Je voudrais aborder un vaste sujet : lâalcool et sa consommation. Câest un sujet qui est rarement posĂ© sur le papier, et dont on parle pourtant de maniĂšre quasi permanente. Je ne mâinscris pas dans une dĂ©marche de santĂ© publique ; jâaimerais tout simplement mâattarder sur les consĂ©quences comportementales et les relations interpersonnelles induites par lâalcool, et donc par voie de cause Ă effet sur lâamenuisement et lâanĂ©antissement de la force militante qui en rĂ©sulte.
Dans de nombreuses cultures, lâalcool a souvent Ă©tĂ© lâun des meilleurs moyens pour sâĂ©vader. Certains ont alors dĂ©couvert quâil Ă©tait aussi lâun des meilleurs moyens pour aliĂ©ner le peuple, lâopium Ă©tant Ă cĂŽtĂ© de lui un piĂštre concurrent⊠La rĂ©flexion me semble donc importante mĂȘme sâil peut paraĂźtre incongru dâĂ©crire sur ce sujet alors que tant dâoppressions, dâexclusions, dâexploitations, dâinĂ©galitĂ©s sĂ©vissent dans cette sociĂ©tĂ© capitaliste.
Alcool et dépendance
Lâalcool, câest quoi ? Câest un psychoactif, câest-Ă -dire que, mĂȘme en petites quantitĂ©s, il agit sur le systĂšme nerveux central. Il a un effet dominant : câest la drogue dĂ©sinhibitrice par excellence, mĂȘme si depuis on a inventĂ© encore pire ! Ă celĂ sâajoutent des actions euphorisantes, anxiolytiques, relaxantes. Il donne donc lâimpression de se sentir « mieux », de perdre le contrĂŽle de lâespace-temps, de rire, de pleurer, puisque les barriĂšres inhibitrices sâeffondrent. On a moins peur de rĂ©aliser ce qui dâhabitude nous terrifie. Ces effets sâaccompagnent dâune ribambelle de troubles neurologiques : perte de lâĂ©quilibre, analgĂ©sie, baisse des niveaux sensoriels, troubles cognitifs⊠sâajoutent au tableau euphorisant. Nous sommes bien, toutes et tous, au courant de ces effets et lâon se met Ă boire non pas par goĂ»t mais bien Ă la recherche de ces effets-lĂ . Câest la dĂ©finition mĂȘme de la dĂ©pendance, si opposĂ©e Ă la libertĂ© !
Lâalcoolisme colporte lui aussi, en son sein, lâoppression et lâenfermement. En effet, la personne alcoolique, dĂ©jĂ opprimĂ©e et enfermĂ©e par et dans sa dĂ©pendance, en arrive le plus souvent Ă opprimer et Ă enfermer les autres par et dans cette dĂ©pendance qui est pourtant la sienne. Câest pourquoi, si lâon sâinscrit vĂ©ritablement dans une dĂ©marche rĂ©volutionnaire il devient alors impĂ©ratif de se remettre en question.
Câest pour moi un long cheminement de rĂ©flexion aprĂšs des annĂ©es dâobservation, dâĂ©coute, dâaccompagnement solidaire auprĂšs dâindividus en souffrance alcoolique ou de militants alcoolisĂ©s. Les comportements engendrĂ©s dans le cadre de lâĂ©thylisme, notamment dans le milieu militant ou milieu dit « libertaire », me sont devenus dĂ©sormais difficilement supportables.
Dâailleurs, que ce soit en milieu militant ou bien dans des concerts ou autres fĂȘtes publiques ou privĂ©es, lâambiance Ă©thylique reste de toute façon toujours la mĂȘme. La violence tout dâabord, ou du moins lâagressivitĂ©. Qui nâa pas ressenti ces pulsions caractĂ©ristiques de lâirritabilitĂ© alcoolo-induite ? Ce sentiment de domination, une surpuissance liĂ©e Ă une estime de soi dĂ©cuplĂ©e, lâimpression dâavoir raison de toute façon, sensation renforcĂ©e par les tierces personnes Ă©ventuellement prĂ©sentes qui peuvent approuver nos choix, surtout si elles sont dans le mĂȘme Ă©tat dâimprĂ©gnation. Si lâagressivitĂ© verbale ne suffit pas, il reste la possibilitĂ© de passer aux actes ; tout se transforme rapidement en violence physique. Les bousculades, les insultes mĂȘlĂ©es aux coups, sont monnaie courante, surtout quand la raison invoquĂ©e est partagĂ©e par les « spectateurs ». On se sent alors fort, voire indestructible, dominateur ! Non que la violence verbale ou physique nâexiste pas dans les milieux non-alcoolisĂ©s ; seulement elle se manifeste de maniĂšre quasiment systĂ©matique si alcool il y a.
