Trash Psychiatrie
2020
Ces lignes nâont rien dâexhaustives, ne rĂ©vĂšlent rien dâexceptionnel, elles dessinent le paysage psychiatrique nausĂ©abond dâune rĂ©alitĂ© courante, dont le centre est partout et la circonfĂ©rence nulle part, tant la santĂ© mentale est devenue un marchĂ© juteux pour les laboratoires mais aussi pour certaines personnalitĂ©s perverses qui exercent le contrĂŽle de nombreux pĂŽles de « soins ».
Jâai bossĂ© onze piges dans une « taule Ă soin » (un hĂŽpital) avant de calter. Jâen rapporte quelques Ă©lĂ©ments factuels bien cradingues. Excusez lâexpression.
En psychiatrie, la formule si commode « pĂŽle de soin » prend factuellement une signification quasi-paradoxale, elle affirme ce quâelle nie. On prĂ©tend soigner, mais câest lâemprisonnement qui prĂ©vaut (et son alter-ego : le bĂ©nĂ©fice financier pour lâhosto). Le point dâorgue du pĂŽle nâest pas mĂ©dical, ne jamais lâoublier : câest une entitĂ© dâabord gestionnaire aux ordres dâun directeur financier. Cette novlangue mĂ©dico-sociale aura brouillĂ© bien des pistes de comprĂ©hension.
LâhĂŽpital gĂ©nĂ©ral est regroupĂ© par secteurs : diabĂ©tologie, oncologie, gĂ©riatrie, psychiatrie, etc⊠mais dâautres instances ont prĂ©fĂ©rĂ© nommer cela des « pĂŽles ». Nul doute que des psycho-linguistes ont durement rĂ©flĂ©chi sur lâarchitecture syntaxique du caractĂšre neutre et innocent de ce signifiant (pour causer comme les chairs Ă divan). PĂŽle, câest plus pratique Ă dire, plus usuel, lâodeur du fric ne suinte pas.
Une sociĂ©tĂ© vraiment civilisĂ©e, si ses dirigeants en avaient eu le dĂ©sir, aurait su bĂątir un systĂšme de soins gratuits (vraiment gratuit) pour ceux qui nâont pas un flĂšche. Mais non ! Le conte bleu garde sa force propulsive quand il sâagit dâartiche.
Donc, pour mĂ©moire, rappelons quâavant les annĂ©es 2000, chaque hosto recevait une enveloppe globale annuelle sans (trop) dâobligation de rĂ©sultats. Puis en 2009 lâĂšre barbare survint (elle eut des antĂ©cĂ©dents dĂšs 2004), la prĂ©sidence du « gagner plus » sut imposer sa loi plus fĂ©rocement encore. Câest lĂ que le gentil MinistĂšre de la SantĂ© a tout balayĂ©. DorĂ©navant pour toucher sa maille, pour payer ses salariĂ©s, lâhĂŽpital doit faire du chiffre, de la quantitĂ©. Les toubibs de tous poils doivent dĂ©sormais produire de plus en plus dâactes mĂ©dicaux, du plus stupide pansement au plus tragique mal incurable ! Comme cette pauvre femme dâun hĂŽpital parisien, patiente condamnĂ©e mais dont le chirurgien sut convaincre la famille que lâopĂ©ration Ă©tait nĂ©cessaire. NĂ©cessaire pourquoi ? Souffrances inutiles. Les obsĂšques eurent lieu deux mois aprĂšs lâopĂ©ration. « Bravo la dĂ©marche qualitĂ© ».
Une collecte fut-elle versĂ©e pour couvrir les frais dâobsĂšques ? Macache. Une victoire se partage rarement en matiĂšre de biftons.
Vous aurez saisi que « pĂŽle » dĂ©signe ce vaste continent des administratifs enrĂ©gimentĂ©s, mĂ©decins collabos en herbe, comptables conscients de leur mission dâexĂ©cutants (il y a des exceptions, comme partout. Je tape sur la rĂšgle pas sur lâexception). Et inutile de penser aux syndicats ou au CHSCT pour vous dĂ©fendre si vous trimez Ă contre-courant (en vous scandalisant), inutile dâespĂ©rer vous sentir Ă©coutĂ©. Non ! surtout pas.
Il y a lâentretien dâĂ©valuation annuel (Ă©pistĂ©mologiquement nul et le plus souvent humiliant), lâentretien disciplinaire, lâisolement (lâopprobre), la mise Ă pied et la porte si vous ne suivez pas le rythme. Se jeter sur les rails sâeffectue en dehors du pĂ©rimĂštre de lâhĂŽpital. Les services, les soignants, bien que maltraitĂ©s (moins que les patients, il va sans dire) nâen restent pas moins les bons soldats de la bureaucratie. Services frileux, geignards Ă qui on accorde de temps en, temps une petite grĂšve, mais grĂšve minuscule, qui ne sert Ă rien, ne rĂ©volutionne rien, ne casse rien. Car rien ne bouge dans le monde des statues.
Il y a lâentretien dâĂ©valuation annuel (Ă©pistĂ©mologiquement nul et le plus souvent humiliant), lâentretien disciplinaire, lâisolement (lâopprobre), la mise Ă pied et la porte si vous ne suivez pas le rythme. Se jeter sur les rails sâeffectue en dehors du pĂ©rimĂštre de lâhĂŽpital.
