Un quart dâheure avec Durruti sur le Iront dâAragon
Enfin ! Nous allons partir pour le front. Depuis deux jours nous sommes à Barcelone et nous voyons passer des troupes sans pouvoir nous joindre à elles. Mais cette fois, ça y est. Nous verrons Durruti et son état-major.
Donc nous partons Ă quatre heures du matin. Lâauto roule Ă travers les plateaux dĂ©solĂ©s de lâAragon oĂč seuls lâherbe et quelques maigres arbres arrivent Ă trouver leur nourriture. Un vent violent souffle, mais le ciel est pur, sans aucun nuage et, de notre auto, nous assistons Ă un magnifique lever de soleil. Nous traversons Ă fond de train FrĂ©ga, Bujaraloz, et nous nous dirigeons vers lâĂ©tat-major de Durruti.
Il est onze heures. Nous sommes arrivés. Nous avons mis exactement sept heures pour venir de Barcelone au quartier général.
Noue franchissons le seuil de la porte dâentrĂ©e. Une vive animation rĂšgne autour de nous. Câest quâen effet nous sommes ici dans un G.Q.G. qui commande 10.000 hommes (colonne composĂ©e exclusivement de membres appartenant Ă la C.N.T. et Ă la F.A.I.)
AprĂšs avoir attendu quelques instants, nous voici devant Durruti. Il se prĂȘte volontiers Ă notre interview, ayant appris notre identitĂ© dâenvoyĂ©s spĂ©ciaux de lâEspagne Antifasciste.
Durruti est un homme grand et fort, de visage brun, hĂąlĂ© par le vent qui souffle souvent sur les plateaux dâAragon et par le soleil qui brĂ»le indistinctement la terre et les hommes. La chevelure noire, rejetĂ©e en arriĂšre, dĂ©couvre un front large et volontaire. Des yeux rieurs animent une physionomie pleine dâĂ©nergie. Tout au long de notre entretien, Durruti sera sollicitĂ© de tous les cĂŽtĂ©s Ă la fois, sans perdre son calme au milieu dâun tohu-bohu indescriptible. Il tient tĂȘte Ă tous ses visiteurs, rĂ©pond Ă toutes les questions avec la mĂȘme exactitude et la mĂȘme prĂ©cision que sâil se trouvait seul en tĂȘte Ă tĂȘte avec chacun de ses divers interlocuteurs.
Nous ne voulons pas abuser des instants dâun camarade si occupĂ©, aussi allons-nous droit au but de notre visite :
â Est-il vrai que lâon va rĂ©tablir dans les milices les rĂšglements et la hiĂ©rarchie de lâancienne armĂ©e ?
â Non ! Ce nâest pas ainsi que la chose se prĂ©sente. On a mobilisĂ© quelques classes et on a instituĂ© le commandement unique. La discipline suffisante pour un combat de rue est naturellement insuffisante pour une longue et dure campagne, face Ă une armĂ©e Ă©quipĂ©e de façon moderne. Il a fallu y remĂ©dier.
â En quoi consiste ce renforcement de la discipline ?
â Nous avions jusquâĂ ces derniers temps un grand nombre dâunitĂ© diverses ayant chacune son son chef, ses effectifs â variant dâun jour Ă lâautre dans des proportions extraordinaires â son arsenal, son train des Ă©quipages, son ravitaillement, sa politique particuliĂšre vis-Ă -vis des habitants, et bien souvent aussi sa maniĂšre particuliĂšre de comprendre la guerre. Cela ne pouvait plus durer. On a apportĂ© quelques amĂ©liorations et il en faudra encore dâautres.
â Mais les grades, les saluts, les punitions, les rĂ©compenses ?…
â Nous nâen aurons pas besoin. Ici, nous sommes des anarchistes.
â Lâancien Code de Justice Militaire nâest-il pas remis en vigueur par un rĂ©cent dĂ©cret de Madrid ?
â Oui, et cette dĂ©cision du Gouvernement a produit un effet dĂ©plorable. Il y a lĂ un manque absolu de sens de la rĂ©alitĂ©. Pour beaucoup dâantifascistes de mentalitĂ© bourgeoise-libĂ©rale, la RĂ©volution du 19 juillet nâest pas un fait acquis, mais un Ă©pisode transitoire entre deux pĂ©riodes de “normalitĂ©” (ils appellent ainsi lâordre de choses qui existait au moment oĂč la pieuvre fasciste enveloppait de ses tentacules toute lâEspagne et sâapprĂȘtait Ă lâĂ©touffer !). Il existe un contraste absolu entre cet esprit-lĂ et celui des milices. Nous sommes trĂšs conciliants, mais nous savons que lâune de ces mentalitĂ©s doit disparaĂźtre devant lâautre.
â Ne penses-tu pas que si la guerre durait longtemps, le militarisme se stabiliserait et mettrait en danger la rĂ©volution ?
â Eh bien ! Câest justement pourquoi il nous faut gagner la guerre au plus tĂŽt !
Sur cette réplique, le camarade Durruti nous sourit, et nous prenons congé de lui par une vigoureuse poignée de main.
Source: Archivesautonomies.org