la littĂ©rature rĂ©cente de la gauche. Pierre Dardot et Christian Laval, par exemple, ont affirmĂ© que sous le nĂ©olibĂ©ralisme, la crise est devenue une « mĂ©thode de gouvernement ». Plus cĂ©lĂšbre encore, dans son livre La stratĂ©gie du choc (2007), Naomi Klein a explorĂ© lâidĂ©e dâun « capitalisme du dĂ©sastre ». Sa thĂšse centrale est que, dans les moments de peur et de dĂ©sorientation du public, il est plus facile de rĂ©organiser les sociĂ©tĂ©s : des changements spectaculaires de lâordre Ă©conomique existant, qui seraient normalement politiquement impossibles, sont imposĂ©s en succession rapide avant que le public ait eu le temps de comprendre ce qui se passe.
Une dynamique similaire est Ă lâĆuvre aujourdâhui. Prenez, par exemple, les mesures de surveillance high-tech, les cartes dâidentitĂ© numĂ©riques, la rĂ©pression des manifestations publiques et la multiplication trĂšs rapide des lois introduites par les gouvernements pour lutter contre lâĂ©pidĂ©mie de coronavirus. Si lâon se fie Ă lâhistoire rĂ©cente, les gouvernements trouveront sĂ»rement le moyen de rendre permanentes un grand nombre de ces rĂšgles dâurgence, comme ils lâont fait avec une grande partie de la lĂ©gislation antiterroriste de lâaprĂšs-11 septembre. Comme lâa notĂ© Edward Snowden : « Lorsque nous voyons des mesures dâurgence adoptĂ©es, en particulier aujourdâhui, elles ont tendance Ă ĂȘtre collantes. Lâurgence a tendance Ă sâĂ©tendre ». Cela confirme Ă©galement les idĂ©es sur lâ« Ă©tat dâexception » avancĂ©es par le philosophe italien Giorgio Agamben, qui a pourtant Ă©tĂ© vilipendĂ© par le courant dominant de la gauche pour sa position anti-confinement.
En dĂ©finitive, toute forme dâaction gouvernementale doit ĂȘtre jugĂ©e en fonction de ce quâelle reprĂ©sente rĂ©ellement. Nous soutenons lâintervention du gouvernement si elle sert Ă promouvoir les droits des travailleurs et des minoritĂ©s, Ă crĂ©er le plein emploi, Ă fournir des services publics essentiels, Ă contenir le pouvoir des entreprises, Ă corriger les dysfonctionnements des marchĂ©s, Ă prendre le contrĂŽle dâindustries cruciales dans lâintĂ©rĂȘt public. Mais au cours des 18 derniers mois, nous avons assistĂ© Ă lâexact opposĂ© : un renforcement sans prĂ©cĂ©dent des mastodontes transnationaux et de leurs oligarques aux dĂ©pens des travailleurs et des entreprises locales. Un rapport publiĂ© le mois dernier sur la base des donnĂ©es de Forbes a montrĂ© que les seuls milliardaires amĂ©ricains ont vu leur fortune augmenter de 2 000 milliards de dollars amĂ©ricains pendant la pandĂ©mie.
Un autre fantasme de gauche qui a Ă©tĂ© dĂ©menti par la rĂ©alitĂ© est lâidĂ©e que la pandĂ©mie ferait naĂźtre un nouvel esprit collectif, capable de surmonter des dĂ©cennies dâindividualisme nĂ©olibĂ©ral. Au contraire, la pandĂ©mie a encore plus fracturĂ© les sociĂ©tĂ©s : entre les vaccinĂ©s et les non-vaccinĂ©s, entre ceux qui peuvent rĂ©colter les bĂ©nĂ©fices du travail intelligent et ceux qui ne le peuvent pas. De plus, un peuple composĂ© dâindividus traumatisĂ©s, arrachĂ©s Ă leurs proches, amenĂ©s Ă se craindre les uns les autres en tant que vecteurs potentiels de maladies, terrifiĂ©s par le contact physique, nâest guĂšre un bon terreau pour la solidaritĂ© collective.