Pour ce qui est de la communication, chez certains, lâalcool induit des idĂ©es fixes, une cible bien prĂ©cise sur laquelle lâalcoolisĂ© va sâacharner. Le discours sera rĂ©pĂ©tĂ©, parfois incomprĂ©hensible. Peu dâidĂ©es nouvelles seront dĂ©veloppĂ©es alors que lâalcoolisĂ© se sent lui trĂšs « performant » dans son discours. La mĂȘme violence, la mĂȘme communication difficile, les mĂȘmes engueulades, les mĂȘmes moqueries, les mĂȘmes rĂ©flexions intolĂ©rantes, le mĂȘme machisme latent, les mĂȘmes comptes Ă rĂ©gler parce quâon est bourrĂ© et quâon se sent plus fortâŠ
Pour dâautres, câest dans les moments dâalcoolisation que se font les preuves dâamitiĂ©, dans la relĂšve des dĂ©fis ; câest Ă ces moments prĂ©cis quâil semble quâon peut aller plus loin encore dans la relation Ă lâautre ou dans les paris les plus fous.
Câest toujours la dĂ©sinhibition qui est recherchĂ©e, juste assez pour parler quand on nây arrive pas. Juste assez pour avoir moins peur des autres⊠ça facilite les Ă©changes et crĂ©e parfois des relations oĂč il nây en aurait pas eu⊠Qui parmi les timides, les mal dans leur peau, les coincĂ©s, les pseudo-dĂ©pressifs, les paumĂ©s, les phobiques sociaux ou tout ça Ă la fois, comme beaucoup dâentre nous, rĂ©sisterait Ă cette facilitĂ© ? Qui ne dĂ©sirerait pas tester cette drogue miracle qui guĂ©rit les angoisses et rĂ©duit la peur ?
Boire ou lutter, il faut choisir
Il est vrai que lâalcool permet en plus dâoublier ce monde pourri, nos souffrances, celles des autres, cette sociĂ©tĂ© capitaliste recroquevillĂ©e sur ses lois, ses rĂšgles, ses privilĂšges. Mais que voulons-nous ? Lâoublier ? Ou la changer !
Comme tout un chacun jâai besoin ponctuellement de mâĂ©loigner des tristes rĂ©alitĂ©s qui mâentourent, mais nây a-t-il pas dâautres moyens que de sâenfermer dans un espace trouble, fictif, Ă la recherche dâun confort individuel ? Le confort et la sĂ©curitĂ© de lâoubli, propose, sans crĂ©er, sans innover, sans lutter ; câest une façon de se conforter dans un systĂšme Ă©tabli.
Traditionnellement, lâalcool fait partie des normes imposĂ©es, et lâaccepter sâinscrit dans une continuitĂ© culturelle et sociĂ©tale.
La liberté des uns se conjugue avec celle des autres. Certes !
Mais comment peut-on objectivement et en toute cohĂ©rence se permettre de combattre dâun cĂŽtĂ© les rapports de domination et les conditions dâexploitation dans leur globalitĂ©, avec comme finalitĂ© lâĂ©galitĂ© et la solidaritĂ©, et dans un mĂȘme temps reproduire littĂ©ralement ces mĂȘmes mĂ©canismes de dominations sur les autres du fait dâalcool ? Lâinterdiction dâalcool est sans fondement et nâa de valeur que dans un systĂšme autoritariste comme on peut le constater dans certains milieux.
Il me semble plus audacieux de faire un cheminement personnel militant et collectif militant, de comprendre « pourquoi » on boit, de prendre conscience de ce que nos comportements engendrent, de tout ce quâil est impossible de rĂ©flĂ©chir, de construire et de lutter, Ă cause de cette alcoolisation. Câest donc peut ĂȘtre « avant » quâil faut agir en tant que militant ! RĂ©agir ensemble pour construire un autre espace dâĂ©mancipation.
La non ou le peu de consommation dâalcool, sans changer la « construction » des individus, amĂ©liore dĂ©jĂ grandement lâefficacitĂ© que ce soit pour la rĂ©flexion, lâĂ©laboration et lâorganisation de la lutte. Il est toujours dur de casser avec les habitudes culturelles mais nous devrions ĂȘtre capables de le faire, vu nos revendications anti-normatives. Si cela dĂ©range et irrite, ce nâest Ă©videmment pas par provocation gratuite : aborder ce sujet de maniĂšre formelle et Ă©crite, en parler, câest prendre conscience de cette rĂ©alitĂ© et faire partager sa rĂ©flexion. Câest aussi amener ce dĂ©bat dans nos sphĂšres militantes et libertaires. Les valeurs telles que « lâamour de la boisson », « les paradis de lâivresse » ne sont basĂ©es que sur le culte de lâalcool, entretenues ardemment par les politiciens et le lobby industriel des producteurs et fabricants. Le « boire pour oublier » trop souvent entendu, sonne encore une fois comme trop fataliste dans une pĂ©riode que nous voulons prĂ©rĂ©volutionnaire. Pour oublier que nous sommes exploitĂ©s ? Pour oublier que nous sommes dominĂ©s ? Que nous souffrons ? Je ne veux pas lâoublier, et de toute façon lâalcool nâa jamais rĂ©ussi Ă me faire oublier plus de huit heures. Libre Ă quiconque de consommer ce quâil veut. Je reste persuadĂ©e que le peu ou pas dâalcool reste une attitude politique dont je tente de mâapprocher, et pas dans un but de puretĂ© spirituelle ou corporelle ! Simplement parce que lâalcool sert et engraisse le capitalisme et que les comportements liĂ©s Ă lâalcoolisation, anĂ©antissent les forces militantes et sont tout sauf libertaires. Vive la lutte !
MARBLAY
Anarchosyndicalisme ! no 102, septembre-octobre 2007
Source: Demainlegrandsoir.org