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Autre objectif des patrons de pĂŽle ? « Pousser Ă la dĂ©mission » lorsquâun salariĂ© se montre retors, critique ou trop vĂ©hĂ©ment. Câest une spĂ©cialitĂ© managĂ©riale : produire du stress, dĂ©sorganiser le travailleur. Et bon sang : « Il sây connaissent en psychiatrie pour faire dĂ©missionner les rĂ©calcitrants ! » cette phrase chuchotĂ©e me fut glissĂ©e Ă lâoreille par un membre du CHSCT en 2020 dans un hĂŽpital du Val dâOise, le mien. Il est Ă©vident que ce qui est profĂ©rĂ© oralement nâa aucune valeur juridique si vous souhaitez vous dĂ©fendre en cas de harcĂšlement moral.
Reste le syndicat hospitalier, des clowns, mais si tristes ! Ils ont tellement « jauni » Ă force frĂ©quenter les managers quâils en oublient que leur fonction consiste Ă dĂ©fendre le salariĂ© en souffrance, Ă Ă©tablir un vrai rapport de force avec ce fichu pouvoir qui vient dâen haut. La bureaucratie a finalement remportĂ© la bataille sur lâidĂ©al du soin.
Cette terre « psychiatrique » peut sembler moins sinistre et brutale quâautrefois, il nâen est rien. Ce court texte ne vise quâĂ le dĂ©montrer. Il nâest pas sĂ»r que jây parvienne.
La psychiatrie a commencĂ© il y a longtemps et se poursuivra longtemps encore. Ce sont les formes qui changent, je veux dire les formes quâun mauvais plaisantin a cru bon de nommer « le soin ». Quand ? je lâignore. Mais du soin en question, il y aurait Ă redire comme de la prison et tout systĂšme dâenfermement en gĂ©nĂ©ral.
Je me permets dâĂ©crire sur le sujet puisque que jâai bossĂ© quelques annĂ©es en psychiatrie. Comme clinicien, un peu plus ĂągĂ© que mes coreligionnaires. Ăa la foutait mal, jâimagine, que mes chefs eussent le mĂȘme Ăąge que moi, mais quel pathĂ©tique danse de Saint Guy de les voir sâĂ©chiner Ă me donner des ordres absurdes ! Je me souviens de mon arrivĂ©e en 2009. Ma chef de lâĂ©poque me dit un jour sĂ©rieusement aux alentours de midi : « Surtout, tu ne dois pas manger avec les infirmiers et je ne te dis pas ça sur le mode de la boutade. ». JâĂ©carquillais les yeux en anarchiste. CâĂ©tait la premiĂšre fois quâon me disait avec qui jâavais le droit de crouter ! La Gorgone poursuivit sa dĂ©monstration : « Tu comprends, en tant que clinicien, tu es dĂ©tenteur dâun savoir et un savoir dans une institution, câest comme un oignon : » (ça pique et ça fait pleurer ? me dis-je) : « Il y a des couches successives, diffĂ©renciĂ©es et il est important quâelles le restent ! » Conclusion de ClĂ©opĂątre : surtout ne pas se mĂ©langer aux moins payĂ©s (infirmiers, aides-soignants) bref, Ă tous ceux susceptibles de faire grĂšve, de faire trembler les murs de lâĂ©difice. Ce qui veut dire : tu casses la graine avec nous, mĂ©decins et psychologues ou on te met Ă lâindex. Je nâai pas tenu ma promesse, ça commençait mal.
Lâune des premiĂšres tĂąches qui mâĂ©tait assignĂ©e dans cet hĂŽpital aux couleurs de prison, consistait Ă faire passer aux jeunes patients suicidaires ou anti-sociaux, des tests « dâintelligence » (surtout ne pas rire). Les thurifĂ©raires du quantitatif appellent cela le WISC. Un truc chiant comme la mort. Quand une jeune psychologue zĂ©lĂ©e tenta de mâexpliquer comment et pourquoi câĂ©tait un outil passionnant pour « comprendre le sujet », je nâai rien entravĂ©. Il me semblait quâon me faisait passer le test ! Rarement jâeus autant le sentiment dâune imposture thĂ©orique, Ă©preuve opĂ©ratoire, Ă©puisante, cognitivement Ă©puisante et si fastidieuse !
Au bout de quelques mois je demandais Ă changer de service, je sentais bien que je nâĂ©tais pas Ă ma place. Ce qui me passionnait, ce pour quoi jâavais entamĂ© cette carriĂšre, câĂ©tait pour ĂȘtre au contact des patients eux-mĂȘmes, leur parler sans baratin, sans ses mĂ©diations assommantes contra-phobiques (pour le soignant) qui rajoutent toujours plus de distance entre le psy et le patient.
Câest Ă peu prĂšs lĂ que jâai commencĂ© Ă me faire massacrer, câest-Ă -dire au tout dĂ©but dâun parcours flĂ©chĂ© vers la porte ou le suicide. La dĂ©pression offerte gratuitement.
Et pourtant jâessayais dâen voir des patients ! De leur parler, de les aider en bricolant quelque chose, une parole, un geste, et de ne jamais les juger (entre les patients et moi, pas vraiment de diffĂ©rence pour ĂȘtre franc). Cela plaisait dâautant moins Ă mes chefs. Ătablir des diffĂ©rences structurales entre le normal et le pathologique est une condition implicite pour exercer son pouvoir.
Ce qui me paraissait par ailleurs incomprĂ©hensible (ou orwellien) câest que lâunitĂ© oĂč jâĂ©tais censĂ© exĂ©cuter les ordres sâappelait : « UnitĂ© FĂ©renczi ». Pour ceux qui ne connaissent pas, FĂ©renczi, fut un psychanalyste hĂ©rĂ©tique Ă son Ă©poque (1873-1933). PrĂ©curseur de Winnicott pour certains, il fit, du temps de Freud, dâincroyables bonds en avant thĂ©oriques. Câest Ferenczi qui thĂ©orisa dans la pratique lâidĂ©e que les deux axes directeurs du soin doivent ĂȘtre « le tact et lâempathie ». Il fit bien dâautres choses encore, des erreurs comme tout le monde, mais câest Ă lui que lâon refilait les « incurables », ceux que plus tard les mĂ©decins nommĂšrent les « borderlines ».