Mais peut-ĂȘtre la rĂ©ponse de la gauche peut-elle ĂȘtre mieux comprise en termes individuels plutĂŽt que collectifs. La thĂ©orie psychanalytique classique a Ă©tabli un lien clair entre le plaisir et lâautoritĂ© : lâexpĂ©rience dâun grand plaisir (assouvissant le « principe de plaisir ») peut souvent ĂȘtre suivie dâun dĂ©sir dâautoritĂ© et de contrĂŽle renouvelĂ©s, manifestĂ© par lâego ou le « principe de rĂ©alitĂ© ». Cela peut en effet produire une forme subvertie de plaisir. Les deux derniĂšres dĂ©cennies de mondialisation ont vu une Ă©norme expansion du « plaisir de lâexpĂ©rience », partagĂ© par la classe libĂ©rale mondiale de plus en plus transnationale, dont beaucoup, de maniĂšre assez curieuse en termes historiques, se sont identifiĂ©s comme Ă©tant de gauche (et ont en effet usurpĂ© de plus en plus cette position aux circonscriptions traditionnelles de la classe ouvriĂšre de gauche). Cette augmentation massive du plaisir et de lâexpĂ©rience vĂ©cue au sein des catĂ©gories sociales les plus fortunĂ©es sâest accompagnĂ©e dâun sĂ©cularisme croissant et de lâabsence de toute contrainte ou autoritĂ© morale reconnue. Du point de vue de la psychanalyse, le soutien de cette classe aux « mesures Covid » sâexplique assez facilement en ces termes : comme lâapparition souhaitĂ©e dâune coterie de mesures restrictives et autoritaires qui peuvent ĂȘtre imposĂ©es pour restreindre le plaisir, dans le cadre strict dâun code moral qui intervient lĂ oĂč il nây en avait pas auparavant.
La gauche entretient une foi naĂŻve dans la Science
Un autre facteur expliquant lâadhĂ©sion de la gauche aux « mesures Covid » est sa foi aveugle dans la « science ». Celle-ci trouve ses racines dans la foi traditionnelle de la gauche dans le rationalisme. Cependant, une chose est de croire aux vertus indĂ©niables de la mĂ©thode scientifique, une autre est dâĂȘtre complĂštement inconscient de la façon dont ceux qui sont au pouvoir exploitent la « science » pour faire avancer leur agenda. Pouvoir faire appel Ă des « donnĂ©es scientifiques solides » pour justifier ses choix politiques est un outil incroyablement puissant entre les mains des gouvernements. Câest, en fait, lâessence mĂȘme de la technocratie. Toutefois, cela signifie quâil faut sĂ©lectionner avec soin les « donnĂ©es scientifiques » qui soutiennent son programme et marginaliser agressivement toute autre opinion, quelle que soit sa valeur scientifique.
Câest ce qui se passe depuis des annĂ©es dans le domaine de lâĂ©conomie. Est-il vraiment difficile de croire quâune telle prise de contrĂŽle par les entreprises se produit aujourdâhui dans le domaine de la science mĂ©dicale ? Pas selon John Ioannidis, professeur de mĂ©decine et dâĂ©pidĂ©miologie Ă lâuniversitĂ© de Stanford. Ioannidis a fait la une des journaux au dĂ©but de lâannĂ©e 2021 lorsquâil a publiĂ©, avec certains de ses collĂšgues, un article affirmant quâil nây avait aucune diffĂ©rence pratique en termes Ă©pidĂ©miologiques entre les pays qui avaient mis en place un systĂšme de verrouillage (type confinement) et ceux qui ne lâavaient pas fait. La rĂ©action contre cet article â et contre Ioannidis en particulier â a Ă©tĂ© fĂ©roce, surtout parmi ses collĂšgues scientifiques.
Cela explique sa rĂ©cente dĂ©nonciation cinglante de sa propre profession. Dans un article intitulĂ© « How the Pandemic Is Changing the Norms of Science », Ioannidis note que la plupart des gens â surtout Ă gauche â semblent penser que la science fonctionne selon « les normes mertoniennes de communautarisme scientifique, dâuniversalisme, de dĂ©sintĂ©ressement et de scepticisme organisĂ© ». Mais, hĂ©las, ce nâest pas ainsi que fonctionne rĂ©ellement la communautĂ© scientifique, explique Ioannidis. Avec la pandĂ©mie, les conflits dâintĂ©rĂȘts des entreprises ont explosĂ©, et pourtant en parler est devenu un anathĂšme. Il poursuit : « Les consultants qui ont gagnĂ© des millions de dollars en conseillant des entreprises et des gouvernements ont obtenu des postes prestigieux, du pouvoir et des Ă©loges publics, tandis que les scientifiques qui travaillaient bĂ©nĂ©volement mais osaient remettre en question les rĂ©cits dominants Ă©taient accusĂ©s dâĂȘtre en conflit. Le scepticisme organisĂ© Ă©tait considĂ©rĂ© comme une menace pour la santĂ© publique. Il y a eu un affrontement entre deux Ă©coles de pensĂ©e, la santĂ© publique autoritaire contre la science â et la science a perdu ».
La gauche sâest perdue, elle risque mĂȘme de disparaĂźtre
En dĂ©finitive, le mĂ©pris flagrant et la moquerie de la gauche Ă lâĂ©gard des prĂ©occupations lĂ©gitimes des gens (concernant les confinements, les vaccins ou les passeports sanitaires) sont honteux. Non seulement ces prĂ©occupations sont enracinĂ©es dans des difficultĂ©s rĂ©elles, mais elles dĂ©coulent Ă©galement dâune mĂ©fiance lĂ©gitime envers les gouvernements et les institutions qui ont Ă©tĂ© indĂ©niablement capturĂ©s par les intĂ©rĂȘts des entreprises. Quiconque, comme nous, est favorable Ă un Ătat vĂ©ritablement progressiste et interventionniste doit rĂ©pondre Ă ces prĂ©occupations, et non les rejeter.
Mais lĂ oĂč la rĂ©ponse de la gauche sâest avĂ©rĂ©e la plus insuffisante, câest sur la scĂšne mondiale, en ce qui concerne la relation entre les restrictions de libertĂ©s et lâaggravation de la pauvretĂ© dans le Sud. Nâa-t-elle vraiment rien Ă dire sur lâĂ©norme augmentation des mariages dâenfants, lâeffondrement de la scolarisation et la destruction de lâemploi formel au Nigeria, oĂč lâagence nationale de statistiques suggĂšre que 20% des personnes ont perdu leur emploi pendant les confinements ? Quâen est-il du fait que le pays prĂ©sentant les chiffres les plus Ă©levĂ©s en matiĂšre de mortalitĂ© Covid et de taux de surmortalitĂ© pour 2020 est le PĂ©rou, qui a connu lâun des confinements les plus stricts au monde ? Sur tout cela, elle a Ă©tĂ© pratiquement silencieuse. Cette position doit ĂȘtre considĂ©rĂ©e en relation avec la prééminence de la politique nationaliste sur la scĂšne mondiale : lâĂ©chec Ă©lectoral des internationalistes de gauche tels que Jeremy Corbyn signifie que les questions mondiales plus larges ont eu peu de prise lorsquâil sâest agi de considĂ©rer une rĂ©ponse plus large de la gauche occidentale au Covid-19.
Il convient de mentionner que certains mouvements de gauche, radicaux et socialistes, se sont prononcĂ©s contre la gestion actuelle de la pandĂ©mie. Il sâagit notamment de Black Lives Matter aux Etats-Unis, des Left Lockdown Sceptics au Royaume-Uni, de la gauche urbaine chilienne, de Wu Ming en Italie et, surtout, de lâalliance des sociaux-dĂ©mocrates et des Verts qui gouverne actuellement la SuĂšde. Mais tout le spectre de lâopinion de gauche a Ă©tĂ© ignorĂ©, en partie en raison du petit nombre de mĂ©dias de gauche, mais aussi en raison de la marginalisation des opinions dissidentes par cette mĂȘme gauche intellectuellement dominante.
Au final, il sâagit dâun Ă©chec historique de la gauche, qui aura des consĂ©quences dĂ©sastreuses. Toute forme de dissidence populaire est susceptible dâĂȘtre captĂ©e une fois de plus par lâextrĂȘme-droite, rĂ©duisant Ă nĂ©ant toute chance pour la gauche de gagner les Ă©lecteurs dont elle a besoin pour renverser lâhĂ©gĂ©monie de la droite. Pendant ce temps, la gauche sâaccroche Ă une technocratie dâexperts sĂ©vĂšrement minĂ©e par ce qui sâavĂšre ĂȘtre une gestion catastrophique de la pandĂ©mie en termes de progressisme social. Alors que toute forme de gauche viable et Ă©ligible sâĂ©vanouit dans le passĂ©, le dĂ©bat contradictoire et la libertĂ© de ne pas ĂȘtre dâaccord, qui sont au cĆur de tout vĂ©ritable processus dĂ©mocratique, risquent fort de disparaĂźtre avec elle.
Source: Zeka.noblogs.org