En rivalitĂ© avec Freud et avec Jones, il fut dĂ©clarĂ© longtemps, persona non grata. Pensez : jamais FĂ©renczi nâabandonna lâhypothĂšse du facteur traumatique sexuel (entre lâadulte et lâenfant) dans lâĂ©tiopathogĂ©nie du symptĂŽme hystĂ©rique adulte mais aussi, de bien dâautres mise sous terreurs prĂ©coces [1]. SacrilĂšge pour lâorthodoxie qui depuis 1897 y avait renoncĂ© au profit du fantasme (le fameux abandon de la « neurotica »). Le conflit entre les orthodoxes et les adeptes de lâempathie nâa dâailleurs jamais cessĂ©.
En tous cas, une chose demeure : dans ce service oĂč dĂ©pression, enfermement, maltraitance et Ă©ventuellement suicide riment ensemble, il nâest surtout pas question ni de tact, ni dâempathie.
Jâai donc vite appris Ă manger seul aprĂšs mon premier entretien disciplinaire. La chef de pĂŽle me cria dans les esgourdes que « jâĂ©tais devenu lâhomme Ă abattre » (une sorte de Mackie-le-surineur) et que je mâĂ©tais mis Ă dos « tous les services » (jâen avais fait deux Ă lâĂ©poque, adultes et adolescents).
Il faut dire quâune tendance obscure me poussait Ă aggraver mon cas : je posais trop de questions sur le fonctionnement du pĂŽle. Sur les conduites coercitives notamment.
Jâai donc vite appris Ă manger seul aprĂšs mon premier entretien disciplinaire. La chef de pĂŽle me cria dans les esgourdes que « jâĂ©tais devenu lâhomme Ă abattre » (…)
Il faut dire quâune tendance obscure me poussait Ă aggraver mon cas : je posais trop de questions sur le fonctionnement du pĂŽle. Sur les conduites coercitives notamment.
Ainsi aprĂšs mâĂȘtre fait dĂ©molir verbalement durant une semaine de juin, jâappris par le psychiatre responsable de mon unitĂ© que jâĂ©tais virĂ© (Ă lâĂ©poque je marchais au CDD). Pas vraiment dâexplication. Un peu Ă©chaudĂ© jâai Ă©tĂ© mâadresser Ă une collĂšgue, LA collĂšgue, celle qui balance, intouchable. Nouvelle erreur de ma part. Nous prenions le mĂȘme train, direction Paris, choquĂ© et furieux du sort qui mâĂ©tait rĂ©servĂ©, je mâĂ©panchais en critiques sans voir que jâemboĂźtais avec elle, la ligne de mĂ©tro, au final, nous descendĂźmes Ă la mĂȘme station, me rendant compte (trop tard) que jâĂ©tais Ă lâexact opposĂ© de ma turne.
La discussion nâa rien donnĂ©, je veux dire : rien de bon, ni dâĂ©clairant pour moi, Ă chacune de mes questions : « Mais quâest-ce que jâai fait exactement pour me faire ainsi jeter ? » Je recevais la mĂȘme invariable rĂ©ponse : « Pose toi la question ! »
Puis jâai repris le mĂ©tro dans lâautre sens, perplexe, ne pigeant absolument rien.
Le lendemain, une surprise mâattendait : la « chef psychologue » (on lâappelait « coordinatrice ») alla trouver Ă peu prĂšs tout le service pour colporter que je lâavais suivie dans le mĂ©tro et que dĂ©sormais elle « avait peur ».
ConvoquĂ© une nouvelle fois par la chef de pĂŽle (coupante comme une guillotine), jâappris que ma prĂ©sence nâĂ©tait plus souhaitĂ©e dans le service psychiatrie, quâil fallait que je dĂ©carre, que jâĂ©tais un assassin en puissance. Je venais de gagner mes premiers galons de psychotique (ça va vite), une rĂ©putation qui ne vous lĂąche pas. Ăa tombait bien, jâarrivais Ă la fin de mon CDD. Nâayant personnellement quâune envie, câest de fuir ce mini-Shutter-Island, je dĂ©clinais la proposition paradoxale de la DRH : « Je vous propose un CDD de six mois, signez » (tout cela Ă©noncĂ© froidement). « Non merci, (rĂ©pondis-je) je prĂ©fĂšre que nous en restions lĂ , les indemnitĂ©s chĂŽmage me permettront de chercher du travail ailleurs. ». Câest lĂ que je compris la perversitĂ© du systĂšme : cet hĂŽpital de banlieue ne cotisait pas aux AssĂ©dics. Câest lâhosto qui Ă©tait censĂ© payer les indemnitĂ©s. La rĂ©ponse foudroyante de la DRH fondĂźt sur moi comme la foudre : « Ne rĂȘvez pas ! Jamais je ne vous paierai le chĂŽmage, soit vous signez le temps de trouver du travail ailleurs, soit vous dĂ©missionnez ! Mais nâespĂ©rez pas une seconde que je vous paye la moindre indemnitĂ© ! » OK bien reçu.
RĂ©troactivement, je comprends la phrase du CHSCT « Ici, leur spĂ©cialitĂ©, câest de pousser Ă la dĂ©mission. ».
Nâattendant pas dâhĂ©ritage, nâayant que la rue en perspective et nâayant pas le sentiment dâavoir commis une faute grave sauf celle « de ne pas savoir faire allĂ©geance » (dixit ma chef de pole ). Je tombais brusquement malade. Cinq mois. Ă mon retour, mes collĂšgues crurent voir un spectre ! Le fou revenait.
On me dĂ©plaça de service en service, de bureau en bureau, histoire de me faire craquer, fabriquer du stress, de lâinstabilitĂ© Ă©motionnelle, un must du management dans lâhĂŽpital devenu entreprise.
Je craquais (comme tant dâautres craquĂšrent).
NĂ©anmoins, durant ce temps je continuais dâobserver la façon dont les patients Ă©taient traitĂ©s en secteur fermĂ© : isolement, attachement, sĂ©dation violente, diagnostics de psychose ou de « troubles de la personnalitĂ© » posĂ©s en huit secondes par le psychiatre. Essais sur chaque patients des neuroleptiques Ă la mode prescrits par les gentils laboratoires. ZĂ©ro Ă©coute, zĂ©ro empathie. Un service de psychiatrie et dâaccueil ? Non, une geĂŽle et un laboratoire dâexpĂ©rimentation.
Un jour une patiente, la trentaine, mince, intelligente, agitĂ©e, hypomane [2], arriva dans le service (quelle annĂ©e Ă©tait-ce ? peut-ĂȘtre 2012, 2013, je ne sais plus). Bien des mĂ©thodes suffisamment douces et comprĂ©hensives purent lui ĂȘtre administrĂ©es. Mais non ! On lui fila (de force) un neuroleptique corsĂ© : elle prit trente kilos en quelques mois ! Le personnel sembla Ă©tonnĂ© que la patiente, attaquĂ©e dans lâimage de soi, puisse ĂȘtre furieuse de se dĂ©couvrir ainsi traitĂ©e. Sa colĂšre ? Celle-ci constituait bien la preuve (pour eux) que ça allait mal « dans le psychisme » de la patiente et que le traitement Ă©tait indiquĂ©. CQFD. La remise en question dâun traitement ne se discute quâentre mĂ©decins. Moi, en tant que simple soignant, je fis une autre gaffe : jâinterrogeais lâun des psychiatres sur la validitĂ© du traitement et lâĂ©volution de plus en plus funeste de lâhumeur de la patiente. Nouvelle sanction. Menace, morale, la routine.
Un matin, nous apprĂźmes le suicide dâun patient schizophrĂšne qui, ayant fuguĂ©, sâĂ©tait jetĂ© du haut dâun pont. Ordre fut donnĂ© par la cadre supĂ©rieure (elle-mĂȘme aux ordres du nouveau chef de pĂŽle) : « Nous demandons Ă toute lâĂ©quipe de ne pas savoir comment est mort le patient. »
La classe. Pour une injonction, câĂ©tait une injonction !
Justement le genre dâinjonctions qui ne demandent quâĂ ĂȘtre transgressĂ©es, et Ă Ă©veiller la curiositĂ© la plus morbide. Plus perverse injonction, tu meurs. Et derriĂšre tout cela : aucune Ă©laboration, aucune reprise, Rien. On appelle cela le soin en psychiatrie ou la chaĂźne du silence (Ă qui le prochain ?).
Puis arriva ce matin de printemps (il me semble que câĂ©tait le printemps). Un hĂŽpital parisien nous avait envoyĂ© une patiente qui Ă©tait de notre secteur. Une femme, mĂšre de deux enfants, polytraumatisĂ©e dans lâenfance, ultra-maltraitĂ©e dans son travail, sans parler des conditions de « vie » conjugales.
Cette patiente, dans un Ă©tat dâĂ©puisement et de souffrance dramatique, venait de faire trois tentatives de suicide. Dans le service, aprĂšs le passage peu empathique de son mari (elle nâĂ©tait lĂ que depuis quelques jours), elle fit deux autres tentatives de suicide. RĂ©action du service : cette femme qui nâĂ©tait en rien psychotique, ni agressive, fut placĂ©e en chambre dâisolement et attachĂ©e. Il se trouve que câest une patiente que jâai par la suite reçue et suivie en thĂ©rapie durant quelques annĂ©es. Elle eut tout le temps de mâindiquer les diverses formes moralement sadiques avec lesquelles, dĂšs son arrivĂ©e dans le service, un mĂ©decin « sâautorisa » Ă lui parler sur le ton docte des inquisiteurs. Puis ce fut le tour dâune autre psychiatre, de prendre le relai par la culpabilisation : « Vous nâavez pas honte ? Vous essayez de vous suicider, mais avez-vous pensĂ© Ă vos enfants ? »
Quel tact décidément.
Et justement, nous Ă©tions lundi, le jour de la rĂ©union de synthĂšse oĂč se dĂ©cide lâavenir des patients. On fit part au grand patron (nouveau chef de pĂŽle) qui, immĂ©diatement dĂ©crĂ©ta : « Faites sortir cette patiente du service ! Sans tarder ! Ses tentatives de suicide sont dâune intolĂ©rable agressivitĂ© contre nous, les soignants. ». Silence mĂ©dusĂ© et complice de lâĂ©quipe. Je pris la parole, scandalisĂ© : « Vous voulez mettre dehors cette patiente Ă peine arrivĂ©e, suicidaire, dans un tel Ă©tat dâĂ©puisement ? Et si dehors elle se tue ? »
RĂ©ponse Ă©difiante du Boss avec un petit sourire pervers : « Mais enfin, tu sais, LA VIE, CâEST DUR ! ». La patiente ne dut sa survie que grĂące Ă lâintervention dâune psychiatre que jâappelais en urgence, qui la reçut Ă sa sortie, lâĂ©couta, constata effrayĂ©e, lâĂ©tat dramatique de cette femme et parvint Ă la mettre Ă lâabri dans une autre institution, plus accueillante, qui durant six mois, tenta de la remettre sur pied.
Quant Ă la rĂ©ponse cynique du mĂ©decin accompagnĂ© dâun sourire (« mais tu sais, la vie câest dur »), je continue, encore aujourdâhui (en 2020) Ă me demander ce qui me retint de lui soumettre cette autre question : « Et si lâon tâarrache un bras, pourrais-je aussi te dire que la vie câest dur ? »
Lâignoble silence complice de lâĂ©quipe regardant ses pompes, est incontestablement un Ă©lĂ©ment qui renforce le pouvoir du pervers, du tyran, quel que fut le grade minable de sa puissance
Sâagit-il ici dâune « expĂ©rience clinique » ? Comme on a coutume de dire. De mon point de vue, je parlerai davantage dâĂ©preuve traumatique pour la patiente.
Quant Ă la rĂ©ponse cynique du mĂ©decin accompagnĂ© dâun sourire (« mais tu sais, la vie câest dur »), je continue, encore aujourdâhui (en 2020) Ă me demander ce qui me retint de lui soumettre cette autre question : « Et si lâon tâarrache un bras, pourrais-je aussi te dire que la vie câest dur ? »
Ce texte est effectivement une mise en accusation des méthodes de soins, de management, le plus souvent ridicules et auréolées de feinte bienveillance, pourvu que les accréditations donnent leur aval annuellement (le pognon, toujours).
Bienvenue dans la toute-puissance de la psychiatrie-managĂ©riale. On ne peut rĂȘver pire (je dĂ©bloque, il y a toujours pire).
Je mâen suis fait une idĂ©e du soin, Ă lâaune de ceux qui en pĂątissent.
Le plus dur dans ma situation fĂ»t de rĂ©frĂ©ner ma colĂšre, ma rĂ©volte, mon dĂ©goĂ»t de lâinstitution oĂč jâai constatĂ© les diverses façons dont une Ă©quipe de « matons » aux ordres dâun psychiatre sây prend pour massacrer lâidentitĂ©, ou ce quâil en reste (du moins aprĂšs le passage aux urgences) des patients atteints de « pathologies psychiques ». Ăpre syntaxe.
PremiĂšre Ă©preuve : aprĂšs lâĂ©tape humiliante du dĂ©shabillage, lâĂ©preuve de la sĂ©dation ! Gare aux piqures. Certains traitements vous rĂ©duisent en loque dâhĂŽpital plus vite quâil nâen faut pour le dire. ShootĂ©, bavant, titubant, incapable de regrouper ses pensĂ©es, arrive lâĂ©preuve de lâentretien avec le psychiatre (souvent accompagnĂ© dâun mĂąle infirmier, courageux les mecs). Avalanches de questions intrusives souvent plus fermĂ©es quâouvertes adressĂ©es Ă quelquâun mis en situation dâinterrogatoire, donc forcĂ©ment stressĂ©, une vraie garde Ă vue. Bien entendu la sĂ©miologie multi-axiale du DSM [3] saura vous ranger prestement dans une catĂ©gorie psychiatrique, un code (le RIMP) rentrĂ© ensuite dans lâordinateur par un psychologue normopathe. DĂ©sormais cette « marque caractĂ©ristique » vous suivra Ă la trace dans votre carriĂšre dâĂȘtre humain, et Ă la prochaine bĂ©vue, au prochain trouble sur lâordre public : retour Ă la cage dĂ©part. Câest que la sĂ©miologie psychiatrique est un systĂšme de conventions qui prĂ©tend statuer sur le « rĂ©el » du patient tout en ne cessant dâĂ©largir son spectre (tous malades potentiels, câest lâimplantation perverse dont parlait Foucault dans la « VolontĂ© de savoir » qui se rĂ©alise : tout devient objet dâune surveillance possible).
Comme les modes vestimentaires, les manuels de classifications changent au rythme des « saisons des nouvelles molĂ©cules », molĂ©cules de neuroleptiques en mesure de fournir Ă la vente un nouveau traitement contre la maladie « Ă la mode » (en ce moment, la Bi-polaritĂ© a la cote). Câest un sacrĂ© spectacle de voir chaque annĂ©e se pointer en rĂ©union, le commercial mandatĂ© par tel laboratoire, vous faire lâarticle de la pilule miracle.
Le commercial ne vient dâailleurs jamais sans ses petites offrandes : croissants, pains au chocolat, jus de fruit, parfois cadeaux personnalisĂ©s (jadis, les choses se voyaient trop : les labos payaient carrĂ©ment aux toubibs des voyages organisĂ©s au BrĂ©sil ou Ă Cancun, par exemple ! Cool). En Ă©change, les psychiatres sont implicitement tenus de prescrire le mĂ©doc susdit aux patients-cobayes. Non, vous ne rĂȘvez pas.
Effets secondaires des mĂ©dicaments, efficacitĂ© rĂ©elle ? Ce sont des questions quâon ne pose pas. Câest un peu la mauvaise conscience du Labo : prise de poids massives, pertes de cheveux, troubles hĂ©pato-toxiques, extinction de la libido, atteintes cognitives, dyskinĂ©sies « tardives » [4] etcâŠQuâimporte le flacon pourvu quâon produise un patient tassĂ©, dĂ©subjectivĂ©, docile, « stabilisĂ© » en un mot.
Taire ma rage, mon envie de gerber et ma honte, en ces circonstances, ne fut pas possible trĂšs longtemps. Assister durant onze annĂ©es chaque semaine Ă des arrivĂ©es de patients attachĂ©s comme une fĂȘte Ă la saucisse vous rend vite coupable de cautionner les pulsions sadiques (non examinĂ©es) des soignants eux-mĂȘmes.
Un jour de 2014 (me semble-t-il) une psychologue dĂ©voile en pleine rĂ©union (on nomme cela un « collĂšge ») un nouveau scandale : un psychiatre se tapait sa patiente depuis quelques temps, lâaveu venait de la patiente elle-mĂȘme sâadressant en miettes Ă la psychologue (il sâagissait dâune double prise en charge).
Dans la rĂ©union, nul ne fit cas de lâaffaire. Et dans la hiĂ©rarchie, on minimisa, pas dâenquĂȘte, seule une phrase circula faiblement dans les couloirs : « Il sâagit dâune simple rumeur ». Pas touche aux mĂ©decins. La psychologue fut poussĂ©e Ă la porte, forcĂ©e de dĂ©camper. « Les rumeurs, il faut sâen mĂ©fier » lui a gentiment rĂ©pondu le chef de pĂŽle. La psychologue quitta lâhĂŽpital, Ă©cĆurĂ©e (on lâavait poussĂ©e un peu). Quant au docteur sĂ©ducteur, il exerce encore ses talents Ă lâhosto avec lâabsolution de la chefferie. Qui dira encore que le corporatisme nâexiste pas ? Qui oserait dans un tel contexte, interroger les conditions de possibilitĂ©s de violences redoublĂ©es ?
Comme tous rituels Ă©quivoques, chargĂ©s de sauvagerie invisible, il faut bien une lĂ©gitimation sinon thĂ©orique, du moins mĂ©dico-administrative. Câest aussi Ă cela que servent les pathĂ©tiques rĂ©unions de synthĂšse (nommĂ©es parfois « temps institutionnel »). Ces temps autrefois, un temps pas si Ă©loignĂ© (remonter pour cela Ă Tosquelles, Chaigneau et quelques autres) Ă©taient censĂ©s permettre tout Ă la fois lâĂ©laboration des contre-attitudes des soignants et lâexamen attentif de la subjectivitĂ© en souffrance du patient (ce qui nâempĂȘchait pas, notons-le, lâusage frĂ©quent des Ă©lectrochocs) mais lâintention y Ă©tait. Or, ce temps aux allures Ă©laboratives est dĂ©finitivement passĂ©, dĂ©finitivement. Place Ă la turbo-psychiatrie. Aller vite. Le discours eugĂ©niste et la vitesse nâont jamais autant turbinĂ© dans les couloirs des services de psychiatrie. Entrer aux urgences-sortir-puis entrer, sans fin possible.
Les rĂ©unions de synthĂšse dĂ©sormais ressemblent Ă de mauvaises piĂšces de théùtre oĂč psychiatres, psychologues, techniciens de la santĂ© mentale, jargonnent, sâĂ©coutent causer, plus condescendants et ridicules quâun bigot en soutane, la fĂ©rocitĂ© en plus.
Câest ce spectacle qui mâa rendu probablement plus dingue que le systĂšme lui-mĂȘme. Jâai quand mĂȘme mis onze ans avant de trisser, onze ans oĂč jâai vainement tentĂ© dâinsuffler ma colĂšre (et lâinsurrection) dans les Ă©quipes. Catastrophe ! Quâavais-je fait ? Et pourtant, que de massacresâŠ
Certains soignants sensibles et harcelĂ©s se sont suicidĂ©s. Victime de harcĂšlement. La rĂšgle du « jeu » câest : Tu consens au systĂšme ou tu crĂšves, tu dĂ©missionnes, tu tombes malade (lâensemble est rĂ©alisable, compossible). Combien de suicides eurent lieu dans cet hĂŽpital ? Deux, trois, quatre ? Je ne sais plus.
Moi, je fus embauchĂ© Ă mi-temps au service adolescence, puis au sur un autre mi-temps, sur le service adulte. Deux services en guerre, je lâignorais en nigaud bon teint.
Dans le service adulte jâavais « la place du mort », je remplaçais une psychologue qui sâĂ©tait pendue chez elle quelques annĂ©es plus tĂŽt, mais chut ! Personne ne devait en parler. Câest une collĂšgue en larmes qui me confia fin 2009, que la dĂ©funte elle aussi, Ă©tait harcelĂ©e. Jâeus droit Ă une autre version, nettement plus vulgaire, Ă©noncĂ©e par un psychologue encore en poste et ovationnĂ© : « Cette femme sâest suicidĂ©e parce que sa copine lâavait quittĂ©e et quâelle sâĂ©tait remise Ă boire. » Whaou ! Quel argument.
Il est un fait que lâĂ©tayage institutionnel nâa pas jouĂ© son rĂŽle « dâossature » protectrice. Si jâinsiste sur cette femme qui sâest donnĂ©e la mort, câest aussi en raison des horreurs qui mâont par la suite Ă©tĂ© dĂ©versĂ©es dans les oreilles comme des justifications (mauvaise conscience groupale ? Tardive). Ainsi en 2013, un psychiatre me lĂącha cette phrase Ă©difiante : « Câest elle qui persĂ©cutait le service, pas le contraire ». Curieux, dâautres collĂšgues (des infirmiers) mâaffirmaient quâelle Ă©tait apprĂ©ciĂ©e de ses patients. En 2015, la plus atroce confession eut lieu : quatre ou cinq collĂšgues me dirent avoir assistĂ© Ă lâarrivĂ©e en salle de transmission de lâancienne chef de pĂŽle clamant : « Jâai une bonne ou une mauvaise nouvelle, câest selon : votre collĂšgue sâest suicidĂ©e ! » Silence de mort cĂŽtĂ© soignants, silence Ă©videmment. RĂ©volte, indignation, les petits-fils de Vichy ne connaissent pas.
Jâen viens un instant au dernier suicide, en 2017, lorsque par hasard, jâai croisĂ© une collĂšgue psychologue pressĂ©e de prendre son train, je lui tombe dessus horrifiĂ© : « Tu as entendu ?! Ce jeune psychologue sâest suicidĂ© ! On est oĂč lĂ ? Vous ne rĂ©agissez pas ? » La force dâinertie est dĂ©cidĂ©ment redoutable, je lâavais oubliĂ©. Sa seule rĂ©ponse dĂ©fensive fut : « Tu ne connais pas lâhistoire, câest lui qui persĂ©cutait ses collĂšgues ». La frileuse collĂšgue a ensuite tournĂ© les talons. Je repense Ă son argument jupitĂ©rien : « Il persĂ©cutait ses collĂšgues ? » Le gars sâest tuĂ© victime de harcĂšlement et câest lui le persĂ©cuteur ? Câest lui le croque-mitaine ? Le PDG de France TĂ©lĂ©com aurait-il pu profĂ©rer semblable horreur en 2008/2009 ? Possible.
Ătrange assertion de ma collĂšgue quand mĂȘme, surtout dans ce systĂšme hospitalier oĂč la mĂšre de la victime accusa publiquement de harcĂšlement le service oĂč travaillait son fils. La puissance du dĂ©ni groupal est indestructible.
AprĂšs cela que faire, sinon hurler.
Le monde de la psychiatrie aujourdâhui ressemble Ă la taule, en plus laid, la psychiatrie ressemble Ă toutes les entreprises sous la coupe du management, mĂȘme fonctionnement pyramidal immonde.
LâintimitĂ© individuelle du sujet nâexiste pas, En psychiatrie, lâhumiliation est quotidienne, les chambres dâisolement existent toujours, laides et crades, et on attache toujours les patients dit « agitĂ©s ».
Je pourrais arrĂȘter mon propos Ă cet instant, puisque lâessentiel du sadisme institutionnel est rĂ©sumĂ©. Mais ce serait trop simple, trop court, trop facile, je vais dĂ©velopper encore un peu, juste un peu, avec froideur. Il en va de la condition des patients oubliĂ©s et de tout lâemballage discursif qui sâĂ©chine Ă justifier la maltraitance de façon cynique.
Et puis il nây a pas de raison que les « phalangistes du systĂšme » sâen tirent sans se reconnaĂźtre un peu.
Je reviens aux rĂ©unions de synthĂšse, ces mini-assemblĂ©es nationales, ces lieux oĂč tout a lâair de se dĂ©cider pour le patient : on augmente les doses de Loxapac, on essaye le XĂ©plion, on force sur le XĂ©roquel, on charge sur le Tercian ? On attache, on fout le mec dehors mĂȘme sâil risque de se foutre en lâair ou bien on le retient encore un mois ? Histoire quâil comprenne quâil est puni ! (insulter, fuguer, sont deux sacrilĂšges passibles de sanctions).
Bref, dans ces rĂ©unions oĂč ça nâĂ©labore pas beaucoup, (en fait ça nâĂ©labore pas du tout ) la parole suprĂȘme reste celle du chef de service, petit Jules CĂ©sar, en plein exercice de jouissance. Pensez, câest lui qui dĂ©cide du sort des patients (sortiront ? sortiront pas ?) Mais ce qui nâest jamais questionnĂ© en profondeur, câest sur quel critĂšre la libertĂ© ou le relĂąchement des contraintes se dĂ©cide ! Lâagitation ? Le dĂ©lire ? Facile. Regardons nos rĂ©actions en mars dernier. Tous devenus Ă moitiĂ© dingues de se voir confinĂ©s. Ainsi avons-nous une lĂ©gĂšre idĂ©e de ce syntagme : « survivre enfermĂ©s ».
Et lĂ , attention ! Quâun infirmier ou quâun psychologue tordu et imprudent se mĂȘle dâintĂ©rroger la validitĂ© de la dĂ©cision du chef. Câest lâinjure ou la porte. Jâen sais quelque chose. Câest pourquoi, gĂ©nĂ©ralement, personne ne moufte. On appelle cela la « violence symbolique » : certaines paroles valent plus que dâautres.
Dans le cas contraire, si un dingue comme mĂ©zigue sâavisait de contester la dĂ©cision du Souverain (jugĂ©e autoritaire pour le patient) sa rĂ©putation est faite. Câest cela le « miracle » de la nosographie psychiatrique [5] : comme dans un commissariat ou aux assises, tout ce que vous pouvez dire ou exprimer Ă©motionnellement est susceptible de se retourner contre vous.
Une crise de larmes tĂ©moignera dâune fragilitĂ© personnelle peu compatible avec le mĂ©tier, une colĂšre fera (rapidement) de vous un paranoĂŻaque revendicateur, une thĂ©orie trop fortement dĂ©veloppĂ©e prendra lâallure de « lâidĂ©alisme passionnel », la dĂ©pression due au harcĂšlement vous aura vite parĂ© des atours de la « sensitivitĂ© » (dĂ©pressivitĂ©, sentiment de persĂ©cution, dĂ©lire de relation, bref, inadaptation au poste). La seule entitĂ© non dĂ©signĂ©e clairement mais chuchotĂ©e en « secret » reste celle du pervers narcissique, on se demande pourquoi elle se loge le plus souvent dans les capillaires sanguins du grand chef, intouchable, tout-puissant, tantĂŽt chef de pĂŽle, tantĂŽt DRH, tantĂŽt directeur gĂ©nĂ©ral, parfois tout Ă la fois. Câest lĂ une mauvaise ComĂ©die, et vous rirez jaune.
Donc, dans ces cĂ©nacles de nĂ©ant hebdomadaire, les techniciens du savoir pratique sâĂ©coutaient causer de tout sans jamais parler rĂ©ellement de la souffrance des patients. Les discours soporifiques gravitaient autour des derniers traitements neuroleptiques Ă la mode prescrits par les laboratoires, un tableau avec des + et des – !
On y plaisantait aussi sur tel patient qui avait dit une connerie sans sâen rendre compte, on se foutait de sa gueule. Qui allait sâen indigner ? Le patient est pour le psychiatre ou le psychologue docile, une demi-bĂȘte, une loque, tout juste le patient existe-t-il. Fou un jour, fou toujours. Le patient a-t-il une pensĂ©e ? Certes non, elle puisquâelle marche de travers ! Ainsi raisonnent les porcs qui ont le pouvoir de leur cĂŽtĂ© (comme lâĂ©crit Ulrike Meinhof).
Les « spĂ©cialistes de la maladie mentale » (ceux que jâai pu Ă©couter sans vomir trop prestement) ne savent avec dextĂ©ritĂ© faire quâune seule chose : se resservir du cafĂ©, sans omettre de bouffer les croissants tapissant la table, ceci pour supporter (je suppose) lâhorreur indignĂ©e de ce paysage lugubre dont eux-mĂȘmes, soignants-psychiatres font partie (ils semblent avec les annĂ©es lâavoir oubliĂ©).
Dans cette cour du Roi, ça causait de la tarification Ă lâacte, cette menace qui sâapprochait depuis quelques annĂ©es de la psychiatrie et « contraignait » les hĂŽpitaux Ă faire du bĂ©nĂ©fice en multipliant les actes mĂ©dicaux. Le turn-over. Exit lâempathie, le soin authentique. Lâobjectif ? Voir le plus vite possible un maximum de patients, toujours plus, quantophrĂ©nie [6] ! Prescription dâordonnance Ă tout va, paternalisme et basta ! Ăcouter le patient ce que Foucault appelait justement « ce que filtre le cri du patient », ce quâil tente de dire ? Hors de question. Il faut aller vite, vitesse futuriste oblige, tournant gestionnaire impose.
Je nâai compris que tardivement la complicitĂ© opĂ©ratoire du personnel, tous maugrĂ©ant, mais jamais insurgĂ©s, fut-ce un minimum. Câest vraisemblablement ainsi que se construit une sociĂ©tĂ© immonde.
Le but de nos « chefs » se rĂ©sumait Ă cette injonction : faire des actes mĂ©dicaux, poser des actes. Quelle farce obscĂšne. Il faut dire que les annĂ©es 2000 furent celles dâun retour dĂ©vastateur du management. Je crains de nâexagĂ©rer quâĂ peine. Les managers avaient mĂȘme trouvĂ© une formule dĂ©licate pour crĂ©er le forcing dans les Ă©quipes : « la dĂ©marche qualitĂ© ».
La Novlangue est indestructible, hĂ©las. Klemperer et Orwell ne sây sont pas trompĂ©s. Tout commence, se casse la gueule, avec la sĂ©mantique et ses torsions.
Quâadvint-il de moi, au fait ? Que dalle. Des changements de bureaux, journaliers, destinĂ©s Ă dĂ©stabiliser le cadre de travail (de pensĂ©e, surtout) jâen ai goĂ»tĂ©. On a essayĂ© comme avec dâautres, de me coller des fautes graves sans rĂ©el succĂšs (je nâai tuĂ© personne), un jour le chef de pĂŽle est mĂȘme venu exiger une lettre de dĂ©lation auprĂšs de mes collĂšgues, des trucs bien dĂ©gueulasses, calomnies dĂ©lirantes pour me foutre Ă la lourde. Ăa nâa pas marchĂ©.
Puis vint le premier confinement, je suis tombĂ© malade. Occasion rĂȘvĂ©e pour me jeter de mon bureau, je nâai mĂȘme pas pu dire au-revoir aux patients ! Lâhorreur.
Jâai craquĂ©, comme plein dâautres, jâai disjonctĂ©, câest comme ça que lâon pousse quelquâun Ă la dĂ©mission. SuccĂšs total.
Me revoilĂ en hiver, vĂȘtu de noir, sans indemnitĂ©s, vagabond auprĂšs des Ăąmes brisĂ©es quâil mâarrive de croiser de temps Ă autres sur les trottoirs ou tapant la piĂšce dans le mĂ©tro. Conclusion ? Qui sont les fissurĂ©s ? Qui sont les destructeurs de la santĂ© mentale ?
Jâaccuse les agents du systĂšme, ces pitres de managers et leurs complices psychiatres nouvelle gĂ©nĂ©ration, bien sĂ»r. Jâen mets ma main au feu. Chiche !
Les noces de la psychiatrie et du nĂ©o-libĂ©ralisme eurent lieu il y a un bail, reste Ă attendre les effets de ce collage sur la vie elle-mĂȘme, bio-pouvoir, coercition, appellons cela comme on veut. Rien ne mâĂ©tonne dans le discours macronien, lorsquâaprĂšs avoir pulvĂ©risĂ© le monde du travail, il se mĂšle de morale sanitaire et Ă©nonce : « Soyons plus contraignants ».
En attentant, restons aux aguets, restons insurrectionnalistes ! Gavroche est dans nos cĆurs, il ne lache pas sa rage.
Restons soudĂ©s dans le cortĂšge de tĂȘte : le soin psychiatrique nâest pas simplement une imposture scientifique, il est Ă©galement lâautre nom de lâabjection.
Ya basta !
SignĂ© : Creepy Crawly, vive lâanarchie.
Source: Paris-luttes.info